La psychanalyse face aux camps

Gérard Haddad est un analyste qui ne fait pas dans la dentelle. C’est même là un des traits qui lui est le plus original. Malgré cela, aussi seul qu’il a toujours été dans sa relation à la cause analytique… on ne s’ennuie pas à la lecture de ses livres. Ce n’est pas convenu, ce n’est pas mal écrit et ce n’est pas léger. Il fait partie de ces quelques auteurs avec qui on a périodiquement un rendez-vous. Dans ce nouvel opus, le psychanalyste étudie et met en lumière comment la folie meurtrière qui a caractérisé la fin du dernier conflit mondial a opéré à notre insu des bouleversements non seulement dans la subjectivité, psychanalyse et psychiatrie comprises, mais aussi dans les soubassements structurels de nos sociétés, dans la politique, en passant par l’art contemporain et la littérature. Le tout aux antipodes de l’habituelle « foire à la douleur » concernant ce sujet qu’il ne manque pas d’analyser au passage.

Combinant les genres analytique et littéraire, la première partie de ce livre débute par un récit alterné de deux cures figurant le pain quotidien d’un psychanalyste. L’une semble ne pas être d’une grande portée, on sent pourtant l’écho d’un désastre à venir. Le divan se partage entre déportés et filles d’officiers de la Wehrmacht. Avec les talents de conteur de celui qui sait transformer une cure en roman, on se demande avec lui où ces séances vont le mener. Les choses se compliquent, il a l’air quelquefois un peu dépassé, avec un métro de retard, par ces séances qui se transforment en cyclones. Percutant et dérangeant, ce récit nous éprouve. Avec patience et sobriété, il reconstruit et tisse ces écrasants témoignages. Un récit bien tourné donne mieux à comprendre que des vignettes cliniques. Apprenant de ses patients, il se rend bientôt compte qu’il en sortira quelque chose pour lui, pour sa trajectoire propre. Ce livre qui semble s’écrire malgré son auteur en est la trace. Le livre raconte aussi l’histoire du livre.

Plus loin, pièces à l’appui, il met à jour à travers des cas cliniques de patients en consultation privée ou hospitalisés, les principales caractéristiques de cette clinique : un moi qui éclate, une destruction de l’image spéculaire du sujet, des mensonges ou des versions différentes d’un même récit qui se succèdent, des « tromperies du psychisme », ce qu’il appelle une structure « en feuilletage » de la mémoire , une reconstruction difficile. Le camp est le lieu où le nœud du symbolique, de l’imaginaire et du réel a été brisé. Au-delà du trauma, une déshumanisation du côté du réel, celle de ces revenus de l’enfer et de leurs descendants.

Peu à peu, le mystère des retombées de ce trou noir se désépaissit. On se déprend de certaines cécités : le déclin, l’engourdissement européen ne sont-ils pas une conséquence à long terme de cette descente aux enfers même si celle-ci paraît lointaine ? Les effets pathologiques que le camp a imprimés sur nos valeurs sont avérés. De même l’inextricable conflit israélo-palestinien qui y plonge ses racines avec des aspects mal connus : les survivants des camps ont été très mal accueillis en Israël où ils ne rencontrèrent que mépris et reproches, ternissant la belle photo de l’idéal sioniste. Paradoxe débouchant sur des situations psychiques collectives et particulières complexes et difficiles à appréhender. On apprend également que l’idée, le concept du Club Méditerranée a germé dans une famille de déportés. Un camp peut en cacher un autre. Toujours loin des sentiers battus, on fait également connaissance, témoignages à l’appui, avec les résistances des institutions psychanalytiques, pas toujours très claires sur la question.

L’enquête que Gérard Haddad mène aujourd’hui fait écho à la réflexion de Lacan qui a été le premier à mettre en avant ce rapport du sujet occidental à l’histoire, qualifiant le camp de « réel de notre temps » dans le texte fondateur de l’École Freudienne de Paris, désignant ainsi cette rupture totalitariste du XXème siècle, intervenue peu ou prou à l’instant où Freud disparaissait et dont les répercussions font l’objet de ce livre.

Beaucoup de praticiens ont souvent semblé empotés, agacés, impuissants, dépassés par le poids écrasant de cette sale histoire sur les psychismes, y compris le leur. Était-ce là leur seuil d’incompétence dans leur discipline ? Personne ne voulait croire à ces souffrances, à cette science-fiction, et ce n’est qu’au niveau du transgénérationnel qu’on a compris qu’il y avait quelque chose qui venait des parents. Malgré cette boue qu’on pourrait trouver de bon ton de ne pas remuer, Gérard Haddad avec ses traits d’archéologue en prend le risque, ce livre est une bouffée d’oxygène dans le ron-ron des textes analytiques. Il est en outre beaucoup moins sinistre que prévu. Également, comme tous les livres qui racontent effectivement quelque chose, c’est un portrait extrêmement personnel. Un livre imparfait d’après son auteur, aux chapitres un peu décousus, mais peu importe. Ce qui est arrivé n’est pas indéchiffrable, et c’est là qu’il faut tenter d’inventer et d’utiliser de nouveaux outils car on ne construit pas le présent et le futur sur autre chose que le passé.

Gérard Haddad est ingénieur agronome, psychiatre et psychanalyste. Il a publié entre autres : Manger le livre, L’enfant illégitime, Le jour où Lacan m’a adopté, Le péché originel de la psychanalyse.

Comments (10)

Lumière des Astres Eteints-La psychanalyse face aux camps- Gérard Haddad -Editeur Grasset

Gérard Haddad est un psychanalyste dont l'écoute est entière. Ce que disent ses patients c'est leur parole. Il n'y a pas de sujet qu'on n'aborde pas même si c'est dans l'ahurissement qu'on l'entend.Plusieurs décennies se sont écoulées avant qu'il ne puisse écrire ce livre tant le besoin de maturation de son intuition était fort. En parallèle sa rencontre décisive avec Jacques Lacan, sa vie, son propre parcours, l'amène avec son installation en Israël à retrouver des patients qui viennent ajouter leur terrible expérience à sa réflexion. Aujourd'hui il nous présente son travail en nous racontant le parcours,décharné,désincarné de ces êtres dont il porte en lui les histoires, avec la volonté de nous concerner sans se contenter de tirer les"leçons de l'Histoire".
Lumière des Astres Eteints : beau titre, il y tient, il le défend, cette première phrase du livre d'André Schwarz-Bart, il y va de son combat pour la dignité de chaque homme, cette lumière noire qui éclaire jusqu'au bout ces victimes de la barbarie nazie, dans les camps.
Ce n'est pas un livre sur les camps qui viendrait augmenter l'innombrable pile d'ouvrages sur ce sujet. Psychanalyste,la question du génocide est venue de ses patients. Il y a une différence entre le savoir et la vérité. La vérité c'est comme l'éclair. Il y a eu Sonia qui ne répondait à aucune des questions, et Simone qui lui apportait pléthore d'informations lui enjoignant d'apprendre et de reconnaître sa vérité. Mais c'était trop inouï ce qu'il entendait. L'une est venue éclairer ce que disait l'autre et soulever le voile sous lequel se perdait le psychanalyste.
Il se trouve alors enn terrain nouveau, inconnu.
Il détermine les structures mentales nouvelles chez les survivants: la mémoire, comme une amnésie feuilletée qui fait symptôme, l'éclatement du Moi, la reconstruction difficile et déformée.
Il déduit que nous sommes tous marqués par les camps. Pouvons nous dire que nous sommes tous issus des camps, l'enfant d'un déporté, le fils d'une française et d'un allemand, le fille d'un "collabo", le fils d'un engagé dans le wehrmacht, celui qui est resté passif...etc, jusqu'à identifier l'extrême douleur à celle indicible des survivants.G. Haddad relate ainsi l'"affaire Willomirsky, Mémoires d'un survivant"qui s'avèrent n'être que mensonges.
Primo Lévi se disait toujours dans le camp, Lacan qualifiait le camp comme "le Réel de notre temps"
La mémoire de l'homme post-camp n'est pas la même que la mémoire d'avant.
Après la guerre, G.Blitz, survivant des camps, voulant donner de la beauté et de la joie aux hommes crée ce qui deviendra le "club Méditerranée". Bruno Bettelheim dans son école de Chicago offre friandises et couleurs gaies aux enfants. Ne reproduisent-ils pas le schéma des camps dans leurs "contre-camps"?

Le patients de G Haddad se décrivent en enfant sauvage proche de l'autisme, différents récits concernant les enfants rescapés des camps dont celui d'Anna Freud,nous les décrivent aussi comme enfants sauvages. La destruction de la structure familiale, culturelle, religieuse, suscite chez ses enfants une réaction de survie de groupe, une solidarité agressive face à ce qui n'est pas leur groupe. A-t-on bien mesuré ce qui se passe chez nos sauvageons d'aujourd'hui ?

Le camp, c'est la folie : les nazis ont imposé une expérience psychotique aux hommes. Ils ont brisé en chaque être, cette chaîne essentielle du noeud lacanien "Réel, Symbolique, Imaginaire". Avec l'exclusion de la référence à la paternité,dans la volonté de détruire ce qui fait coupure entre la Nature et l'homme, le projet nazi a la cohérence d'éliminer du champ de l'humain la dimension de la "pamaternité" où l'on retrouve le lien à son prédécesseur et où l'on peut devenir géniteur.

Dans son étude, G Haddad reconnaît dans la littérature le lieu de ces récits (R Anthelme, G Perec, Styron), dans la peinture comtemporaine, l'expression du traumatisme,rencontre les philosophes d'Adorno à Arendt,et prend conscience du rejet violent de l'après-guerre, dans toutes les strates de la société, institutions psychanalytiques comprises,de ces "revenants" de l'autre côté du miroir, rejet encore plus violent pour les "rescapés du nazisme" arrivés en Israël de la part de la population juive de Palestine.
Là il découvre en Israël les études de Shamaï Davidson qui définit le "syndrome du survivant", souligne les dérives des politiques d'Israël et nous rappelle avec gravité l'expression de Y. Leibowitz :"ce n'est pas un pays qui possède une armée, mais une armée qui possède un pays",voulant ramener ce peuple à ses racines fondamentales.
G. Haddad alterne dans son livre les témoignages et les références littéraires et philosophiques, accompagné des grands maîtres qui ont jalonné sa vie, grâce à Lacan, avec Freud, Maïmmonide, puis Y. Leibowitz. Par le cheminement de son intuition nous prenant à témoin de son engagement pour une possible issue, dans un style qui nous rend réceptif et concerné, Gérard Haddad pointe de son expérience, ce qui englue notre occident, cette tâche stigmatisant tous les inconscients, qui amène chacun de nous soit à une culpabilité écrasante et paralysante, soit à l'attitude cynique de l'indifférence à la souffrance de l'autre.
Il nous dit et redit de ne jamais plus accepter que l'on mette à bas la dignité de l'homme. C'est son métier, c'st sa vocation.
En tous cas, il ne se sera pas tu.

Lina Cotterello Linacotterelo@gmail.com

Oui, livre très intéressant. On commence à sortir de Monsieur Je Sais Tout Mais seulement le mi dire, cad J Lacan. Donc à sortir du Mépris régnant, à retrouver le tâtonnement de celui qui cherche plutôt que la fatuité du mortel qui trouve.

Très beau livre, parce qu'il tisse au plus près histoires singulières et Histoire collective :
Comment l'univers concentrationnaire s'est inscrit insidieusement et pour longtemps dans le psychisme humain contemporain et
les organisations sociales. Glaçant.
Ce livre est aussi un courageux témoignage professionnel intime, où s'esquisse ce qu'est un "vrai" analyste : une sorte d'artisan, patient, questionnant, prudent, disponible, qui accepte par avance de "ne pas (tout) savoir"...
Haddad questionne aussi ses collègues, sa profession et ses collectifs associatifs, quand à la "Chose juive" et la Shoah.
Position "pas-toute", qui met en lumière les zones obscures, sourdes, silencieuses, de la "foule" analytique.

J'ajoute ceci :
Gérard Haddad dit de lui, dans ce livre, qu'il se considère "polymathe", à cause de sa curiosité qui lui fait sans cesse apprendre du nouveau.
Et il estime que ce serait à cause de ce trait qu'il n'a jamais pu enseigner (puisque il dit remettre toujours en question un savoir "inscrit"- nécèssaire pour enseigner - par un autre, plus récent.).
Or, moi qui ai lu un bon nombre de ses livres, je trouve à G.Haddad un formidable talent à transmettre, un vrai talent pédagogique. Sans doute il y-a-t-il donc diffèrentes façon "d'enseigner" : plus orales, ou plus écrites, etc...Les livres de G.H., m'ont en tout cas toujours beaucoup appris, et celui-ci ne fait que renforcer ce constat.

Il y a un enjeux dont on pourrait discuter avec G.Haddad, dans le prolongement de son dernier livre : celui des systèmes collectifs au 19/20ème siècle.
C'est-à-dire qu'il me semble que le camp de concentration n'a été que l'aboutissement totalement morbide, pervers et sanguinaire d'un phénomène qui avait déjà commencé bien avant, avec l'ère industrielle.
Ainsi les cités ouvrières du Nord, par exemple ressemblaient déjà à des univers concentrationnaires, alors qu'ils dataient de la fin 19ème siècle...Les phalanstères de Fourier, très anciens aussi (env. 1830 ?)...: des lieux de la "totalité", où on s'illusionnait sur le fait de pouvoir "combler" tous les besoins, les désirs, les manques dans un lieu clos. Où l'on voulait absolument faire le "bonheur" de l'autre. Mais pour mieux exploiter la "force de travail" de ses habitants...: On le sait bien, "l'enfer est pavé de bonnes intentions".
Ce que je veux dire, c'est que le "camp" et ces lieux "totalisants" et concentrationnaires existent depuis plus longtemps encore que la période de 39/45. La différence c'est qu'avec la Shoah, les nazis ont utilisé l'univers collectif moderne, le camp et son système fermé, pour y faire régner en maître la Pulsion de Mort.
N.Cappe.

A propos de l’ouvrage  de G.Haddad «La psychanalyse face au Camp » (fin 2011)
Dans quelle mesure un auteur praticien  de la psychanalyse peut-il ignorer ses prédécesseurs dés lors qu’il parle de la Shoah et qu’il  construit un contournement plus que maladroit …. Alors que pour tout praticien de la parole, et d’autant plus pour un psychanalyste dans son écoute, respecter ses collègues qui l’ont précédé est une position à préserver sans cesse. De quel  auteur s’agit-il  sinon de Gérard Haddad sur « Lumière des astres éteints, psychanalyse face aux camps »,
Et ce d’autant  qu’il a participé  pendant des années dans l’association  Psychanalyse actuelle fondée en 1987 à des travaux  qui portent sur les effets des « camps » dont il se réclame dans son ouvrage de 2012 d’être le seul, voire le premier en France à élaborer de telles questions, alors que le mot actuel est mis plusieurs fois en italique  page 173, 174 de son ouvrage sans citer la source dans son chapitre « Panne théorique »…Pourquoi ? et ce d’autant que ce terme d’actuel comme nom  de cette association fondée désigne  autant que possible la persistance, de nos jours, de tels effets au plus intime de chacun, chez les enfants et chez les adultes  descendants ou non de familles frappées par le nazisme. « Panne théorique » dit il : que fait-il   des notions cliniques avancées des 1986 de silenciation , de forclusion construite et d’autres pour désigner les atteintes graves des processus d’oubli et de refoulement des effets psychiques des crimes dans la « Destruction des Juifs d’Europe ») Ce qu’Anne Lise Stern déportée et psychanalyste élève de Lacan  avait déjà décrit comme irradiant telle une catastrophe atomique. Oui pourquoi un tel contournement de ses prédécesseurs? Des réponses sont possibles et questionnent le  lien social entre analystes abordant les effets de la Shoah au niveau du désir du psychanalyste lui-même et de ses limites.
(…la suite de ce texte est sur le site ‘Psychanalyseactuell’ où d’autres critiques sur ce livre sont mises en ligne)
JJ Moscovitz auteur de « D’où viennent le parents, psychanalyse depuis la Shoah » éd Armand Colin 1991 et réédité chez Penta-L’Harmattan 2007.  

Ce livre fait l’impasse sur les travaux précurseurs menés au sein de l’Association Psychanalyse actuelle, en particulier par J.-J. Moscovitz sur la psychanalyse depuis la Shoah, et ses avancées en termes de forclusion construite et de silenciation. Un livre arrogant qui se présente en précurseur d’une réflexion qui a en réalité commencé avant lui. Pourtant, le point de départ est un questionnement analogue : « qu’est-ce que le Camp produit aujourd’hui comme effets, dans nos modes de pensée, de vie, dans notre imaginaire, dans notre subjectivité, dans nos formes d’organisation sociales, dans nos institutions », écrit G. Haddad, p. 71 sans citer Psychanalyse actuelle dont s’est le questionnement central.

Je regrette infiniment cette polémique que je trouve indigne. J'ai dédié mon livre à Fernand Niderman, membre de psychanalyse actuelle. Est-ce rien ? Je n'ai jamais prétendu être ni le premier, ni l'unique. Ceux qui ont lu mon livre savent que c'est ridicule (pauvre Azoulay). Je n'ai pas cité, il est vrai un certain JJ Moscowitz, un habitué des insultes (cf Alice Cherqui). L'ethique de cet esprit confus qui s'est permis un jour de reprendre toutes la thèse de "Manger le Livre" devant Haym Yerushalmi à la Sorbonne sans dire qu'il n'en était pas l'auteur, est plutôt comique. Je regrette auprès de Maria Landau et des autres que j'estime mais dont je n'ai pas eu connaissance des travaux. La littérature sur le génocide est immense. J'ai décidé un jour de me limiter et de retracer mon expérience particulière. Qu'ils veuillent bien pardonner mes limites et mon allergie aux prétentions lanzmaniennes.

Pages