Un parcours psychanalytique

Si l’on est de ma génération et que l’on trempe dans la psychanalyse depuis quarante ans,… on connaît nécessairement la psychanalyste Sylvie Sesé-Léger, son parcours, sa “trajectoire”, dit-elle, son œuvre. Si l’on ne l’est pas, on aura tiré grand profit à lire ses livres et autres travaux incontournables sur les questions de l’identité sexuelle, du transsexualisme, de “l’invention” du féminin comme de son fondamental ouvrage L'Autre féminin (Campagne Première, 2008).

Avec son dernier livre, Mémoire d'une passion, Un parcours psychanalytique, Sylvie Sesé-Léger nous parle, pas à pas - dans un constant va-et-vient entre son texte et ses notes en bas de pages comme un contre-point éclairant -, de son parcours psychanalytique de psychanalyste afin de se demander, avec nous : comment devient-on psychanalyste, mais aussi,… pourquoi ?

Il s’agit ici d’une histoire, mais d’une histoire passionnée. Cette passion est celle du transfert, des transferts tumultueux et douloureux, finalement aujourd’hui traversés par l’auteur. A commencer par le plus tenace, son transfert à Jacques Lacan. Rétrospectivement c’est ce qu’elle appelle “se former au transfert”. Car, explique-t-elle, il n’existe pas d’autre formation, pour le psychanalyste. C’est comme analysante, analysée, psychanalyste, passeur, passante, rapporteur, nommée AE (Analyste de l’Ecole), membre de différents jurys, puis cartels de passe, que Sylvie Sesé-Léger arrive à cette conclusion. Au centre de son expérience, la passe, que l’auteur connaît, de l’intérieur comme de l’extérieur de cette singulière expérience, de cette invention lacanienne de 1967, et de sa pratique au cœur de son école à partir de 1969, l’Ecole Freudienne de Paris (EFP), fondée en 1964.

L’EFP, sa “Maison-mère”, dit-elle, Sylvie Sesé-Léger la connaît tout aussi bien, depuis le milieu des années 1970, lieu de tous les transferts, comme on dit de “tous les dangers”, pour s’y être complètement investie jusqu’à la dissolution de 1980. Mais, plus généralement, je dirais, Sylvie Sesé-Léger est une psychanalyste qui s’est complètement identifiée à l’histoire du mouvement lacanien de ces quarante dernières années. Elle y appartient en fait toute entière, de ses interrogations premières jusqu’à sa position actuelle où, membre de la Société de Psychanalyse Freudienne, elle en est aussi devenue la présidente...

Trois parties et sept chapitres construisent l’ouvrage.

Dans la première partie, intitulée Une expérience inaugurale : “la passe”, Sylvie Sesé-Léger nous entraîne à comprendre, en deux chapitres, de l’intérieur de sa double expérience, double position donc, celle de passeur et celle de passante, quels furent les enjeux théoriques, mais bien évidemment aussi politiques, dans lesquels étaient pris les jeunes analystes de ces années-là. Ceux-ci ne pouvaient, croyaient-ils, rien refuser à Lacan, pris dans un transfert inébranlable à ce psychanalyste à nul autre pareil. Ce théoricien d’une théorie à laquelle chacun se sentait contribuer, volens nolens, à son insu parfois, par sa pratique du divan pour l’analyse ou du fauteuil pour le contrôle, celui de Lacan ou celui de l’un de ses grands élèves, que l’on nomma, sur le tard, les “barons”. Car Lacan était non seulement ce clinicien hors du commun, ce théoricien fabuleusement inventif, mais encore un chef d’école, un maître et un directeur à la férule redoutable.

La deuxième partie s’intitule La dissolution et ses conséquences. Trois chapitres déplient ce titre.

En effet, c’est à partir de janvier 1980 (la lettre de dissolution de l’EFP, de Lacan, est datée du 5 janvier 1980), que l’on entra dans la “tourmente et (le) fracas”, l’objet du premier chapitre. C’était la fin de l’EFP, non sans soubresauts. Mais Sylvie Sesé-Léger, bien que formée à la philosophie et à l’engagement politique des années de jeunesse, ne prendra de distance que tardivement avec ceux qui eurent cette idée folle, cette pensée “dissolue”, de prétendre “succéder” à Lacan. Ah, le transfert, toujours le transfert… ! Elle participera à la Cause freudienne, mais ne s’engagera pas à l’Ecole de la Cause Freudienne qui y fît suite (j’allais dire, choisissant mes mots, qui en “découla” !).

Elle rejoindra plutôt, issus d’un travail de cartel de la Cause freudienne, les Cartels constituants de l'Analyse freudienne (je me souviens, j’en fus, mais en partis plus tôt…), dans l’espoir d’y construire… une ”Pure institution”, titre du deuxième chapitre de cette deuxième partie, institution fondée collectivement, loin, apparemment, du fameux “je fonde” un peu solipsiste de Lacan en 1964. Mais c’est, pour elle, à nouveau un échec institutionnel, la réalité des coulisses où tout ce qu’il y a d’important se joue, comme très souvent, ne se montrant pas à la hauteur de la scène exposée au public…

Après un petit temps passé à La Convention psychanalytique (née de l’éclatement du C.E.R.F. (Centre d'Etudes et de Recherches Freudiennes) 1983-1998), Sylvie Sesé-Léger finira par trouver un “chez elle” de compagnonnage avec quelques psychanalystes de sa génération à la Société de Psychanalyse Freudienne.

S’organiseront alors “De nouveaux chemins”, titre du troisième chapitre, à partir de 1991, et la reprise d’une nouvelle analyse personnelle, pour retravailler tout ce qui avait pu émailler sa vie et rester en souffrance au cours de toutes ces années de son parcours, années hypercentrées sur la question de la passe, la formation du psychanalyste et donc la transmission.

La troisième partie de l’ouvrage, intitulée Transmission, se décline en deux chapitres, L'intranquillité du transfert et Appartenir à une institution psychanalytique.

“L’intranquillité du transfert” est consacrée au contrôle. Comment celui-ci nourrit mais aussi perturbe celui-là. “J’ai le souvenir d’une séance de contrôle au cours de laquelle mon contrôleur entendit mon écoute buissonnière, alors que je me mettais à parler de moi : “Alors, qu’est-ce qu’elle raconte ?”, me demanda-t-il. Par cette question, il m’incitait à revenir aux dits de mon analysante dont je m’étais écartée, sans doute sous “l’influence” d’associations déplaisantes qui s’étaient faufilées, à ce moment-là, dans mon écoute !”, écrit Sylvie Sesé-Léger (p.112). Qui pense aussi qu’il n’est pas bon de poursuivre de concert et l’analyse personnelle et le contrôle, dans le même temps, car il y a toujours ce satané transfert et son aliénation inhérente qui veillent à ne pas vous lâcher...

“Appartenir à une institution psychanalytique” s’en va, chemin faisant, vers la fin de l’ouvrage. Sylvie Sesé-Léger a fait ce choix, elle a tranché dans son sentiment d’errance et de morosité qui l’envahissait après la dissolution de l’EFP. Elle “appartient” (comme on dit toujours, un peu bizarrement tout de même… !), aujourd’hui, à une institution psychanalytique qui a pour titre la Société de Psychanalyse Freudienne. Georg Groddeck, dont l’auteur analyse, en contre-point, une partie de sa correspondance avec Freud fait figure ici de contre-exemple. Lui ne put choisir. Freud le considéra, cependant, et malgré une certaine ambivalence des deux côtés, toujours comme faisant partie de la communauté des psychanalystes puisqu’il reconnaissait l’essentiel de l’apport freudien, c’est-à-dire l'inconscient, même s’il l’appelait le “ça”.

Mais alors : “Quel sens cette inscription revêt-elle pour un psychanalyste ? Que signifie la notion d’appartenance à une société ? Quelle est la valeur subjective d’une admission dans un collectif de psychanalystes ? Sur quoi se fonde-t-elle ? Quelle est la nature du transfert dans l’institution et sur l’institution ? Pourquoi dans la vie collective, le narcissisme des psychanalystes est-il redoublé ? Pourquoi ces rivalités fratricides ? Pourquoi ce pouvoir qui puise sa violence dans les ressorts du transfert et de la suggestion ?” (p.113)

Toutes ces interrogations sont celles de l’auteur, mais ne sont-elles pas aussi celles de tout psychanalyste depuis les débuts ? Sylvie Sesé-Léger les a résolues, ponctuellement, pour elle-même, en y apportant réponses dans son histoire. La sagesse de son texte laisse le loisir à tout un chacun de le faire à son tour, singulièrement, pour lui-même.

Et l’auteur, maintenant, de conclure sur la transmission : “Cet ouvrage est centré sur une expérience transférentielle singulière, sous de multiples facettes. Dans cette perspective, il met en évidence le rôle joué par l’énigme au cœur de la transmission de la psychanalyse. Comment se transmet la connaissance de l’inconscient acquise dans l’analyse ? Qu’est-ce qui se transmet du savoir de l’analyste dans la conduite de la cure ? Ma formation s’est effectuée dans un environnement où ces interrogations étaient prégnantes. Je ne pouvais échapper à leur insistance.” (p.122)

Questions passionnantes, donc, quelques réponses non-dogmatiques qui sont celles des choix de Sylvie Sesé-Léger pour elle-même. A chacun, à chacune, maintenant, de reprendre pour soi-même ces interrogations en les faisant siennes, afin de prendre place dans l’histoire, si on le souhaite, du mouvement psychanalytique de Freud à Lacan, et, aujourd’hui, on le pressent, bien au-delà… !

Contre les détracteurs de tout poil d’aujourd’hui qui la condamne à jamais, et pour paraphraser un célèbre télégramme, que je cite de mémoire,… mais avec passion : “Psychanalyse pas morte, lettre suit” !

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