Pourquoi le travail est devenu souffrance

Est-ce que l’agronomie a des choses à nous dire sur la psychanalyse et si oui, lesquelles ? Après la psychiatrie, la psychanalyse, les essais, les traductions, le journalisme, Gérard Haddad accomplit ici une nouvelle métamorphose, le revoici agronome. Il nous présente ce qui aurait dû être en toute logique son premier essai. Mis en chantier quarante ans plus tôt, ce livre qui prend forme aujourd’hui pourrait s’appeler « Discours sur l’origine et les fondements du travail ». Si nous nous rappelons que pour Freud le but d’une cure est de permettre au sujet d’aimer et de travailler, ce petit ouvrage nous propose rien moins que de saisir les structures originelles du rapport de l’homme à son labeur et leurs articulations psychanalytiques.

Cette réflexion théorique a pour fil conducteur ce phénomène humain par excellence, plus précisément le travail agricole, le premier travail humain. Avec un plaisir évident de raconter, l’auteur commence par entrelacer ses observations et le récit de leur histoire. Nous sommes dans les années 60 en Afrique sub-saharienne, dans les rizières de Casamance. Le paysan sénégalais semble rétif et plein de contradictions face au progrès technique qu’on lui propose. Il le refuse apparemment. Dans cette société villageoise, tout le monde fait la même chose. Seule une division sexuée du travail existe. L’homme laboure et la femme sème. Les champs situés près du village ne peuvent être cultivés que de manière traditionnelle. Si l’on veut expérimenter de nouvelles méthodes, il faut s’éloigner quitte à devoir défricher une forêt. Le brouillard des observations finit par se lever. Il semble que le travail entretienne des rapports avec le sacré, que le travail et l’homme y soient articulés l’un et l’autre.

L’explication du titre nous est livrée plus loin : le mot travail a pour étymologie Tripalium, instrument de torture destiné à contraindre un supplicié. Cette ternarité, on la retrouve dans l’analyse, le découpage qu’il fait ensuite de ce qu’il appelle le travail à son stade moléculaire, observé dans le rapport du paysan avec la nature. Au-delà des nombreuses observations ethniques et agronomiques, il est mis à jour trois types d’organisation du travail agricole : ou bien tous les intervenants agissent de la même façon répétitive, société égalitaire ou personne ne prélève de plus-value sur personne, ou bien avec l’apport de la traction animale, ils n’éxécutent pas tous la même tâche et les travaux s’articulent, se « déplacent » entre eux. Apparaît alors la notion de prestige liée aux différentes fonctions. Enfin, dernière séquence, dans le troisième type envisagé, l’agent « condense » à lui seul plusieurs tâches via le machinisme.

Ces observations d’état premier, de déplacement et de condensation sont ensuite habilement mises en parallèle avec les notions de « Travail » du rêve décrit par Freud. Poussant plus avant ces convergences, les mécanismes du travail agricole ayant selon lui des affinités avec le travail psychique - Il nous rappelle que Lacan identifiait le déplacement à la métonymie et la condensation à la métaphore - Gérard Haddad émet l’hypothèse que le travail humain pourrait lui-même avoir une structure langagière, voire que tout ce dans quoi l’humain évolue pourrait être structuré comme un langage. Tels Monsieur Jourdain, ne déplaçons-nous pas et ne condensons-nous pas sans le savoir ?

Côté travail, plus on avance, plus ça condense. Chaque mutation a un impact subjectif et entraîne de nouvelles modifications dans lesquelles l’homme est pris à l’aveugle. Mécanisation, motorisation, informatisation puis robotisation. Le travail, voie de sublimation des pulsions perd son sens. Le sous-titre le dit, travailler comme ne pas travailler peut être vécu comme une souffrance. On finit par comprendre pourquoi le paysan Diola, remuant la terre armé de sa houe, refusait d’entrer dans le monde des toubabs. Pressentait-il que le travail avait une fin ? Ou que celui-ci a une face lumineuse et une face sombre ? Nos avancées sont-elles vraiment des conquêtes ou coupent-elles souvent l’homme de la finalité de sa tâche ? Heureusement, nous dit Gérard Haddad, que l’homme moderne s’en va dans ses moments de liberté, bricoler, jardiner ou partir en week-end, pour retrouver l'homo faber qui est en lui, le contact avec la glèbe ou le bonheur qui est dans le pré.

Précision à propos de l’origine du mot travail : c’est bien tripalium, mais le mot latin pour désigner le travail réel est negotium, sphère de la production par opposition a otium, sphère du loisir libre de toute activité liée à la subsistance. Il semble que tripalium, l’instrument de torture, soit un équivalent tardif du mot travail dans le bas latin populaire. Peut-être quelque chose d’ironique qu’on se disait, du genre : « Tu vas au tripalium aujourd’hui ? ». Pour le coup un déplacement de sens. A cet égard, la sphère de l’otium est celle de l’idéalisation au sens de Freud, c’est-à-dire aussi de la sublimation.

Gérard Haddad nous confie « qu’il appartient à une espèce fort rare et sans doute sans descendance, celle des agronomes psychanalystes ». Au demeurant, ce livre, sorte de tressage d’anthropologie et de psychanalyse peut intéresser beaucoup plus que le seul psychanalyste. On y entend parler à la fois Jacques Lacan et le paysan mandingue. On y constate à nouveau que l’Afrique, notre mère à tous, a beaucoup à nous apprendre. Même s’il cède un peu aux charmes du pessimisme et de la menace lancinante de la modernité, ce livre est une illustration que la psychanalyse est une science jeune et en mouvement. Petit livre mais grandes questions.

Gérard Haddad est agronome de formation, psychiatre et psychanalyste, Il a publié entre autres : Manger le livre, L’enfant illégitime, Le jour où Lacan m’a adopté, Le péché originel de la psychanalyse, Lumière des astres éteints.