De la clinique à la politique
« La bataille de l’autisme, de la clinique à la politique », Eric Laurent, Navarin-Champ freudien. 220 pages env. « Comment plonger le savoir psychanalytique dans un champ où le sujet de la parole est apparemment le plus absent ? C’est le pari relevé par ce livre ». Tel est l’une des phrases de conclusion d’Eric Laurent. Je dirai d’abord que ce très bon livre, riche, dense, étayé, relève beaucoup plus que ce pari : il restitue à la fois l’héritage psychanalytique de la clinique de l’autisme autour de la transmission lacanienne, et en même temps il déplie avec rigueur la toute récente actualité concernant les querelles à propos des soins aux autistes. L’auteur est membre de l’Ecole de la Cause freudienne, et enseignant à Paris VIII. Le terme « bataille », du latin battualia, « escrime », a comme sens premier « combat important entre deux groupes armées ». Le livre témoigne en effet de différents « combats » : bien entendu entre psychanalystes et behavioristes, mais aussi le combat des parents face au « handicap » de leur enfants et au manque d’institution de soin, le combat des psychanalystes pour faire admettre les biens-fondés et l’œuvre de raison contenus dans l’invention freudienne, mais aussi le combat des patient eux-même dans leur difficultés subjectives. Bien entendu, mon appréciation très positive de cet ouvrage ne m’a pas empêché de me demander comment ce champ du soin psychique pourra sortir de la logique binaire de la « bataille ». Mais peut-être ces rapports de force sont-ils inévitables, voir nécessaires ? Après lecture, ce livre illustre selon moi deux mises en abîme essentielles : -l’autoritarisme des « bureaucraties sanitaires » - qui prêchent actuellement sans partage pour les méthodes cognitivo-comportementalistes - exerce la même violence sur les équipes de soignants du champ psychanalytique que la violence exercée par ces mêmes méthodes comportementales sur les autistes (et les autres). -Les symptômes des autistes nous en apprennent beaucoup sur les obscurantismes du monde occidental contemporain, qui se considère uniquement régit par l’esprit de « science », de « raison », de « communication ». Le « repli autistique » tend un miroir ironique et sans concession aux terrifiantes « fermetures » technocratiques… Comment est construit ce texte ? Son titre donne déjà un élément de réponse : Eric Laurent fait sienne l’idée de Fernand Braudel, qui distinguait l’ « histoire lentement rythmée » et l’ « histoire évènementielle » (p.11). Ainsi, deux grandes « séquences » scandent le livre : d’abord la « clinique » avec « La cause de l’autisme », ensuite la « politique » avec « Chronique d’un disfonctionnement démocratique », chacune étayés de sous-chapitres fort bien articulés. L’auteur aborde l’autisme à partir des années 40 environ, tout en plongeant sa plume sans faillir dans le « cambouis » de l’actualité indigne des derniers mois. Il va prendre au mot, et une par un, toutes les fausses affirmations et les lieux communs assénés par les médias et Internet ces derniers mois, hypnotisés par la virulence du discours de certaines associations de parents, ou d’instances décisionnaires. Par exemple, E. Laurent affirme que le débat « génétique-psychique » est…un faux débat : quand bien même l’autisme serait d’origine biologique, cela « n’exclut pas la particularité de l’espace de constitution du sujet comme être parlant » (p.25). Il est rappelé que, oui, la psychanalyse est aussi un appui pour les parents, qui peuvent y élaborer « leur propre vérité subjective, au-delà du malheur qui les accable » (p.26). Sur le plan professionnel et clinique, l’auteur rend notamment un bel hommage au couple de Rosine et Robert Lefort. Il évoque ce très impressionnant moment d’enseignement (cf « Les Ecrits techniques Séminaire I »), avec Lacan accompagné de la psychanalyste qui raconte le cas du petit Robert. La parole du petit garçon, criant « Le loup, le loup ! », est comme « hallucinée » (E Laurent). Et l’auteur va revenir de façon approfondie sur ce symptôme : l’autiste est un sujet littéralement « halluciné ». On explore aussi « l’espace autistique ». L’auteur insiste sur le « trou sans bord », un trou dans le réel (au contraire du trou dans l’Autre symbolique) dans la subjectivité autistique, qui s’accompagne de la non-existence du corps, puisqu’il n’y a pas de séparation qui permettrait l’émergence de la parole. L’ « objet autistique » est aussi étudié très finement, entre autres pour expliquer la différence entre la méthode comportementale – qui prive autoritairement l’enfant de son objet d’investissement au motif de « stéréotypie »-, et la méthode psychanalytique qui elle, au contraire, va s’appuyer sur ce transfert de l’enfant à un objet pour l’aider à s’ouvrir à d’autres choses. Et s’ouvrir notamment aux apprentissages, n’en déplaise aux « anti-psychanalyse »… Ces différences de conception de l’humain et de la « transmission », développés dans ce livre, pourront donc instruire utilement des enseignants, eux-même impliqué dans ces questions éthiques. L’auteur maintient par contre fermement la différence entre « soin » et « éducation », différence essentielle que les tenants du béhaviorisme voudraient annihiler. La « psychothérapie institutionnelle » est aussi mise en valeur pour son intérêt majeur dans ce type d’accompagnement, et nombreuses institutions de soins qui l’utilisent sont évoquées. L’auteur restitue aussi le témoignage d’autistes, à propos d’aspects utiles que les méthodes comportementales ont pu leur apporter. Dans la second partie, l’auteur traite beaucoup plus des questions institutionnelles : la HAS, les textes « officiels » qui nient la légitimité de la psychanalyse, l’hégémonie du DSM et sa nocivité, notamment dans la clinique des enfants et des adolescents, les liaisons dangereuses de la presse et ses partis pris sans nuances, mais aussi la combativité des autistes eux-même pour faire reconnaître leur singularité, et refuser l’autoritarisme bureaucratique. Ce livre m’a appris en effet que nombreux autistes, surtout dits de « haut niveau » (Asperger), contestent vivement les méthodes dites éducatives et comportementales. Ceux-ci défendent leur désir de participer à l’œuvre de culture non pas « malgré » et « contre » leur singularité mais bien « grâce » à celle-ci. Quelle est l’alchimie mystérieuse qui fait qu’on se sent « embarqué » par un récit ? Telle a été mon vécu du livre d’Eric Laurent : une lecture fluide, curieuse de la suite, apprenant du nouveau à chaque page. S’il s’agit de « bataille », le ton du texte fait aussi penser à une « épopée », où l’on se sent convié de façon très vivante à partager l’aventure professionnelle de l’auteur, et plus généralement à penser les « discours » de notre époque. Il faut dire que la thématique du livre se prêtait déjà pour moi à un fort « transfert » : les débats – ou leurs absences – autour de la prise en charge de l’autisme, ou de l’omnipotence du DSM, ont considérablement mobilisé mon intérêt ces dernières années. La scolarisation des jeunes « handicapés » concerne directement mon champ professionnel. Ceci étant, mon plaisir à lire ce livre tient aussi à la qualité d’écriture de l’auteur : une écriture claire, savante, mais jamais ennuyeuse, un style à fois pédagogique, impliqué mais rationnel. La forte érudition et l’expérience clinique de l’auteur ne laissent pas le lecteur « de côté »: au contraire, Eric Laurent a visiblement un fort désir de transmission, de partage. Son texte me semble donc accessible à un grand nombre de lecteurs « non spécialistes » du champ analytique. Selon moi, ce livre arrive à point nommé, il fait donc « point de capiton » indispensable après le réel agité qui l’aura précédée. Le seul bémol que je mettrais à la lecture de ce texte est celui-ci : l’ECF et ses analystes ayant été directement attaqués par le film le Mur, ainsi que par la presse ou certains parents d’autistes, le risque est qu’on puisse penser que l’auteur aurait manqué d’objectivité dans ses points de vue. Car l’appartenance associative du texte est très marquée, et cela est renforcé par le choix du lieu d’édition : soit l’éditeur « maison » de l’ECF. Eric Laurent aurait pu en effet confier son texte à un éditeur plus « généraliste » et universel que celui de l’ECF Il aurait pu aussi s’associer à des collègues d’autres associations pour mener cette réflexion. Ce livre suscitera donc certainement ce type de questions, voire de critiques, mais il faut reconnaître que la démarche de l’auteur, et sa finesse dans l’analyse de cette « bataille », restent courageuses et très instructives. Nathalie Cappe, décembre 2012.

Janvier 2012 : l'autisme obtient le label de Grande cause nationale. Aussitôt, une folle campagne se déchaîne dans les médias. Il y a urgence, dit-on, la France est en retard. Au Parlement de faire place nette : qu'il interdise aux psychanalystes et assimilés toute prise en charge des autistes. Au gouvernement d'installer des techniciens qui appliqueront sans faillir des protocoles de rééducation comportementale. Mais ce battage soulève un tollé et échoue. Éric Laurent revient sur l'événement. Il en révèle les enjeux de société. Il démystifie la propagande de la bureaucratie sanitaire, ses ambitions autoritaires, son mésusage des résultats de la biologie et de la génétique. S'autorisant d'une longue expérience clinique, s'appuyant sur des cas éclairants, il pose des repères essentiels pour la pratique et ouvre des pistes inédites pour le traitement des autistes. Une percée majeure dans cette bataille où la psychanalyse peut démontrer qu'elle porte l'esprit des Lumières.