Le complexe de Caïn Gérard Haddad

 

Gérard Haddad - « Le complexe de Caïn - Terrorisme, haine de l’autre et rivalité fraternelle » - Premier Parallèle - 118 p.

 

En psychanalyse, il est toujours délicat d’embrayer de l’individuel au collectif. Cet ouvrage se propose d’être la réponse d’un analyste à l’air ambiant où nous vivons tous les jours, sous la menace d’un acte barbare. Une réflexion sur le terrorisme qui se prolonge, entamée par Gérard Haddad dans son précédent ouvrage : « Dans la main droite de Dieu », sous titré « Psychanalyse du fanatisme ». Comme souvent chez Gérard Haddad, les ouvrages s’emboîtent comme des poupées russes, s’engendrent les uns les autres. Avec ce « Complexe de Caïn », il restreint là son sujet par rapport à son ouvrage précédent, ou plutôt il le concentre.

 

Le concept de fraternité, au cœur de ce livre, est présenté d’ordinaire comme positif. Le mot orne le fronton de nos édifices publics. C’est un lien horizontal, fortement ambivalent par nature, pas tellement visité par la philosophie et la psychanalyse, par rapport au lien vertical qu’est la filiation. Il y a non seulement, nous dit l’auteur, un désir fondamental de meurtre du père, le complexe d’Œdipe, bien connu et à l’origine de tant de littérature, mais le désir de meurtre du frère est tout aussi essentiel : Le complexe de Caïn. Une haine inaperçue, dissimulée et fondamentale de l’humain. Un « angle mort » de la psychanalyse. Avec Œdipe et Caïn, un complexe peut en cacher un autre. Les deux sont en interaction et cela est d’autant plus visible aujourd’hui que l’effondrement de la place du père laisse libre cours à la lutte des frères.

 

Freud, préférant les références à la tragédie grecque, nous dit Gérard Haddad, n’a pas voulu trop insister là-dessus, malgré les travaux d’Adler mis de côté, et malgré les nombreuses références bibliques connues de lui, outre l’histoire du meurtre d’Abel par Caïn. Toute la littérature classique, Shakespeare en tête, est pleine de guerres de frères. Pourtant, le parricide semble beaucoup moins ravageant car naturellement soluble dans le défilé des générations. Sauf dans le cas de Dieu où le tuer est compliqué. Dans le fratricide, la haine du frère est par essence éternelle puisqu’il restera toujours des frères, symboliquement, à l’intérieur et à l’extérieur de la communauté. La fratrie est l’apprentissage de la vie sociale et le frère est à jamais un intrus.

 

La haine fraternelle a aussi ses avatars. Dans le cas du terrorisme, sujet abondamment documenté par le livre, des paires de frères impliqués dans les attaques, semblent solidaires dans la haine, mais c’est le déplacement de la haine vers un frère extérieur qui est en jeu, tandis que la relation au frère réel est recouverte de torrents d’amour et de solidarité. C’est ce même déplacement qui est à l’œuvre dans le mécanisme du rêve. Sans compter avec le refoulement qui exacerbe les choses.

 

La fraternité multicolore obligatoire est souvent présentée comme solution au terrorisme. On n’a jamais autant parlé de fraternité qu’aujourd’hui. Mais, nous dit Gérard Haddad, la fraternité est-elle la solution ou le problème ? Le vouloir que tous les hommes soient frères est-il aussi un fanatisme ? La planète est à feu et à sang depuis qu’elle existe et l’on s’y entre-tue pour peu. La fraternité y est-elle un vœu pieux ? Un fantasme à partir du moment où nous sommes obligés de vivre en société ? L’auteur va plus loin : tout acte meurtrier n’est-il pas un fratricide ? Nous manquons de gens qui parviennent à avoir du recul au-delà des incantations de circonstance.

 

Pourtant, conclut Haddad, mettre en lumière ce complexe, mélange de sentiments paradoxaux, peut permettre comme dans le cas de l’Œdipe, de l’atténuer, de le métaboliser. La vraie fraternité peut exister, nous dit Haddad, mais elle est une conquête. Elle n’est pas inhérente à l’homme, elle ne va pas de soi. Pardon pour le laïcisme des analystes mais La Bible condense une sagesse millénaire. Lacan y a beaucoup fait référence, et elle nous prévient que nous sommes peut-être tous les descendants d’un assassin.

 

Cette fraternité est un fil rouge dans l’univers de Gérard Haddad. Dans ce livre comme dans certains autres, il n’hésite pas à donner des exemples autobiographiques ou même issus de sa cure. C’est un peu son truc de se jeter à l’eau, de parler de lui. Il continue là, fidèle à lui-même, avec toujours un vrai point de vue. Ses livres, à la manière d’un minerai, contiennent souvent des pépites, plus ou moins bien mises en valeur, ou alors à l’ouvrage suivant avec la volonté de tailler plus précisément.

 

Gérard Haddad est un esprit paradoxal, religieux sur le plan de sa culture et très rationnel sur le plan des choses de l’esprit et dans cette rationalisation, il n’a pas besoin de Dieu. Extrêmement freudien, mais à l’inverse de Freud qui masquait ce qui provenait de sa culture, Gérard Haddad ne le masque pas. Ce livre, très fluide, rétablit l’équilibre dans l’importance donnée conjointement à la filiation et à la fraternité, avec la cohorte de sujets qui s’y posent, en société, en religion et en politique. On peut objecter que ce n’est pas de la « vraie » psychanalyse, mais c’est peut-être ça la vraie psychanalyse, appliquée au monde qui nous entoure.

 

Gérard Haddad est psychiatre, psychanalyste et essayiste. Il est l’auteur de nombreux livres, dont « Manger le livre » (Grasset, 1984), « Le jour où Lacan m’a adopté » (Grasset, 2002), « Les folies millénaristes » (Livre de Poche, 2002) et « Dans la main droite de Dieu, psychanalyse du fanatisme » (Premier Parallèle, 2015).

 

Anne Djamdjian

23.01.2017