Chantiers 3
François Jullien est titulaire de la chaire sur l'altérité au Collège d'études mondiales de la Fondation Maison des sciences de l'homme. Son travail est traduit dans quelque vingt-cinq pays.

En dépit de la révolution qu'il opère, Freud n'est-il pas demeuré dépendant de l'outillage intellectuel européen ? Ne laisse-t-il pas dans l'ombre, de ce fait, certains aspects de la pratique analytique que sa théorie n'a pu explorer ?
Mais comment s'en rendre compte, si ce n'est en sortant d'Europe ?
Je propose ici cinq concepts, abstraits de la pensée chinoise, dans lesquels ce qui se passe dans la cure pourrait se réfléchir et, peut-être, mieux s'expliciter. Chacun opère un décalage : la dispo-nibilité par rapport à l'attention du psychanalyste ; Vallusivité par rapport au dire de l'analysant ; le biais par rapport à l'ambition de la méthode ; la dé-fixation par rapport à l'enjeu même de la cure ; la transformation silencieuse, enfin, par rapport à l'exigence de l'action et de son résultat.
Autant d'approches qui font découvrir la psychanalyse sous un jour oblique, la révélant dans son impensé. Or, cet impensé n'est-il pas aussi celui de la pensée européenne découverte dans ses partis pris ?
De quoi introduire également à la pensée chinoise dont ces notions, en venant sur le terrain de la psychanalyse, se remettent à travailler.
FJ.

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François Julien. – Cinq concepts proposés à la psychanalyse. Grasset, 2012. (Chantiers, 3). 183 pages.
Dans son avant-propos François Julien part du constat du déclin de la culture européenne, dû « sans doute » à son maniement du négatif (« une épée tournée vers le dedans »). La peinture est brièvement mise en scène, pour partager avec la psychanalyse l’accusation d’un « acharnement à saper ce qu’elles avaient construit ici, élaboré là ».
S’il est vrai que, pour l’auteur, la psychanalyse a ruiné l’universalité du sujet de la civilisation européenne, elle a aussi « miné les contours du sujet métapsychologique », écrit-il, sans qu’on sache ce qu’il entend par là. Pis, le travail théorique n’a pas su rendre compte des « possibles » qui dans la cure se découvraient. Il fera de la cure son sujet, car si Freud a produit des outils, il y a un « restant » (ici commence un usage fréquent de guillemets dont on ne sait à quoi ils se rapportent, Freud étant très peu référencé – les philosophes chinois, eux, auront ce privilège ; ce « restant » que le discours analytique, « enlisé par des partis pris auxquels il ne songe même pas, laisse de côté ». La psychanalyse ne sait pas ce qu’elle fait, il lui aurait fallu d’autres appuis pour penser à le penser.
Francois Julien reproche (entre autres) à la psychanalyse de ne pas reconnaître que la théorie de l’appareil psychique ne vaut que pour le sujet européen. « qu’elle y songe, dit-il, avant d’évangéliser ». Mieux, la psychanalyse ne cherche pas à rendre compte de ce qui se passe dans la cure et qui fait sa pratique. Sa dépendance à la parole est héritée de la dramaturgie occidentale du conflit et également de « l’espérance du salut par la vérité ». On voit bien là pourquoi la 1re métaphore du texte est une épée. La psychanalyse est ainsi « soumise » à l’Erklärung (explication), à la Deutung (interprétation), c’est-à-dire selon François Julien, cause et signification. Ensuite il fait équivaloir chez Freud Vorstellung (représentation) et Representierung (représentance). Ma fréquentation de Freud en allemand, très lacunaire, ne m’a fait rencontrer que Repräsentanz, l’étymologie d’origine latine évoquant pour moi une orientation conceptuelle du terme. Au début et à la fin de l’ouvrage il reproche à Freud de poser la question de l’existence de l’inconscient comme celle de l’existence de Dieu.
Il annonce qu’il va sonder les conceptions de Freud (il dit rarement concept à propos de Freud, et on le verra, parfois mal à propos) à partir de « cohérences » puisées dans la philosophie chinoise, elle seule fournissant des conditions d’extériorité, et étant vis-à-vis de la psychanalyse dans l’ « indifférence », elle n’est pas comme elle « enfermée [je cite] dans une logique explicative régie par la causalité ». Selon François Julien elle a aussi développé une « herméneutique » et un « déchiffrement du monde ».
Il s’interroge sur les élaborations théoriques de la psychanalyse : « ne sont-elles pas réductrices à leur insu, et même peut-être déviantes, en fonction de leurs partis pris vis-à-vis de ce qui se passe effectivement dans la cure et dont celle-ci est le procès ». Il annonce qu’il va modestement « tremper la psychanalyse dans le bain de la philosophie chinoise ». Modestement car il n’a « compétence » ni comme analyste, ni comme analysant. L’emploi du mot, annonce la manière dont il place sans arrêt la psychanalyse du côté du savoir. Avant de clore il prend soin de régler son compte à Lacan, en 3 lignes. « que ferais-je de Lacan, se demande-t-il ? pour répondre aussitôt « rien », et s’en expliquer : « craignant comme la peste tout ce qui procède du phantasme européen projeté sur la Chine ». C’est réduire Lacan à sa lecture de Mencius dans D’un discours…, ce sera parler de la psychanalyse en faisant comme si Lacan n’avait pas existé. Dans une postface nommée Note justificative, il affirme que s’il avait eu une « expérience prolongée » de la psychanalyse, il n’aurait pas écrit ce livre. On l’avait compris. On peut souligner le qualificatif prolongé, qui en dit justement long.
Le 1er concept ( il dit aussi notion, ou conception) proposé est la « disponibilité » (p.23). il met en regard la position du psychanalyste, l’attention flottante. Le concept manque chez Freud, dit-il (p.29). « Il opère à son insu, il chemine vers, mais quand il y réfléchit, il le gauchit et l’obscurcit ». Il s’en prend ensuite à cette attention flottante, citant maintes fois Freud par expressions tronquées non référencées. Il lui reproche aussi de ne s’être avancé sur ce chemin qu’en raison de « ses propres déboires ».
L’allusivité (p.53) sera proposée pour juger le « protocole de la parole » en analyse. Il explique longuement comment la règle du tout dire peut saper les fondements de la raison, et développe le concept (ou notion ?) dans la littérature et la philosophie chinoise. Pour en finir il dénonce l’allusion comme piège, « Freud lui-même s’en est-il assez méfié ? » (p.82). La critique oscille ainsi entre accusation et soupçon, toujours dans le déni de la rigueur freudienne. Si les concepts choisis n’ont pas été élaborés par Freud, il sait bien dire comment il s’y prend pour construire des « concepts fondamentaux clairs et nettement définis ». Il donne même sa méthode (« Pulsions et destins des pulsions » in Métapsychologie, p.12 sq (Gallimard, Folio Essais).
Le biais, l’oblique et l’influence sont réunis pour former un seul concept. Au début du chapitre François Julien pose de vastes questions : comment s’y prendre pour engager l’analyse, puis pour en débloquer les impasses. Comme il n’y a pas de méthode, il se demande qu’est-ce qu’en être privé. Il reproche une nouvelle fois à Freud de s’être « rabattu sur l’expérience acquise et ses déboires instructifs » p.86. il propose l’oblique, puisqu’il n’y a pas d’abord frontal possible, pour découvrir un biais, car dit-il, ici l’art et le savoir sont défaillants, soit techne et episteme. Il est ainsi conduit, ayant nié sans la réfuter la question de la techne, à privilégier l’influence. Freud « a besoin de la notion, mais n’en assume, [lui] semble-t-il ni les conditions théoriques ou plutôt antithéoriques, ni la portée ». Encore une fois il emploie de manière équivalente ( et inappropriée) les termes de concept et de notion. Il ne suffit pas d’explorer littérature et philosophie, fussent-elles chinoises, pour laisser de côté ce qui fait la spécificité du concept : sa productivité, son effectivité. Ensuite il parle de concepts définis ou redéfinis par Freud en citant le transfert mais aussi la suggestion (p. 104).
La défixation est introduite par un rappel des questions fortes de l’auteur : « qu’est-ce qui se passe dans la cure et sur quoi travaille-t-elle ? » (p.119). Il prend l’exemple de la sexualité pour rendre compte de la fixation, avec quelques exemples issus de la philosophie chinoise « qui peut le mieux éclairer du dehors la pensée de Freud ». Freud se situerait aussi dans la ligne de Hegel (la vie comme procès), même s’il ne l’aime pas et ne l’a sans doute pas lu, restant classiquement à Kant (p.133-4).
Le dernier concept avancé est celui de « transformation silencieuse ». il y a plusieurs évocations poétiques, et plus encore que dans le reste de l’ouvrage François Julien procède par métaphores, ce qui lui permet (peut-être) de faire à la psychanalyse ce qu’on a fait à Achille. La nature, l’amour, la beauté sont là utilisés. Freud n’aurait pas su suffisamment éclairer ce qu’il en est de la transformation (p.154). L’auteur, lui, comprend ce qui se passe dans la cure en se ressouvenant de la lecture de Wang Fuzhi, parce que lui, parle de déplacement. La suite veut montrer comment la philosophie chinoise peut rendre compte (nous aider à ) du déroulement de l’analyse, de l’écoulement du temps entre les séances, de la transformation silencieuse qui s’opère, et dont le concept « récapitule les précédents ».
Dans sa note justificative, François Julien se félicite de la distance qu’il a avec son objet. Il remarque qu’il n’a fait là que « reprendre des cohérences chinoises élaborées dans de précédents essais pour les tourner via la psychanalyse vers de nouveaux développements (et de citer les nombreux essais concernés) p.183. il s’agit donc « d’une manière de faire travailler ces conceptions chinoises. Dont acte.

Marie-claude Labadie

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