Avec "Les chagrins d'amour" (Seuil, 2012), Patrick Avrane nous offre déjà son dixième livre, après "Les Imposteurs, Tromper son monde, se tromper soi-même." (Seuil, 2009).

L'auteur prévient : "Le chagrin d'amour n'est pas le chagrin de l'amour, ni une perte d'amour, bien au contraire, mais la perte d'un objet d'amour." (p.10). Cet objet c'est le sujet aimé. Et pour l'aimant, c'est son être même qui est en jeu. L'auteur considère le chagrin d'amour, en toutes ses différentes versions, comme un objet en soi. À étudier, à analyser, donc :  Tristan et Iseut, Roméo et Juliette, À la recherche du temps perdu, Le Cid, Phèdre, Autant en emporte le vent, La Femme du Boulanger, Le Quai des brumes, La Princesse de Clèves et, tout spécialement, Les Souffrances du jeune Werther. Le "cas" Werther, cas princeps en la matière, longuement développé et repris à divers endroits de l'ouvrage par Patrick Avrane.

C'est son moi idéal que le sujet amoureux voit réalisé en l'autre aimé. Plus précisément, et grâce à la distinction introduite par Lacan, laquelle n'existe  pas chez Freud, entre le moi idéal (Ideal Ich), imaginaire (l'image au miroir) et l'idéal du moi (Ich Ideal), symbolique (les traits d'identification), c'est à la rencontre, ou plus exactement au croisement de ces deux types d'idéal que se déclenche l'amour. Mais, lorsque l'objet va faire défaut, se produit alors le chagrin d'amour : grave perturbation dans l'idéal !

Mais encore, l'auteur va plus loin nous transporter. Progressivement au fil de son ouvrage, il arrive à nous entraîner au cœur de sa pratique clinique, comme à travers d'autres œuvres évoquées qui s'ajoutent aux premières : celles de Roland Barthes, de A. Conan Doyle, de Jean-Jacques Rousseau, de Jules Verne qu'il connaît si bien, de bien d'autres encore. Ainsi d'autres noms viennent s'ajouter aux noms de Goethe, Shakespeare, Pagnol, etc. Les cas personnels de la pratique du psychanalyste Patrick Avrane prennent alors, dans le texte, des prénoms d'emprunt, comme il se doit, mais pas n'importe lesquels, des prénoms des tragédies ou drames classiques, pertinents en l'affaire qu'il traite.

En fin de compte, même si le chagrin d'amour est issu de multiples causes, c'est à chaque fois la même sentence : une condamnation sans appel ! Beaucoup en meurent. Pas tous. Certains surmontent ce chaos et le chagrin permet de retomber sur terre. Lourdement. Avec cet enseignement : nous sommes faillibles, l'Autre, comme moi-même, n'est jamais tout... pour l'autre. Néanmoins, le chagrin d'amour, en somme, si l'on n'en meure, se traverse... La perte de l'objet n'est pas la perte de l'amour.

Progressivement, par introductions successives, le livre nous amène à des réflexions de l'auteur concernant le psychanalyste, sa pratique, son exposition au transfert, c'est-à-dire à l'amour et, jusqu'au chagrin d'amour du psychanalyste, même si cela arrive sous forme d'épilogue à la fin de l'ouvrage. Peut-être touchons-nous ici le moment le plus important pour ledit psychanalyste, car c'est toute la délicate question du transfert qui revient sur le tapis. Question du transfert, donc de l'amour (Lacan) - question fondamentale de la psychanalyse, comme l'on sait -, qui est remise sur la sellette. C'est l'affaire Anaïs Nin, ses deux psychanalystes, René Allendy, puis Otto Rank, avec lesquels elle a des relations sexuelles et, entre ces deux épisodes, l'inceste consommé avec son père.

Patrick Avrane cite Freud, dans sa Correspondance (1873-1939), sa lettre à Martha Bernays du 28 avril 1883 (Paris, Gallimard, 1966, p.60) : "Pourquoi ne tombons-nous pas amoureux, tous les mois, de nouveau ? Parce que, lors de chaque séparation, une partie de notre cœur serait déchiré." (p.130).

Le psychanalyste devra donc se protéger de tout chagrin afin de pouvoir être à la hauteur de sa tâche qui est celle d'analyser et rien d'autre. Car il sait que si le transfert, c'est un amour dans le réel, celui-ci ne se fonde que sur un leurre, celui de la situation que provoque le dispositif inventé par Freud et la demande de l'analysant. Le psychanalyste est un sujet averti de cela. Sinon, s’il cède, dans cette perspective contraire... "Dans cette perspective, le chagrin  ne conduit jamais au deuil. Ce qui se répète, c'est l'imaginaire d'une satisfaction. Ce qui s'incarne dans chaque changement, c'est la croyance que l'amour de transfert est bien un amour véritable. On oublie qu'il s'appuie sur un leurre. Aimer, c'est instaurer l'objet d'amour à une place indue. Si c'est donner ce qu'on a pas, c'est aussi accepter la fiction de recevoir de l'objet aimé ce qu'il ne peut offrir. La fiction partagée, la croyance mutuelle en l'amour, ouvre la dimension de l'Autre dans la mesure où chacun accepte d'y croire. Dans un couple amoureux, aucun n'incarne pleinement l'Autre, pas plus Juliette que Roméo, Iseut que Tristan. En revanche, dans l'amour de transfert, l'Autre est présent ; pour l'analysant, cela ne fait aucun doute. Par définition, le psychanalyste est, pour lui, un sujet sachant, pas seulement tous les secrets, toutes les nuances psycho-affectives et les préférences sexuelles, mais tous les désirs refoulés, toute l'histoire oubliée, tout le discours inconscient, tous les mouvements pulsionnels."

"[...] Quant à l'analyste, dans cette séduction, il est lui-même pris dans la tromperie." (p.134)

Le psychanalyste n'a qu'un savoir-faire,  qu'un savoir-entendre, ajoute encore l'auteur. Et le transfert n'a qu'une cause : la cure analytique.

Enfin, conclut clairement et avec insistance Patrick Avrane : "L'amour de transfert. - et nous ne distinguons pas transfert de l'analysant vers l'analyste de contre-transfert de l'analyste vers l'analysant - est un amour véritable, mais totalement artificiel. Cela ne doit jamais être oublié, sinon la cure devient une imposture. Quand l'artifice qui le soutient, c'est-à-dire la demande momentanée inscrite dans l'éphémère d'une séance ou d'un temps de l'analyse, disparaît, le chagrin remplace cet amour illusoire."(p.134-135).

Et c'est alors une catastrophe subjective. Des deux côtés !