A contre courant

Patrick Chemla

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A contre-courant, le Centre Antonin Artaud de Reims[1]

 

Il me parait important et salutaire qu’un tel colloque ait lieu, même si je dois reconnaitre de mon côté une certaine appréhension, tellement la PI se trouve discréditée depuis longtemps par les analystes de tous bords. Et que l’argument du colloque m’a quelque peu troublé, en voulant en quelque sorte démontrer par avance, que ce seraient les fondements théoriques de la PI, leur « défaut fondamental » qui aurait empêché sa transmission et sa capacité à stopper l’invasion des discours et pratiques adaptatifs actuels. A ce compte-là on pourrait en dire autant de la psychanalyse, tous courants confondus, puisqu’elle se trouve mise au ban, regroupée dans l’opprobre avec la PI, par la HAS. Ce qui a commencé avec l’autisme se poursuit avec l’ensemble du champ psychopathologique, et nous sommes confrontés à une volonté éradicatrice de toutes les praxis prenant en compte le sujet de l’inconscient. La seule hypothèse qui vaille à mon avis ne réside pas dans un quelconque manque qu’il s’agirait de dénoncer: l’idée même d’une théorie sans manque me parait  quelque peu inquiétante !

Non la difficulté majeure réside dans l’absence de prise en compte de la dimension politique, à la différence de la génération issue de la résistance, ou tout au moins à ne pas entendre suffisamment tôt que le néolibéralisme,  sa volonté d’efficience, de « révolution permanente » accélérée pour maximiser les profits en temps réel, voire en humanité supplémentée, constitue  le capitalisme de notre époque. D’où l’importance actuelle de rassembler tous les tenants de l’inconscient freudien, au-delà des divergences inévitables.

 J’ai eu la chance de rencontrer Pierre Dardot lors d’un colloque à St Martin de Vignogoul, et de travailler depuis en lien avec lui pour essayer de penser cette intrusion au plus intime de notre imaginaire politique. D’où la lecture entreprise de Castoriadis sur ses conseils, pour ses hypothèses  fort subversives sur la place structurante pour le sujet, de l’imaginaire dans « les productions du social historique ». Hypothèses politiques hautement prédictives mais qui, reconnaissons-le, nous laissent cependant sur notre faim quant à leur usage dans la clinique.

Dardot et Laval dans un chapitre de Commun sur « les praxis instituantes » prennent cependant l’exemple de la PI, comme une des possibilités de produire du commun et une démocratie directe par le biais des clubs thérapeutiques et en référence à la transversalité avancée par Félix Guattari.

D’où l’insistance ancienne sur la subversion permanente de l’instituant par rapport à la chose instituée, qui induit une transformation permanente au rythme de la construction/déconstruction du Collectif.

Je rappelle, et là je me situe dans la transmission directe du séminaire de Oury, qui ne représente d’ailleurs qu’un courant de la nébuleuse PI,  que pour lui le Collectif n’est pas un groupe, ni une équipe, mais une « machine abstraite », et je souligne l’absence de référence dans son séminaire au texte de Freud sur Massen Psychologie. Il faut aussi garder à l’esprit que la fondation st Albanaise doit surtout à Bonnafé, Balvet et Tosquelles, à la référence commune au surréalisme et à l’esprit de résistance, à la thèse de Lacan et aux méthodes actives d’Hermann Simon. Et que la pratique qui s’invente alors s’appelle d’abord « social thérapie », ne se trouvant baptisée PI que par Daumezon et Koechlin en 1952, et rassemblant les orientations les plus diverses : certaines sociothérapiques, d’autres plus ou moins analytiques. Ce qui surnage pour nous, ce sont des noms et des lieux-dits, et l’illusion rétrospective d’un mouvement unifié.

Comme Olivier Apprill l’a écrit dans un article que nous devrions bientôt publier chez ERES (in le Collectif à Venir), le concept de Collectif met 20 ans à se construire avant de recevoir sa définition par Oury. Plus le Collectif est élaboré et soutient la fonction club, plus il refoule sans jamais la dissiper la place de l’imaginaire de prestance et  des rivalités, mais aussi le bruit de fond de la noise, effet indirect de la pulsion de mort. C’est bien sur un idéal, une utopie, un Collectif toujours à venir puisqu’il n’est jamais acquis, mais le fruit d’un travail incessant d’analyse institutionnelle. C’est un peu comme la gestaltung en constant remaniement et en recherche de son rythme.

Ceci étant dit je voudrais vous proposer un petit détour personnel : quand je me suis intéressé au travail de J.OURY dans les années 80 sous l’impact de la nécessité de ma praxis, plusieurs de mon groupe analytique-le Cercle Freudien-sont venus me prévenir que J.Oury n’était pas un analyste, bref qu’il valait mieux s’en méfier.

De plus je provenais de la mouvance politique post 68 de l’antipsychiatrie par le biais du collectif Garde-Fous, proche de la Ligue Communiste, et j’y avais déjà reçu une première leçon de méfiance. Pour ce collectif constitué d’analystes positionnés à l’extrême-gauche, dont certains-Pascale et Jacques Hassoun en particulier- ont compté parmi les fondateurs plus tard du Cercle Freudien, la PI ne constituait qu’une forme d’illusion, de masque, venant en lieu et place de la nécessaire destruction de l’Asile. « Matelassage psychiatrique, rembourrage psychanalytique »,  tel fut le titre marquant d’un des articles de cette revue belle mais datée, pleine de la révolte de cette époque. Nous avons numérisé cette revue pour mémoire sur le blog de la Criée, et elle se trouve aussi sur le site du Cercle Freudien. Garde-Fous aura ainsi procédé à la critique méthodique et virulente de toutes les modalités de l’aliénisme pour finir par pulvériser la clinique de la Borde dans son dernier numéro. Après il n’y avait plus rien à détruire et la revue s’arrêta, laissant en plan une génération misant sur la psychanalyse lacanienne de préférence, comme relève à la psychiatrie, autrement dit mettant de fait la psychanalyse  en place d’idéologie, tout en maintenant le projet marxiste sans qu’aucune articulation ne soit posée entre marxisme et psychanalyse. Puisque le freudo-marxisme était lui aussi rejeté comme une impasse ! Et toute une génération d’analystes lacaniens misa sur la psychanalyse pour remplacer une psychiatrie qui serait en quelque sorte liquidée… 

Bien plus tard, Jacques Hassoun, qui fut mon analyste, reconnut à son corps défendant, qu’il n’y avait pourtant pas d’autre possibilité que la PI, pour l’abord psychanalytique des psychoses.

Mais entre-temps je fus pendant plusieurs années écartelé : entre une volonté politique où la destruction de l’Asile se conjuguait avec l’imminence d’une irruption révolutionnaire, et un désir d’analyse surgi dès ma rencontre avec certains textes de Freud à l’adolescence. « Les trois essais sur la théorie de la sexualité » m’auront alors permis de me sentir moins seul, et de me dégager du communautarisme juif. Ce qui peut surprendre aujourd’hui à une époque de retour massif du religieux chez certains analystes. Il y eut aussi bien sur Sartre et Marx dès le moment 68, et la rencontre avec un mouvement trotskyste qui transmettait à cette époque l’alliage entre surréalisme, freudisme et révolution. Pas de nostalgie dans cette rétrospective rapide, mais la nécessité de me situer dans une trajectoire qui faisait également écran à ce que j’ai pu retrouver plus tard, dans et après l’analyse : « la zone traumatique algérienne », et une nécessité « d’habiter l’exil » autrement que sous une forme doloriste. J’ai pu l’évoquer dans le « colloque Jacques Hassoun », mais aussi dans des récits d’enfance parus sous la direction de Leila Sebbar.

L’exil/bannissement des juifs d’Algérie constitue une perte irrémédiable,  mais aussi la source vitale de tous mes engagements politiques et analytiques ultérieurs. Quand bien même je n’aurai pu l’énoncer que dans un lointain après-coup.

Il n’est pas anodin que ma rencontre avec l’HP de Chalons en Champagne, ville d’exil de ma famille, me fit l’effet d’une catastrophe : j’eus la vision de l’Algérie coloniale de mon enfance, avec les patients en position de colonisés. Et les soignants de toutes professions (confessions ?) en posture de colons méprisants, considérant les fous comme une sous-humanité. On me racontait pourtant le passage ancien d’un disciple de Tosquelles, créant une cafétéria, des réunions entre soignants, et une association de patronage assez répugnante gérant la sociothérapie. Je mis très longtemps avant d’y reconnaitre la dégénérescence d’un club thérapeutique. Mais peut-être était-il fondé ainsi dès le départ ? Des surveillants-chefs gérant pour leur bien les loisirs et les distractions des patients en les maintenant dans une suraliénation asilaire !

Autant dire que sur le terrain, la PI m’apparut comme une caricature de ce qu’il ne fallait pas faire, alors que l’idéologie me portait à l’époque vers l’Italie, me laissant croire à la « bonne promesse » de la fin des asiles. J’étais très gêné par le refus basaglien de la psychanalyse, mais comme je trouvais sur le terrain psychiatrique quelques analystes très compromis avec l’ordre asilaire, au plus loin de ma mise initiale dans la psychanalyse, je me construisis cette hypothèse provisoire d’une articulation entre une critique basaglienne de l’asile et une pratique à inventer inspirée par l’analyse.

Le premier enseignement provint de ma rencontre avec les personnes qui peuplaient les lieux, et le constat d’un décalage violent avec mes représentations : les patients n’avaient aucune envie spontanée de sortir d’un univers que je trouvais pourtant épouvantable, et les infirmiers de transformer leur pratique. Les médecins brillaient d’ailleurs par leur absence et me laissaient m’agiter, pratiquer des réunions quotidiennes d’autogouvernement de l’unité d’hospitalisation, où très vite je me retrouvai seul avec les fous : et j’y trouvais un apprentissage formidable! Les infirmiers prétextaient de plannings imposés par les chefs, mais ne supportaient en fait aucune remise en cause de leur routine qui les protégeait en fait de la rencontre avec la folie. Les autres internes étaient presque tous en analyse à cette époque, sur des divans lacaniens de préférence, mais très curieusement cette formation avait très peu de retentissement sur leur pratique, se traduisant en fait par un absentéisme sur le terrain de l’HP. Au fond ce qui était dominant pour tout le monde déjà, c’était l’évitement de la rencontre avec la folie, et de l’intrusion psychique que provoque toute rencontre transférentielle avec la psychose. Et la psychanalyse, à mon grand désarroi, pouvait aussi constituer une idéologie de camouflage  par le biais d’une sorte d’intellectualisation protectrice, de même que l’aliénation sociale pour les infirmiers.

Cette première période d’internat fut donc très décapante et enseignante, d’autant que j’allais me rendre compte sur place avec des groupes de soignants à deux reprises de la psychiatrie basaglienne, et d’un discours marxisant en lieu et place de théorisation d’une pratique certes chaleureuse et ludique, mais très adaptative. Ce qui ne freina pas mon ardeur à faire sortir les patients qui se trouvaient asilisés, mais me laissa dans le manque salutaire d’une théorie préétablie et rassurante. Les patients psychotiques, une fois sortis en appartements thérapeutiques ouverts dès 1980, me rappelèrent avec force leur folie après avoir perdu ce carcan qui les avait protégés, mais à quel prix ! J’ai raconté ailleurs comment un schizo particulièrement intelligent fut mon premier maitre en psychiatrie, me payant d’un chèque d’un million de dollars quand j’acceptais de laisser de côté mon idéologie anti-asilaire pour le ré-hospitaliser dans l’hôpital qu’il appelait son « paradis perdu ».

 Premier apprentissage du transfert psychotique, alors que par ailleurs une patiente hystérique me mettait en place d’être son analyste. Cette coïncidence temporelle témoignait sans doute d’un moment d’ouverture à l’inconscient et d’une possibilité de supporter le transfert, mais ce ne sont que des hypothèses d’après-coup qui me permettent tout de même de soutenir une place d’analyste. Toujours est-il que la construction institutionnelle put très lentement démarrer, malgré mes résistances à la PI, qui ne s’estompèrent qu’avec ma rencontre avec Roger Gentis, pontonnier entre Mai 68 et la PI. Il faisait à Orléans un travail formidable référé à l’art brut, et j’appris surtout de lui la possibilité d’une construction libertaire pleine d’humour, laissant à chacun, et en particulier aux patients la plus grande initiative. C’est lui qui nous fit inviter aux rencontres de St Alban en 1986 où je rencontrais toute la bande des fondateurs, toujours aussi ardents, se disputant sans cesse comme des vieux frères d’armes : Bonnafé, Tosquelles, Chaigneau, Oury et d’autres dans la même salle témoignant de leur révolte politique intacte, et d’une intuition clinique incroyable. Dès cette rencontre enthousiasmante, je me suis inscrit dans cette transmission, qui ne signifiait aucunement l’application d’un modèle théorique, mais au contraire la volonté de frayer mon propre chemin avec les résistances locales, les miennes et celles des collègues de mon équipe. J’insiste sur ce point : il ne s’est jamais agi d’appliquer une doxa, mais de reconnaitre entre autres que le club que je croyais avoir inventé en 1980 avait déjà été inventé en 43 par Tosquelles ! Et que nombre de questions institutionnelles et cliniques que nous nous posions s’étaient déjà posées, avaient suscité de multiples controverses. J’insiste : c’était le questionnement qui reste essentiel, et non les réponses!

C’est dans cet après-coup immédiat que la Criée à Reims fut fondée avec quelques amis en 1986, sur le bord du Centre A. Artaud fraichement inauguré, avec l’aide en particulier de JC Maleval qui assura une introduction à la lecture de Lacan, et joua un rôle précieux dans cette fondation. La Criée tient depuis une première soirée sur « l’efficacité thérapeutique en questions », séminaires et conférences, colloques tous les deux ans, et se positionne sans autre programme à l’entrecroisement du politique et du désir inconscient, au plus près des pratiques de la folie. Mobilisés contre la mise en place par un médecin-chef psychanalyste de la première évaluation des pratiques avec l’introduction du DSM, nous ne sommes pas arrivés à freiner cette expansion. Alors que nombre de collègues en espéraient une valorisation de leur service auprès des autorités sanitaires, ou pensaient que ce ne serait qu’un feu de paille ! Il s’agissait en fait de l’intrusion première du néolibéralisme dans les établissements, mais bien peu en avaient conscience. Et surtout c’est la soumission et la servitude volontaire qui marqueraient  l’époque d’une dépolitisation qui n’a fait que s’amplifier depuis.

C’est dans ce contexte, et toujours à contre-courant, que nous avons construit toutes les institutions inscrites dans le dispositif du Centre Artaud basé dans une maison au centre-ville: réseau d’Appartements Thérapeutiques dans la ville, réseau d’Appartements Protégés, centre d’accueil à temps partiel, Clubs thérapeutiques et GEM, équipe travaillant avec les patients en situation de précarité... Et ces dernières années, nous accueillons les nombreux exilés des guerres des Balkans, d’Afrique et actuellement du Proche Orient. Notre polarisation autour de l’accueil du transfert psychotique nous a incités à prendre en compte la dimension cruciale du trauma, et à le penser comme une sorte de carrefour potentiel aspirant comme un trou noir le sujet vers des points de catastrophe, de déréliction, voire de psychose, comme nous en avons l’exemple actuel avec un réfugié syrien rescapé des geôles de Bachar El Assad, et s’agrippant à nous de façon désespérée, affolée et affolante. Il nous est maintenant devenu évident que notre dispositif construit au fil du temps pour accueillir  la psychose pouvait trouver son efficace pour de nombreuses situations limites. La seule limite étant celle de notre capacité psychique à accueillir transférentiellement plusieurs centaines de personnes, en misant sur l’accueil informel, quelques activités plus structurées, plusieurs dizaines de thérapies analytiques, mais aussi les transferts latéraux entre patients, et surtout la « fonction club ». En effet le club des années 80 a fait des petits et nous avons choisi d’ouvrir un espace horizontal d’échange matériel dans chacun de nos lieux de soins : le plus difficile se situant dans le service intra-hospitalier où la plupart des jeunes infirmières n’ont pas choisi de venir et n’ont qu’un faible désir de supporter une telle modalité  de relations…

Au centre Artaud, c’est une conquête mais aussi notre limite, nous avons pu faire que l’équipe se coopte autour d’un projet de travail. Rien à voir avec le blason de la PI, mais beaucoup plus avec la mise désirante de chacun.

Ce qui nous fait buter répétitivement sur des questions cruciales : entre le volontarisme initial et forcément ingénu, et la dure réalité de la perlaboration du transfert psychotique, il y a un monde que certains franchissent au moins par moments ; et que d’autres fuient au bout d’un certain temps, pouvant plus ou moins expliciter leur saturation.  Récemment une stagiaire psychologue venue passer quelques jours au centre Artaud, où nous accueillons de très nombreux stagiaires, pouvait me tenir un propos qui confirmerait cette difficulté: elle trouvait ce lieu vraiment formidable, mais ce n’était pas pour elle, car elle avait compris en y venant qu’elle ne supportait pas une telle intrusion de l’autre dans son espace psychique, et elle préférait retourner à son métier où elle s’ennuyait ferme. Je pense qu’il faut prendre très au sérieux un tel propos qui témoigne de nos difficultés actuelles : quand bien même nous pouvons transmettre tout un savoir issu de l’expérience et de nos engagements singuliers, nous nous heurtons nécessairement à cette zone de résistance.  Combien aujourd’hui supportent, voire même apprécient l’intrusion de l’autre, l’hospitalité à l’intrus, pour en faire un métier, ou une façon de vivre le métier, de l’aimer ?

Nous pourrons toujours expliquer qu’en dehors de ce registre de la rencontre, le travail devient fade et ennuyeux, pousse au désinvestissement et à l’asséchement du désir, rate totalement la dimension du soin psychique. Tout cela nous l’expérimentons chaque jour, nous pouvons aussi constater heureusement  que certains minoritaires s’y risquent avec nous, voire s’y plaisent ; mais que d’autres bien plus nombreux s’en détournent !

Cette difficulté a toujours été présente, et Freud le premier a fait l’expérience du rejet par les médecins, et par les notables de son époque. C’était l’époque de la montée du nazisme qui, pour Agamben, et pour Oury aura laissé sa marque indélébile dans notre Culture. Pour d’autres, et j’ai évoqué Dardot et Laval, nous serions beaucoup plus aux prises avec une soft barbarie (qui n’empêche pas une barbarie plus violente surgissant par moments,  comme l’indique l’argument de ces journées. Et le discours néolibéral marqué par une « psychophobie » se trouve aux antipodes du discours analytique et promeut « une nouvelle antipsychiatrie d’Etat »(Dardot).

Pour ma part je reste persuadé que cette vague obscurantiste est l’effet d’un imaginaire politique destructeur, que seul un autre imaginaire politique pourrait combattre. Freud croyait à la Kulturarbeit effectuée par chaque psychanalyse ; je crois que les catastrophes qui ont émaillé le siècle précédent et qui ne cessent de se poursuivre témoignentde l’ échec de cet espoir comme l’a montré N. Zaltzmann dans L’esprit du mal.

Tout l’effort initial de Castoriadis aura été de montrer la vanité de la « promesse bolcheviste » comme la nommait Freud, et l’absurdité d’un sens de l’Histoire qu’il s’agirait d’accompagner ou d’accomplir comme l’espérait Marx.

Cela ne signifie en aucune manière que les actes que nous posons n’aient aucun effet, et je reste persuadé que les praxis instituantes quand elles surgissent laissent une trace, creusent un sillon. La difficulté comme à chaque époque serait celle du surgissement du désir, y compris quand on ne l’attend plus. Mai 68 comme l’écrivait récemment Leslie Kaplan dans Libé témoigna de cette irruption intempestive, « dans une France qui s’ennuyait » comme le titrait quelques mois auparavant le journal Le Monde.

 Je voudrais conclure sur une note marquée non par l’espoir, mais par l’attente abductive: les clubs thérapeutiques à Artaud ont tellement imprimé leur marque que la plupart des décisions se prennent dans l’AG mensuelle. Les patients se sont aussi auto-organisés pendant le temps laissé vacant des réunions institutionnelles de l’équipe (comme ils en témoignent dans le film « Nous les Intranquilles ». Une association de patients en est issue défendant leurs points de vue sur les soins, sur les institutions et sur la politique de la psychiatrie. Humapsy tient un blog, des conférences dans des instituts de formation, des festivals de cinéma, des facs de psycho et de médecine, intervient dans des lieux alternatifs. Cela dans une indépendance de facto avec le centre de jour ; même s’il est indéniable que des liens transférentiels auront permis ce « faire œuvre » et cette création d’un lieu séparé. Quand des étudiants en médecine de Reims sont venus en stage et qu’ils ont rencontré ces patients, ça les a tellement chamboulés que ça les a poussés à créer eux aussi une association critique de l’enseignement actuel de la médecine, promouvant à leur tour des débats publics (l’autobus 975). Ils sont récemment venus me demander de démarrer pour les étudiants en médecine un enseignement alternatif à la psychiatrie officielle. Et en quelques jours une dizaine d’étudiants se sont inscrits au groupe clinique du centre de jour, où trois soignants témoignaient de leur clinique du transfert. Il est notable que les stages et la prise dans le transfert en a poussé plus d’un vers l’analyse personnelle.

L’enjeu de l’auto-organisation des clubs thérapeutiques n’est pas un « outil thérapeutique » dans le vilain sens guerrier de « l’arsenal thérapeutique » du psychiatre. Il peut être aussi le ferment d’une parole et d’une praxis subversives qui déplacent fortement les statuts statufiés.

Après tout Tosquelles, quand il a inventé le premier club à St Alban, pensait aussi à la métaphore marxiste de la taupe, celle qui creuse sous les édifices les mieux assurés, pour ressurgir quand on ne l’attend plus.  Que serait donc aujourd’hui l’utopie à reconstruire, qui se passerait  de toute terre promise, de tout paradis sur terre où couleraient le lait et le miel, comme dans la promesse biblique ? Ce nouvel imaginaire tissé d’une contre-culture, construite en ce qui nous concerne sur notre praxis institutionnelle, s’appuie en premier lieu sur nos pratiques de démocratie directe dans les clubs. Et d’une certaine manière cette construction se fait au quotidien et à contre-courant dans la pratique de quelques équipes, dans la création de clubs et de GEM, dans la fondation du TRUC (Terrain pour le rassemblement et l’utilité des clubs). Tout cela sur fond d’une résistance de plus en plus violente à la mise en acte du désir inconscient. Il s’agit d’une marche en avant au rythme que se fixe chacun, chaque collectif pour affronter le temps et l’espace. En refusant l’accélération folle du néolibéralisme, ou la marche en cadence militaire ou religieuse de la masse organisée. Sans cette utopie, ce mirage nécessaire de l’illusion comme émergence du désir inconscient, nous ne pourrions imaginer une vie désirable, et soutenir cet autre imaginaire qui nous permet ici et maintenant de construire du Commun, d’en faire l’étoffe du quotidien de nos Collectifs.

Patrick Chemla

 

Intervention au colloque de l'AECF