Les enfants des guerres

Lecture de : Yolanda Gampel, Ces parents qui vivent à travers moi, Fayard, 2005, 232 p.,
par Sidonie Mehler

Ce qui ressort dans le livre de Yolanda Gampel Ces parents qui vivent à travers moi, en premier lieu : son positionnement en tant que psychanalyste. Elle ne craint pas de dépasser une réflexion psychanalytique qui ne tient pas compte des véritables « révolutions » survenues après la mort de Freud qui n’avait eu qu’un bref, très bref contact avec ce qui allait s’en suivre. Pourtant, c’est bien Freud qui a dit que « tout ce qui est interne a d’abord été externe ». Yolanda Gampel reprend ce concept à la lumière de ce que cet « externe » a été au 20ème siècle … et qui l’est encore.
L’originalité de ce livre est dans la façon de concevoir l’effet de l’innommable sur les générations qui n’ont pas directement vécu la Shoah. Cet effet est comparé aux « restes radioactifs ». Cette métaphore a servi à la psychanalyste pour mieux nous faire comprendre son expérience avec des patients survivants de la Shoah et des générations leur succédant. Elle utilise la description de Freud de l’« inquiétante étrangeté ». La traduction du terme allemand « unheimlich » est impossible en français. La racine du mot « Heim » signifie foyer (en anglais : home), « heimlich » ce qui est secret, non partagé. Le préfixe « un » annule aussi bien « Heim » que « heimlich ». Cela ne peut pas être compris, pensé, ressenti autrement que comme néant.

I. Les « absences » de Michal et le non-dit de son père.
Le désir de parvenir à rendre compréhensibles, perceptibles les conséquences d’une violence telle que la Shoah et de celles qui l’ont suivie apparaît pleinement justifiée, voire nécessaire. Peut-être que l’horreur ne peut que difficilement accéder à la représentation.
Le cas de Michal montre bien combien l’enfant si proche de l’inconscient peut « absorber » l’expérience de « néant » transmise par un parent qui l’a vécu. Dans la mesure où le « néant » n’a ni mot, ni représentation, l’enfant « l’agit » par ses absences, ses « oublis ». Mais elle sait ce « qu’elle ne veut pas être… une clôture électrique ».

II. Nous étions enfants pendant la Shoah.
Les enfants de la Shoah ont gardé en eux, profondément ancré, quelque chose de leur famille - un objet ou un espace d’illusion - qui les a aidé à survivre, des « objets thésaurisés ».
Un processus particulier observé par Yolanda Gampel, au cours de son travail de recherche, fait référence aux images parentales « gelées » lorsque les pères disparaissent brusquement et que les mères sont plongées dans une léthargie psychique, ou lorsque les deux parents ont disparu. Ce processus chez les enfants inscrit dans le psychisme comme des « trous psychiques », « arrière plan d’inquiétante étrangeté ».

III. Nous avons survécu à la Shoah.
Ici Yolanda Gampel reprend la notion de l’ « unheimlich » vécu par les enfants survivants de la Shoah qui existe avec un « arrière-plan de sécurité », qui se réaffirme lorsque leur existence redevient « normale » pour ainsi dire.
Les vignettes que Yolanda Gampel propose montrent aussi bien une rare finesse de compréhension et une rigueur de pensée psychanalytique remarquable. Elle montre à travers des cas cliniques les « trous psychiques » dans les liens intimes et familiaux. Elle permet de comprendre le dilemme produit par l’impossibilité de dire l’horreur de la Shoah et la nécessité d’en témoigner. Mettre des mots sur l’inimaginable serait leur « accorder un statut imaginable, compréhensible et limité ».
Dans un « la honte et la culpabilité » elle met en relief ces sentiments chez certains de ces enfants et la tâche dévolue à un psychanalyste ayant à travailler avec ces patients. Cette tâche ne peut être réalisée qu’en s’impliquant pleinement « … notre héritage à tous ».

IV. « Tu le raconteras à tes enfants » (Exode XIII,8).
Les réflexions sur les vicissitudes de la transmissions des traumatismes montrent la souffrance inhérente à la transmission transgénérationnelle. Celle-ci est inconsciente cas son contenu a été « effacé » et « écarté », le contenu traumatique est néanmoins conservé dans la psyché.
Un des préceptes fondamentaux du judaïsme est de préserver et transmettre la mémoire collective en observant le commandement « tu le raconteras à tes enfants ». Mais en ce qui concerne la mémoire individuelle, l’auteur souligne la nécessité de la médiation du symbole et nous le montre à travers le cas de Madame N. et sa fille cadette, d’un jeune patient qui vampirisé par le vécu de sa mère se situait « au-delà de la mort et en deçà de la vie ».
La notion de « récepteurs » ou « transmetteurs » passifs, permet une approche approfondie de ce que Yolanda Gampel entend par « transmission radioactive » ainsi que la métaphore de l’ « identification radioactive ». Celle-ci comporte des vestiges non représentables, des résidus d’influences « radioactives » enkystées chez l’individu sans que celui-ci en ait conscience, ce qui est le cas chez les victimes. Ces phénomènes, Yolanda Gampel les compare au caractère mythique de la pulsion (Freud), la « radioactivité » provenant de l’extérieur tandis que la pulsion provient de l’intérieur.

V. « Grand-père, grand-mère, je veux connaître votre histoire ».
La question posée ici est celle de la transmission à la troisième génération des horreurs vécus par les survivants de la Shoah. La réflexion sur la transmission des résidus radioactifs est illustré par le cas de la petite Hana âgée d’un an. La réflexion sur la « transmission radioactive » est aussi illustrée par les termes de «diabolon et symbolon » empruntés à Frances Tustin. En inhibant la capacité de la formation de symboles, le trauma pénètre dans la psyché sans médiation. L’intrusion indirecte de la violence sociale sous la forme de répétition ou de symptôme évoque « l’inquiétante étrangeté ». Le cas de la petite Anat montre comment cette petite fille intelligente et sensible « vit dans la constellation de ses parents et de sa grand-mère » originant en elle une « terreur sans nom ». A travers les symptômes de la troisième génération, les enfants amènent leurs parents et grands-parents à dire leur histoire.

VI. « Papa, tu m’entends ? »
A cause des évènements en Israël et des traumatismes qu’ils engendraient, se présenta le problème des réactions des enfants. Le recours au « squiggle game », jeu du gribouillage introduit pas Winnicott dans ses consultations avec des enfants est magistralement illustré et décrit par Yolanda Gampel au cours du traitement du petit J. de quatre ans. Cet enfant a pu entrer en contact avec ses affects, ses aspects qui ne pouvaient être dits tout en étant connus.
La manière dont la thérapeute peut avec une fine sensibilité permettre à l’enfant de retrouver une place d’enfant et à la mère une place de mère est étonnante.

VII. Le nom du héros.
Ici est soulignée l’importance du prénom que établit un enfant comme sujet. Ce choix dépend des règles liées à une culture déterminée. En Israël le sens du prénom des enfants est lié au désir de « pérennité du peuple juif ». Le prénom d’un enfant relève de la famille ainsi que de l’environnement culturel ce qui n’est pas sans créer des problèmes à un niveau individuel, ce qui est illustré par la description d’un travail analytique très intéressant.

VIII. « Grand-mère, grand-père, nous sommes avec vous, même si papa ne veut rien savoir ».
A travers le cas de la petite Lea, Yolanda Gampel montre que la psychanalyse est en mesure d’affronter des problèmes nouveaux de manière nouvelle sans la crainte de transgresser les « dogmes ». Ceci lui permet de mettre sa personne, son exceptionnelle perception et son érudition au service de ses patients. Elle réussit à montrer qu’en n’enfermant pas la psychanalyse dans un carcan, elle est un moyen précieux pour affronter des traumatismes qui paraissaient insaisissables.

IX. Les blessures de la Shoah et les soubresauts de l’histoire.
L’importance de l’intervention immédiate dans des situations de catastrophe - guerres, viols, tortures - est généralement admise. Mais ici l’accent n’est pas seulement mis sur la célérité, mais aussi et surtout sur le besoin de tenir compte des contextes socio-culturels et des différentes façons d’exprimer l’insupportable souffrance. Ceci n’est possible qu’à travers une capacité d’empathie et une profonde largesse d’esprit.
La description de l’horrible souffrance des femmes et des enfants victimes de la guerre en ex-Yougoslavie est aussi douloureuse que celle des survivants de la Shoah. L’existence de « l’arrière-plan d’inquiétante étrangeté » ne peut être ni assimilé, ni intégré, car pour la psychanalyste qu’est Yolanda Gampel, cela ramène à la notion freudienne de néant.

X. L’ombre des objets perdus tombe sur le « nous ».
En tant que psychanalyste israélienne, Yolanda Gampel ne veut pas se contenter d’évoquer les traumatismes des Israéliens, mais elle évoque aussi ceux des Palestiniens. Ces deux peuples subissent des pertes « objets perdus » qui retombent sur chacun d’eux.
La tentative de créer une collaboration professionnelle après la première Intifada est décrite avec une profonde compréhension, ce qui a permis un travail « ensemble ». Tout en décrivant les vicissitudes de l’adolescence, la réalité des jeunes israéliens et palestiniens, ne se limite pas au fantasme - mort, meurtre - car il peut « s’actualiser dans la réalité ».
Les conflits entre éthique individuelle et exigence de la réalité sont décrits de façon poignante, ainsi que l’ « oscillation entre la peur et la honte, la haine et la compassion, l’espoir et le désespoir », … et la question concernant la possibilité de transformer chez les nouvelles générations les résidus radioactifs de la violence sociale.

S.Melher