Lacan et la langue anglaise

Jean-Pierre Cléro

Toulouse, Érès, 2017, 398 pages

 

 

Luiz Eduardo Prado de Oliveira

 

Jean-Pierre Cléro est professeur émérite de philosophie à l’Université de Rouen. Il enseigna cette discipline aussi à Sciences-Pô, Paris. Ses livres montrent qu’il possède une vaste culture et un style admirable, sans jamais tomber dans le jargon commun en psychanalyse. Cet auteur a aussi publié un Y a-t-il une philosophie de Lacan ? en 2006, un Dictionnaire Lacan en 2008, Le vocabulaire de Lacan, en 2012. Outre ses livres sur la pensée-Lacan, il a aussi publié sur la philosophie anglaise : un Bentham contre les droits de l’homme en 2007 (en collaboration avec Bertrand Binoche) et un essai de psychologie des mathématiques en 2009.

C’est un auteur prolifique et rigoureux. Son livre actuel constitue aussi une sorte d’estuaire où viennent se joindre les thèmes de ses précédents livres. Divisé en cinq parties, tout de suite après son Introduction portant sur « Lacan et lalangue anglaise », où Cléro écarte la tentation de l’utilisation de ce néologisme, il attaque une première partie qui porte sur « Lacan et les philosophes anglais », où l’auteur signale le caractère approprié ou en porte à faux des citations de Lacan, mais où il révèle aussi sa maîtrise du domaine qui est le sien, la philosophie.

La deuxième partie porte sur « Quelques éléments de logique et de linguistique », où nous entrevoyons quelques unes des sources des mathémes, entre Lévi-Strauss, Jakobson, Chomsky, Whitehead, Frege et Boole. La troisième porte sur « Les écrivains anglais et leurs commentateurs » ; la quatrième sur les « Psychologues et psychanalystes lus en anglais », la cinquième sur « Les savants anglophones cités pour des raisons épistémologiques ». On trouve enfin une « Bibliographie succincte », extrêmement utile, où il est possible de mieux comprendre le parcours effectué par l’auteur au cours de ses recherches et réflexions.

C’est un travail à tout point de vue remarquable, comme je l’ai déjà signalé, écrit dans une langue enlevée, avec un style clair et accessible qui fait apparaître un autre Lacan, dont la vaste culture devient accessible grâce à celle de Cléro.

On regrettera cependant certains partis pris. Ainsi Ella Sharpe (et non Scharp !) qui se trouve placée parmi les « écrivains anglais et leurs commentateurs ». En fait, elle est une des meilleures spécialistes de Shakespeare tout au long de la première moitié du siècle. Elle est une des fondatrices du Middle group et écrivit d’importants articles sur la technique analytique, sur l’approche psychanalytique de l’art, de la littérature et de l’éthique. Surtout, elle est une des premières psychanalystes, sinon la première, à proposer une étude psychanalytique de la métaphore. Certes, son article date de 1940 et elle semble tout ignorer de Saussure, mais à l’époque cela n’est pas encore rédhibitoire. La méthodologie de Cléro aurait permis de considérer ces facteurs, et même exigé leur prise en compte.

Ce problème se reproduit avec Edward Glover. Cléro le considère de manière secondaire, comme faisant partie des auteurs sans grande importance, au même niveau que Thoma Szasz ou Hermann Nunberg, moins importants pour Lacan qu’un Balint, que Winnicott, que Melanie Klein ou Otto Fenichel, qu’Ernest Jones. Cléro évoque, la position favorable de Lacan à l’égard de Glover , qui salue son effort pour situer la perversion « quelque part par rapport à une chaîne ». Or, Glover est l’un des auteurs que Lacan cite le plus. Il est son principal interlocuteur en ce qui concerne les perversions. Lacan évoque particulièrement son approche lyrique de cette figure de la nosographie et cite littéralement le passage où son style attire son attention – Glover caractérise la perversion comme « un monde extérieur qui représenterait la combinaison d'une boutique de boucher, d'un public lavatory, (autrement dit d'un urinoir ou quelque chose même de plus élaboré) sous un bombardement, et d'une post mortem room, d'une morgue194. » Ce psychanalyste revêt à l’époque encore une autre importance : d’abord, Lacan salue le caractère poétique de sa description de la perversion, mais plus fondamentalement il est à l’époque vice-président de la Société britannique de psychanalyse et, à ce titre, un des principaux dignitaires de l’Association psychanalytique internationale ; ensuite, Glover semble se situer dans son usage de la langue psychanalytique anglaise dans une position similaire à celle de Lacan dans son usage de la langue psychanalytique française, en ceci qu’ellles n’occupaient pas pour eux la place d’un langage courant, quotidien, littéraire au même sens que pour Freud, mais se situaient comme un calque de leur allemand inspiré de leurs riches traditions littéraires peut-être, mais aussi complexes, Laurence Sterne éventuellement pour Glover, Stéphane Mallarmé ou Luiz da Gongora pour Lacan.

Je trouve dommage que l’auteur n’ait pas poursuivi sa métaphore de lalange car le seul vrai problème serait celui de sa définition. À mon avis, l’appel à la topique de Freud serait ici enrichissant. Lalangue serait celle du rêve déçu, entre imaginaire et symbolique. Que Lacan ait rêvé de l’anglais et de la psychanalyse de langue anglaise pour autant qu’elle ait été liée à l’appareil de l’Association internationale me semble évident. Lalangue anglaise correspondrait à un idéal de Lacan, rejeté et d’autant plus chéri. Tout ce que Lacan peut dire sur la langue anglaise et son rapport à la psychanalyse vient toujours buter contre cet état de fait : ce sont ces derniers qui n’ont pas reconnu chez Lacan la qualité de psychanalyste ou, du moins, qui ne l’ont pas reconnu comme étant l’un des leurs. Dès lors, tout se prête plus clairement au transfert. L’introduction de Lacan et la langue anglaise est riche de réflexions au sujet du rapport de Lacan à la langue. Tout autant que celle de James Joyce, lalangue de Lacan serait un mélange, une sorte de franglaisallemand, peut-être ? Aurait-il contribué à donner à son français sa tonalité si particulière.

Nous trouvons ici quelque chose de remarquable. Bien peu sont les philosophes qui, dans leur réflexion sur la psychanalyse, laissent une place à la notion de transfert. Je mentionne, à vol d’oiseau, l’article de Manuel de Dieguez, « Freud et la philosophie » et celui de Bernard Lemaigre, « Phylosophie et Psychanalyse », qui posent le transfert comme apport essentiel de la psychanalyse à leur domaine. Je crois me souvenir d'avoir été choqué du fait que le mot de « transfert » n’apparaisse pas dans De l’interprétation, de Paul Ricœur, plus encore qu’il ne figure pas dans l’« Index Thématique » du Freud, la philosophie et les philosophes, de Paul-Laurent Assoun, quoiqu’il soit possible de soutenir peut-être que, absent, il irrigue son œuvre. Ce mot n'apparaît pas non plus dans le livre de Cléro. Curieux ? C’est la règle chez les philosophes.

Cet auteur le remplace par une réflexion sur la citation ? Peu d’endroits autres que la citation mettent en jeu à ce point le transfert. Dans son livre Palimpsestes, Gerard Genette l’a théorisé en tant que « transtextualité » bien avant que la transsexualité ne soit à la mode, Antoigne Compagnon a sous-titré « Le travail de la citation » son livre La seconde main. Cléro les connaît probablement, mais ne les a pas mobilisés pour étudier Lacan et ce qu’il en fit de ses citations, qui couvrent une riche gamme de cette figure de style dans la pensée française du vingtième siècle. Cléro évoque son savoir en mentionnant quelques-uns des principaux usages de la citation par Lacan. Ainsi, il sait que ce n’est pas parce qu’il ne cite pas plus tel ou tel auteur qu’il est moins ou plus important pour Lacan. Il mentionne moins Glover que Melanie Klein, qu’il cite toujours, dans vingt-deux de ses vingt-quatre séminaires, s’appropriant souvent son anglais. Et quand Lacan s’éloigne de Melanie Klein, c’est pour passer à la bouteille de Klein, ce qui permet de dire que, autant qu’à la transitionnalité de Winnicott, l’objet est surtout un klein « a ». Ce que Lacan doit à Winnicott, me semble-t-il, c’est au même titre que Winnicott en est redevable à Melanie Klein, y compris pour s’en démarquer.

Comment peut-on oublier l’importance de James Strachey ? Il est le responsable de la Standard Edition qu’il publia entre 1943 et 1974, alors que les Séminaires de Lacan s’étendent de 1953 à 1977, de telle manière qu’une certaine superposition se présente entre la parution des volumes de la Standard et les Séminaires, qui fonctionnent comme point et contrepoint. L’année où Strachey publie son volume contenant l’article sur Schreber, Lacan donne son séminaire sur Les Psychoses par exemple.

Cléro souligne que la psychanalyse n’est pas plus germanophone qu’anglophone à son origine, à commencer par Freud, qui rêve de sa famille anglaise et dont les patients présentent l’anglais comme symptôme, d’où l’inanité des tentatives de mieux cerner Freud à travers l’allemand seul plutôt que songer d’emblée à une multiplicité de langues.

Lacan et la langue anglaise excelle encore dans l’établissement de rapports entre philosophie et langue anglaise dans la pensée de Lacan, ou dans l’articulation entre littérature anglaise et avancée de la pensée lacanienne, à commencer par Shakespeare bien sûr, mais en se poursuivant par Edgar Allan Poe et Lewis Carroll, à qui Lacan réserva des places à part, sans rien dire de James Joyce. C’est desservir Lacan, me semble-t-il, que de ne pas relever ses défis et ne pas le questionner. Cléro le fait, sans craindre d’épingler ses défaillances, non pas pour l’en accuser, mais pour montrer là où jaillit l’inconscient et où se développe sa créativité. C’est une des conditions de l’avancée de la psychanalyse.

Entre les comparaisons, émergent aussi les analyses plus ou moins étendues au sujet de ce qui serait propre à la langue anglaise et ce qui caractériserait le français ou l’allemand. Cléro s’y avance sans aucune preuve autre que celle de sa créativité, de son imagination, de sa capacité d’analyse aussi, révélant par là un des aspects essentiels de la pratique analytique : la créativité du psychanalyste. Celle de ce livre devrait inciter chacun à le lire.

Peut-être puis-je maintenant dire un mot de mon transfert ? Probablement alors qu’il était rédigé, des amis m’avaient invité à assurer un enseignement portant sur l’introduction à la pensée de Lacan à des jeunes analystes australiens. Ce furent des cours portant sur le rapport de Lacan à la psychanalyse de langue anglaise. Comme celle de Freud ou de Melanie Klein, la psychanalyse de Lacan prend source d’un ruissellement entre les langues et les auteurs plutôt qu’elle ne suit un fleuve tranquille. Ceci me semble être le point de convergence entre nos démarches, entre celle de cet auteur et la mienne.