Ogawa, Mallarmé, Lacan

21 août 2009

Issu de plusieurs conférences et interventions entre 2003 et 2008, ce dix-septième livre de Jean Allouch (dorénavant JA), élève dérangeant de Lacan – au sens strict de qui « dé-range » ce qui est trop bien rangé -, intitulé « Contre l’éternité » et sous-titré « Ogawa, Mallarmé, Lacan » (Epel, 2009) lance, à nouveau, de la part de l’auteur, un salutaire pavé dans la marre du lacanisme reçu et convenu, et, à travers celui-ci, de la psychanalyse toute entière. Ce livre est consacré à l’articulation de la littérature, de la psychanalyse et de la mort. Avec, pour cette dernière, une distinction radicale entre mort physique et « seconde mort », véritable fin promise à chacun quand aucune trace ne subsiste du défunt.

En effet, pourquoi, nous sachant mortels, voulons-nous tous – ou presque – nous imaginer, sous une forme ou sous une autre, éternels… ? Être là, présent, pour l’éternité, par son œuvre, petite ou grande, peu importe, nous prive… Nous prive de quoi ? De cette seconde mort, précisément ! Alors : « Comment faire œuvre sans pour autant être pris dans la malédiction de l’éternité ? », annonce JA.

Quatre chapitres pour ce court et dense ouvrage de 131 pages, précédés d’un préambule et d’une cauda intitulée « Cabaret ».

Chapitre I : « Mort et écriture chez Yoko Ogawa », où JA s'arrête sur le roman japonais de Yoko Ogawa, L’Annulaire, parce que celui-ci prolonge son important ouvrage « Erotique du deuil au temps de la mort sèche » (Paris, Epel, 1995). Car pour JA « La clinique analytique est deuil » (p.20).

La narratrice de L'Annulaire travaille dans un « laboratoire de spécimens » avec à sa tête M. Deschimaru. Le laboratoire naturalise les objets, les « spécimens », que les clients lui apportent. JA compare ce laboratoire au consultoire de l’analyste : « Le laboratoire n’a ni enseigne ni encart publicitaire, les gens qui s’adressent à lui sont bien capables de le trouver sans qu’il fasse vers eux la moindre démarche. Le client arrive avec un objet, « précieuse marchandise », un « spécimen » qu’il souhaite faire « naturaliser » […] ; le plus souvent, le client raconte par quel concours de circonstances il est arrivé à apporter son spécimen, le laisse, paye et s’en va - généralement pour ne jamais revenir. Le laboratoire accepte tous les objets, n’en néglige aucun, ne refuse ni le plus infime ni le plus insignifiant. » (p.24)

JA précise que : « Tout au long de l’ouvrage les spécimens apparaissent autant de « bouts de soi » ; ils sont explicitement liés au deuil et, conformément à ce que je notais dans Erotique du deuil, le laboratoire ne le rend jamais » (p.25) et, pour la narratrice, ce sera précisément, …son annulaire ! On l’aura compris, « M. Deschimaru, c’est Thanatos. » (p.26)

En écrivant et publiant ce livre, Yoko Ogawa propose son ouvrage comme un spécimen à naturaliser. (p.30) Allons-nous, quant à nous, répondre à sa demande en le « naturalisant » ? Sommes-nous des M. Deschimaru ? « En commentant ce livre, en lui faisant de la publicité, serais-je en train de me refuser à le naturaliser ? » (p.31) - comme moi ici avec l’ouvrage de l’auteur ? – nous dit JA qui ajoute : « est désormais immortel quiconque, ayant apporté son spécimen au laboratoire littéraire pour qu’il y soit naturalisé, se voit refuser cette naturalisation par la louange même dont ce spécimen est l’objet. Est immortel celui auquel on a refusé qu’il accomplisse ce deuil même qui l’a porté à écrire, à fabriquer son spécimen à naturaliser. » (p.32)

Quel enseignement en tirer ? Yoko Ogawa nous surprend car « […] nous avons tendance, psychanalyse aidant, à penser exactement le contraire ; elle nous apprend, qui plus est de la meilleure façon qui soit, c’est-à-dire en acte et en nous mettant effectivement dans le coup, que ce qu’on appelle la réussite littéraire est une modalité de l’échec d’un deuil. » (p.32)

Chapitre II : « Manières de disparaître chez Mallarmé et Lacan », sous-titré : « Propos sur la mort parfaite de Stéphane Mallarmé de Leo Bersani » ( Epel, 2008).

- D’abord Lacan, ou plutôt Jacques Marie Lacan… « en bûche », puis Mallarmé « dissolu », via Leo Bersani.

L’intérêt de JA, à ce sujet, le statut du disparaître chez Lacan, date déjà de l’une de ses toutes premières interventions à l’Ecole freudienne, en 1976. La question de Lacan, c’est le savoir, telle qu’il en fait part à son auditoire de son séminaire, le 15 février 1977 : « […] il fait état de son effroi d’enfant devant la position de sa sœur, de deux ans et demi plus âgée que lui, s’autoproclamant sachante, qui plus est, note-t-il, à la troisième personne : « Maneine sait », lui affirme-t-elle […] » (p.39) Il est effrayé et en colère de tant d’aplomb. « De cette colère Jacques Marie Lacan fit vertu pratique et enseignement - son nom de « Marie » ayant inscrit, de manière anticipée, sa propre participation (révoltée) à cette position. » (p.39) Mais avec MARguerItE Anzieu sachante où son prénom de Marie est inscrit dans Marguerite, qu’il dénomme « Aimée », Lacan noue « la question de l’amour à celle d’un savoir qui accepte et parfois même tient à se faire savoir. L’articulation de ces deux questions, amour et savoir, n’a cessé de tarabuster Jacques Marie Lacan : que serait une manière d’amour qui donnerait lieu, chez l’autre, au (faire) savoir ? » (p.41)

L’auteur remarquera que le discours de Lacan, à ce sujet, « est à double détente (un psychanalyste, c’est un objet souple, détendu, pas bandé). Premier à disparaître : le deuil de soi-même sans lequel il n’est nul accueil analytiquement valable du transfert, ce « deuil autour de quoi est centré le désir de l’analyste » qu’avance Jacques Lacan à la fin du séminaire Le transfert (28 juin 1961). Mais loin d’être sans reste, ce deuil est mis au service d’une réalisation de soi comme objet, comme cet objet métaphorisé par la brûlante et non flambante bûche humide, elle-même appelée à disparaître par consumation, à s’avérer n’être rien. » (p.49)

Mallarmé, c’est la question de l’hermétisme, que Lacan, cependant,

partage aussi avec lui. A travers les œuvres de Mallarmé visités par Leo Bersani, JA sera amené à dire, dans ce chapitre, que : « Parce qu’il prend son départ d’un impossible savoir, du savoir d’une impossibilité, d’un savoir néanmoins su de lui (l’existence de l’Univers comme un, le caractère complet de la Nature), et d’un savoir qui fait crise, panne de la création, la question de Mallarmé se porte non pas, comme chez Lacan, sur le savoir mais sur le sens ou, si l’on veut, sur le sens du sens […] » (p.59)

Et de conclure : « Ainsi a-t-on affaire, chez Mallarmé et chez Lacan, à un disparaître à la fois dupliqué et non absolu. Mais, tandis que, chez le premier, la duplication est d’ordre spatial, elle est temporelle chez le second. Chez le premier elle est au service d’un questionnement du sens et écarte le savoir, chez le second au service d’un questionnement du savoir et écarte le sens. » (p.60)

Chapitre III : « D’une politique de la mort ».

Tardivement dans son œuvre, au moment de la dissolution de l'EFP, Lacan change de position quant à l'amour. Nous sommes à la séance du 15 janvier 1980 de son séminaire éponyme. « Jusque-là, Lacan avait fait de l'amour un sentiment comique. Le voici pris dans la tragédie, signe qu'ultimement il a bien changé de position. » (p.64), dit JA, qui précise : « Jusque-là, l'amour faisait réponse au non-rapport sexuel, une réponse d'allure réactive. La question apparaissait être celle du non-rapport sexuel, et l'amour se trouvait, comme en second, situé au regard du non-rapport sexuel. » (p.64) Ainsi, « Le non-rapport sexuel aurait fait réponse à l'échec de l'amour, apprend-on alors que l'on avait pu croire que l'amour faisait réponse au défaut d'un rapport sexuel. » (p.65) Mais, très vite Lacan devait apporter son soutien à une nouvelle école, en faisant appel, d'une manière qui en surpris plus d'un,…à l'amour ! Dans une lettre datée du 26 juin 1980, à en-tête de l'Ecole de la cause freudienne, on put lire cette phrase : « Ceci est l'Ecole de mes élèves, ceux qui m'aiment encore. » (p.66), signe qu'il avait lui-même, disait-on, « adopté » ladite école. Mais cet amour est un amour qui n'est pas celui dont il s'est plaint à l'EFP, celui qui ne cessait pas de vouloir l'éterniser. « Si donc appel à l'amour il y a, au moins apprenons-nous […] – dans cette allocution de bienvenue à cette école le 15 mars 1980 – que l'amour ainsi convoqué ne saurait être, selon le vœu de Lacan, cet amour donateur d'éternité, cet amour même dont il aurait été l'objet de la part des membres de l'EFP » (p.71), nous dit clairement l'auteur, JA. Car, ajoute-t-il, c'est un « refus d'être par l'amour changé en « moi-même » (Lacan). » (p.71). Refus de cet amour éternisant, car « ce n'est pas ça ». Ce « ce n'est pas ça » était, comme l'on sait, chez Lacan, un des noms de l'objet a. Lacan en appelait à un autre amour, un amour qui refuse l'éternité, un amour « borné » dit JA, « en ce sens qu'il trouve sa limite en lui-même » (p.74), « […] « l'amour Lacan », comme on peut le nommer » (p.74), conclut-il.

Mais le temps manqua…

Chapitre IV : « Roussi au feu de l’amour », reprend la question fondamentale du transfert, sa fin et donc celle du bouclage d’une analyse.

Comment se boucle une analyse ? C’est « […] jeter le psychanalyste qui est tombé » (p.87), dit JA. L’analyste est amené à défaillir, certes, mais de la bonne manière : mourir au cours de l’analyse, par exemple, n’est pas la bonne, cela éternise le transfert. « En effet, déchoir n'est pas tomber […] » (p.87). Il y a mille façons de déchoir : un mot, une phrase, un geste suffisent, précise l’auteur. Que l’analyste « règle son action sur le velle bonum alicui. L’analysant alors, tout au moins dans le meilleur des cas, peut le quitter. L’analyste est-il pour autant tombé ? Justement pas, l’évènement est alors évité. » (p.87). De même, insistera JA, lorsque l’analyste meurt. Il meurt, mais ne « tombe » pas. On sait qu’à la fin d’une analyse, c’est « destitution subjective » côté analysant et «désêtre » côté analyste. Dès lors, la question qui se pose « se laisse maintenant ainsi formuler : quel genre d’objet aimé doit donc être le psychanalyste pour en venir à être frappé de désêtre par une analyse se bouclant ? Et, si nous admettons avec Lacan que le discours psychanalytique loge la mort dans l’amour, cette question devient : en quel genre de mort aimé doit donc se constituer le psychanalyste pour finir par offrir à l’analysant la seule chose susceptible de le sortir de son pétrin, à savoir sa destitution subjective ? » (p.96)

Lacan « localise à cette place du mort précisément les sentiments du psychanalyste à l’endroit de l’analysant (donc ledit « contre-transfert »). Le psychanalyste est mort en tant qu’il aimerait, haïrait, ignorerait. » (p.97)

L’amour vise « un objet aimé dont le mode d’être, notamment mis en œuvre par Breton dans L'amour fou, est celui de l’apparition. Un mode d’être spectral, caractéristique des morts. L’amour est nécrophile. » (p.97-98), dit JA, qui précise : « L’amour n’a jamais affaire, dans l’objet aimé, qu’à une apparition. » (p.100), illusoire victoire sur la mort comme l’image de l’identification imaginaire du fameux « stade du miroir ».

L’auteur poursuit : « C’est ainsi, sur cette figure d’un mort aimé (écrivons « mortaimé »), que se construisent toutes celles de l’idéalité. À laquelle le corps lui-même est convié, quitte à s’y trouver « mentalisé ». Le parlêtre , ici JA cite Lacan, la séance du 13 janvier 1976 du séminaire Le sinthome, « adore son corps. Il l’adore. Parce qu’il croit qu’il l’a. En réalité il l’a pas. Mais son corps est sa seule consistance – mentale bien entendu. Son corps fout le camp à tout instant ».»(p.100)

Puis, suivront trois difficultés de l’amour, qui donnent lieu à trois thèses, sous le chef « Du meilleur aimé » et de la formule de David Halperin, There's no lover like a dead lover : I. Aimer un(e) mort(e) ; II. Aimer un(e) endormi(e) ; III. Du corps comme obstacle à l’amour ;…pour déboucher sur l’âme, avec « De l’âme », point d’aboutissement du présent travail de l’auteur.

Car, nous dit JA : « Le psychanalyste est le meilleur aimé pour cette raison, notamment, qui peut se formuler de deux façons différentes : 1) il loge la mort dans l’amour (il est mort à l’endroit de ses sentiments) ; 2) aimé, il s’exclut comme corps. » (p.113)

Alors énonce-t-il : « Quel statut « physique », dirais-je, peut-on donner au psychanalyste comme objet aimé, c’est-à-dire comme apparition ? […] L’image réelle […] suffit […]. On est saisi d’un sentiment d’étrangeté lorsque, pour la toute première fois, on se trouve confronté à une image réelle. Elle offre, tel n’importe quel objet phénoménal, la possibilité de la voir sous différents angles, acceptant gentiment d’apparaître différente quand se déplace le regard. Et pourtant, tendant la main pour la toucher, nous ne touchons rien ! Aucun contact n’a lieu. Pas moyen d’en jouir comme on le fait d’un corps, alors même qu’elle se présente, tel un corps, en trois dimensions. » (p.115), remarque justement JA.

Alors, l’auteur d’interroger,…et de répondre : « Peut-être n’y-a-t-il aujourd’hui […], qu’un psychanalyste pour ouvrir si largement l’avenue de l’amour, pour laisser être son advenue, pour faire en sorte que l’amour ait lieu en son lieu, lequel lieu, disons-le maintenant, a un nom : l’âme. » (p.115-116)

…Et « Le discours psychanalytique […], ne rejettera pas l’antique lien entre Être, âme et, ajoutons-le, l’amour […] : mais que peut-on penser de l’âme, du côté du manque ? » (p.118)

Enfin, JA conclura ce chapitre sur ce néologisme de « transmour ». « Le transmour (appelons-le ainsi, tirons ainsi la conséquence de ce fait que, si « le transfert c’est l’amour », on ne saurait plus longtemps parler d’amour de transfert) a bien un objet aimé, rien d’autre donc que l’âme du psychanalyste. Boucler une analyse, en finir avec le transmour, revient, selon cette voie […], à enfin délaisser cette âme du psychanalyste en jetant ce qui faisait son charme, sa brillance, le corps de cet objet a dès lors qu’il serait tombé. » (p.120)

Et… « Dans la fin de partie analytique, désêtre et destitution subjective se répondent au lieu ontologique de l’âme. Laisser là, dans le consultoire, un corps désormais sans âme, voici ce que réalise, en ce moment évanescent, le psychanalysant. » (p.121)

On lira, in fine, avec un intérêt égal la cauda « Cabaret » qui met en scène la célèbre chanteuse Yvette Guilbert, si apprécié de Freud, et le dialogue de sourds (à trois, car il faut y adjoindre Max, le mari d’Yvette), qui naît entre eux. Freud rate l’affaire.

Quelle affaire ? Celle de la demande d’analyse d’Yvette. « Où et comment a-t-il dérapé ? En doutant de l’inconscient ! Ou, plus exactement, en n’en doutant pas de la bonne façon. S’il y avait cru davantage, il n’aurait eu nul besoin de le mettre en avant comme tel, de ferrailler avec ses interlocuteurs, de tenter de les convaincre de son existence. S’il y avait autrement cru, il aurait mis de côté son savoir et aurait questionné plus avant celle qui lui faisait part de son expérience de comédienne et de la théorie qu’elle s’en était forgée […]. » (p.125)

L’éternité, sous la forme de l’« éternelle jeunesse » hante Freud, comme sa correspondance avec Yvette et Max en témoigne. « Un autre empêchement a joué : l’éternité. » (p.126) nous dit précisément JA, qui termine son ouvrage ainsi : « Il est aisé de conclure : l’inconscient, cette instance psychique que Freud disait « hors du temps », c’est l’éternelle jeunesse de Freud. Aussi, se démarquant des « freudiens » Jacques Lacan dut-il s’employer à offrir à Freud une sépulture décente. Ce qu’il fit encore ultimement en renommant « unebévue » l’inconscient - ce piège tendu aux psychanalystes ainsi que l’on vient de le voir. L’unebévue est l’inconscient sans son éternité, l’inconscient strictement accueilli dans ses manifestations ponctuelles (il y a unebévue, puis une autre bévue, puis une autre encore : rien de plus). L’unebévue est l’inconscient délesté de l’éternelle jeunesse de Freud. L’unebévue offre à Sigmund Freud la possibilité de n’être pas privé de sa seconde mort. » (p.127-128).

***