Dans la maison François Ozon

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François Ozon, 2012, Dans la maison : Les noms du père ?

Jacques Lacan nous a laissé un certain nombre de formules étranges, dont on sent qu’il faut du temps et du jeu pour que peu à peu, ou par chance, à l’occasion, l’une d’elle s’éclaire : « il n’y a pas de rapport sexuel », « la femme n’existe pas », « ne pas céder sur son désir », [lenõdyper] qu’on pourrait écrire « noms du père/Père », « nons du père », « non dupes errent » ?

Le film de François Ozon, Dans la maison, m’a fait songer à ce dernier aphorisme, comme si la formule lacanienne s’en éclairait ou qu’à l’inverse ce calembour énigmatique pouvait révéler quelques aspects d’un film complexe.

Un professeur, Germain (Luchini, auquel le rôle sied parfaitement) et un élève (sensible et élégant jeune homme (Ernst Umhauer) auquel l’uniforme confère la séduction du collégien anglais des années 1960), tous les deux pervers, se mettent à écrire ensemble, l’un qui ne peut pas, et pousse l’autre qui a le talent, la fraîcheur, l’audace de tout essayer, le charme, la langue. L’histoire est pleine de trappes et de mises en abyme : le récit 1 suit en effet la relation entre le maître et le disciple, qu’un intérêt mutuel assez trouble unit, tandis que le jeune homme raconte l’histoire (2) d’un de ses camarades, Rapha, et de sa famille dans laquelle il s’est immiscé par voyeurisme, jalousie, désirs multiples, et qu’il décrit avec ironie, réalisme, puis avec une pointe d’émotion quand il s’éprend de la mère de son camarade, Esther, baptisée ironiquement la « femme de la classe moyenne ». Mais ce titre amer qui rappelle la satire sociale d’un Flaubert, dont le Madame Bovary, figure un modèle indépassable pour le professeur, n’est qu’un trompe-l’œil car le propos social est assez vite dépassé par un jeu de séduction à plusieurs niveaux.

Satire

Si satire sociale il y a, elle englobe tous les protagonistes : le professeur cynique, sa femme, galeriste tâchant de ménager le snobisme des clients, l’ignorance de ses commanditaires (Yolande Moreau dédoublée en propriétaires jumelles d’une galerie d’art aussi simple qu’abscons) et son ambition artistique. La moyenne bourgeoisie cultivée n’est pas moins ridicule que la petite bourgeoisie représentée par le cadre commercial, sa femme et leur pavillon magnifique dont la décoration est le rêve inépuisable d’Esther. Il y a une profusion de beaux sujets dans le film : comment appréhender l’art contemporain sans pusillanimité ni forfanterie, avec quel langage ? Comment lutter contre l’inégalité à l’école : les uniformes supposés créer de la démocratie en lissant l’image des élèves peuvent-ils quoi que ce soit contre les inégalités qui font que l’un est bon, l’autre mauvais en maths, en français, que l’un est athlétique, l’autre maigrichon, que l’un a une mère l’autre non, bref que la singularité préside en tout.

Le collège est un beau sujet de dérision, depuis le discours de rentrée, la novlangue pédagogique, dont le professeur et protagoniste, n’est pas dupe, qui s’en irrite avec l’espèce de regard étonné de Luchini qui sait si bien avoir l’air de se demander si ce qu’il voit ou entend est vrai.

Le professeur est le personnage lucide, celui qui n’est pas dupe. Sa femme (Christine Scott-Thomas) le reconnaît : l’une de ses rares qualités est la lucidité. Il sait que l’école se trompe, il sait qu’il n’a pas de talent, il sait que la littérature c’est Flaubert, lui-même grand maître en lucidité. Pourtant, en s’engageant dans l’écriture avec son élève, il se laisse mener par des désirs inavouables (que sa femme devine) et des désirs qu’il ignore plus encore : voyeurisme, désir homosexuel pour un jeune garçon, désir de Pygmalion, paternité refoulée qu’il semble ignorer, etc.

Récits imbriqués

Le récit (2), celui qui est raconté par le jeune garçon tisse sa toile autour de la famille Rapha, suscitant de beaux moments de suspense (avec musique de thriller), quand l’intrus épie, se promène la nuit de chambre en chambre, écoute, caché, les conversations, tandis qu’un autre suspens hitchcockien anime le récit (1) lorsque le professeur vole une épreuve de mathématiques, se compromet avec son élève, risque sa réputation et sa place en intervenant dans l’histoire des personnages. Tandis que le professeur et l’élève se demandent comment fonctionne un bon récit — que va-t-il se passer ? qu’est-ce qui meut les personnages ? quel désir ? —, par-dessus leur épaule, le cinéaste tisse son propre récit, posant les mêmes questions, à un autre niveau. Le narrateur/écrivain devient personnage et se trouve à son tour piégé.

La complexité du film vient pour une part du jeu de manipulation entre l’élève et le professeur, l’élève et son personnage (Rapha), dans un jeu de dupes et de miroirs. Par exemple, l’élève qui croyait observer discrètement la maison de Rapha ignorait que la femme de la maison l’avait repéré depuis très longtemps, et l’observait également.

Pour une autre part, la complexité provient de l’imbrication très étrange entre le récit oral et le récit filmique. Le texte du roman en cours d’élaboration rythme le film, tandis que l’image réalise en même temps les possibles narratifs. Et l’on se demande pourquoi cette redondance, loin d’être pesante, a du charme, dans le jeu étrange entre la voix/texte et l’image. On est parfois amusé de ce redoublement, en un écho très proche, comme si on avait au fur et à mesure la preuve d’un réalisme doublement affirmé, par les détails du texte et par la mise en image ; on est également souvent déconcerté et si l’on fait attention, on s’aperçoit que le texte ne dit pas toujours la même chose que l’image ou que celle-ci cadre un détail inaperçu dans le texte. Le texte ne donne pas la couleur d’un survêtement que l’image doit nécessairement représenter : comme l’indique Claude à son professeur, tout réalisme a ses limites et tout texte ses ellipses. Le tout est de savoir sur quoi l’on s’attarde.

Plus intéressant, le texte peut raconter une situation, évoquer un sentiment, un mouvement, pour son intérêt dramatique : les personnages assis sur le canapé regardent la télévision et le film semble la satire d’une famille petite bourgeoise, une comédie de mœurs, tandis que l’image, donne une toute autre importance aux corps, à la sensualité des contacts, à la peau, aux frémissements des lèvres ou à des regards que le texte n’avait pas envisagés, transformant la séquence en scène d’un érotisme voilé, provoquant un léger malaise. La redondance est donc illusoire et la surenchère de réalisme n’aboutit qu’à une manipulation du spectateur qui bientôt découvre que la réalité lui échappe : il ne sait plus si ce qui est raconté par l’élève est vrai ou inventé, si c’est une version possible mais non définitive (comme le suicide de Rapha), voire une fiction totale. On en viendra peu à peu à mettre en doute à peu près tout et la recherche d’une fin, à partir de la rupture entre Claude et les Rapha,  une fin que le jeune écrivain cherche « pour son professeur », dit-il, n’est plus qu’une suite de scènes plus ou moins vraisemblables, plus ou moins possibles, dont aucune ne semble plus avoir le cachet du réalisme et de l’authenticité. Les deux personnages finissent par contempler un immeuble, aux vitres duquel se déroulent une infinité de scènes de théâtre ou de roman, toutes possibles, toutes fictives. Le plaisir des histoires s’est substitué à la quête de vérité et la recherche du réalisme a cédé la place au jeu (théâtral). Tout est vrai, rien n’est vrai. Le spectateur manipulé se console en jouissant de spectacles dont la première qualité est d’être multipliables à l’infini, tandis que l’existence semble à l’inverse procéder au choix et au rétrécissement des possibles narratifs (vie du professeur Germain, ou de l’ouvrier handicapé, vie d’un brillant élève se limitant peu à peu). L’addition de témoignages réalistes, à partir du texte et de l’image aboutissent donc à une négation du réalisme et non à sa saturation.

Les mots et l’image (l’imaginaire et le symbolique)

Le premier enjeu du récit est de s’interroger parallèlement sur la littérature et l’art, sur les mots en général : les mots ne servent qu’à enrober un projet creux, à dérouler leur pompeux vide sur le vide du ciel, dans un catalogue d’art contemporain ; ils servent à séduire et à mentir, à ourdir un projet pervers dont le jeune Rapha pourrait être la victime tragique. L’art vu comme une imposture s’entoure d’une novlangue qui vaut celle des pédagogues, tandis que la littérature, continuant le projet flaubertien, préfère le bon goût (mais qu’est-ce que c’est ?) à l’émotion et au sentiment éprouvé, le vraisemblable à la vérité, la cruauté et la lucidité à l’échange et à l’émoi. Le professeur flaubertien finira, cependant, par s’émouvoir d’une tendre amitié, d’une sollicitude, d’une présence désintéressée et toute simple à ses côtés. Peut-être découvre-t-il alors, son désir d’avoir un fils qui veille sur sa fragilité bien qu’il n’ait pas su lui-même veiller sur lui et le guider quand il en avait la charge.

C’est une manière de dire qu’être père, c’est parfois accepter d’être aimé et pris par la main par son fils, quand on croyait qu’il s’agissait de mener l’autre et de lui enseigner. De telle sorte que si la paternité et les noms du père sont bien au cœur de ce film, à travers trois figures d’hommes : le père Rapha, le père handicapé et solitaire, le professeur non père qui pourrait être en mal de paternité, on ne sait pas pour autant ce que c’est qu’être père. Les mots ne trouvent, on le sait, de sens symbolique que par la métaphore paternelle, dans un « point de capiton » qui arrête la valse des signifiants. Aussi bien Germain est-il perdu dans les mots et les histoires, incapable de s’apercevoir que l’usage des mots peut tuer symboliquement, lorsqu’il « déshabille » la copie de Rapha, métaphore si bien trouvée par Claude et qui rappelle au professeur ce que parler veut dire, dans une situation comme celle d’un cours où le symbolique devrait prévaloir sur le caprice, l’ironie et les désirs pervers par lesquels le professeur s’empare des vies des élèves. Les mots et les histoires sont, dans certaines circonstances, des actes, aussi bien créateurs que destructeurs.

Pourtant, si les mots servent à manipuler et à couvrir le vide, voire à détruire l’autre et à se leurrer sur son désir, les images ne disent pas pour autant la vérité, puisqu’elles nous manipulent également en nous faisant plusieurs fois prendre le faux pour du vrai, en cachant hors champ certains détails, en cadrant de manière astucieuse les corps, les objets, les paysages qui ne disent jamais tout ce qu’ils sont, en donnant à voir de fausses évidences. C’est le second enjeu du film : défaire le leurre des images.

Ainsi tout est transparent comme le suggère l’image saisissante du professeur enfermé dans son bureau/aquarium avec son élève, mais cette transparence ne dit rien de ce qui se trame vraiment derrière les parois, les vitres, les fenêtres des maisons qu’on observe, les images d’un film, les pages d’un livre. On ne sait pas ce que disent les personnages, puis quand on le sait, on ne sait pas ce que ça dit.

Quel garant alors ? Et les mots sont-ils aussi creux qu’ils le semblent à Germain, lorsqu’ils parlent d’un ciel que le film ne discrédite pas par ailleurs, les tableaux de cette artiste chinoise ayant eu l’heur de séduire Esther qui en révèle la poésie ? N’est-ce pas plutôt Germain qui passe à côté d’une dimension de l’art et de sa description à laquelle il est hermétique, faute d’apprécier la poésie et de fréquenter le vide salutaire ? Le projet flaubertien ne se réduit pas à la peinture sociale de la bourgeoisie ni à l’analyse implacable du bovarysme sentimental. Flaubert voulait écrire sur « rien », comme l’artiste chinoise du film tenterait de capter un presque rien dans les nuances du ciel, comme la voix décrivant un tableau disparu qui ne saisit plus que le vide entre les écouteurs. Les mots comme les images s’épurent et se mesurent à ce silence et à ce vide, à la disparition des choses qui doivent être symbolisées dans leur évanescence plutôt qu’enrobées d’une rhétorique censée leur donner consistance et qui n’est que mensonge.

La description du tableau qui a été brûlé est le contrepoint du film d’Ozon qui maintient, quant à lui, la description et le tableau ensemble. Mais par ce chemin différent, on arrive peut-être au même résultat car les réalités additionnées s’annulent. En fait, aucune description n’est exactement congruente à un texte et vice versa ; les mots et les images ne se recouvrent pas, ne se contredisent pas, ne s’additionnent pas. Si leur jeu peut accentuer l’illusion de réel, leur décalage creuse en même temps le doute, leur dialogue tantôt rassure, tantôt fragilise toute perception. On ne sait plus qui dit vrai et sous la description, entre mots et images, le vide se fait par le trop plein.

Les noms du père

C’est pourquoi, finalement, les non dupes errent. À l’instar de Germain, ils croient que leur lucidité les protège quand elle les précipite dans des passions d’autant plus aveugles qu’ils s’en méfiaient. Les voilà pris au piège des désirs qu’ils ignoraient tout à fait, sous les désirs qu’ils croyaient connaître. Car si la question qui tient le récit est bien : « que veut le personnage ? », le problème est que lui-même ne le sait pas.

Les dupes errent, bien sûr, comme les Rapha, dupes des rêves petits-bourgeois de décoration et de réussite sociale (des images), mais les non dupes errent également, pris par des mots qu’on aurait voulu iconoclastes (briseurs d’images) et qui finalement cachent d’autres images (être écrivain, séducteur, maestro, jeune prodige, personnage déjà joué de Théorème ou de Chabrol). Peut-on dire que les noms du père sont toujours illusoires, même s’il faut bien tenter de les énumérer et de les incarner ? Le père qui souffre, seul, et qui doit être aidé par son fils, le père qui joue au basket avec son fils, le père copain, le père initiateur, le père indigne ou le père indigné : quelle est la position tenable qui ne soit pas un jeu de dupes ?

Ni Balzac ni Flaubert ni Proust n’ont été pères, si ce n’est imaginairement, les pères de leur père, comme l’a montré Marthe Robert. Est-ce à cette position que le jeune homme accède à la fin du récit, ce qui serait une véritable entrée en littérature (par la névrose, bien sûr) ? En fait, après avoir abandonné le projet d’écrire (pour Germain, à la place de Germain), il semble avoir choisi de l’aider plus humainement à exister, en lui apportant une connivence et une tendresse teintées d’humour. Il y a peut-être plus de bons fils que de bons pères ! Ou pour le dire autrement, il est peut-être plus facile d’être fils que père.

La littérature et le mal

Germain Germain qui, précisément du côté du nom du père est à la fois un peu trop riche et un peu trop pauvre, puisqu’il a deux prénoms, n’est pas père, pour une raison inconnue (« on n’y a pas pensé », dit une version, sa femme est stérile prétend l’autre), et il a sans doute un petit problème avec le symbolique (la loi, le social, les règles, la difficulté à occuper une position d’adulte, la limite entre imaginaire et réalité, etc.) : ni père réel, ni père symbolique, il a été le père imaginaire d’un « enfant de l’aurore » qu’il s’était autrefois inventé, puis il a tenté d’être le père littéraire et pervers d’un jeune garçon doué. Il « perd » pied entre les images séduisantes de fictions interchangeables pourvu qu’elles aient une mystérieuse valeur esthétique. Du côté du nom du père, il erre. Et avec lui, nous perdons tout repère, ne sachant plus ce qui fait sens ou valeur, ce qui introduit du symbolique dans les relations humaines et l’existence en général. La littérature comme névrose est cet imaginaire qui se substitue au symbolique pour décréter de la valeur et du sens, mais des valeurs et du sens qui n’ont rien d’humain, qui ressortissent à des jugements esthétiques somme toute étranges, déréalisants et souvent cruels.

Pourquoi la scène, humainement possible et tendre d’une famille réconciliée serait-elle « du Barbara Cartland », c’est-à-dire de la sous-littérature ; pourquoi telle image serait-elle du mélo ou du feuilleton télévisé plutôt qu’une bonne image cinématographique ? Cela signifie-t-il inversement que la beauté littéraire et artistique soit nécessairement liée à la cruauté, à la perversité, à la violence et au cynisme ? Flaubert est-il supérieur parce qu’il dépeint cruellement une humanité stupide et vouée à l’échec, des éducations sentimentales impossibles, une héroïne mourant dans l’abjection après avoir tout détruit autour d’elle ? Cette littérature desséchante qui n’a pour horizon que l’amertume et la lucidité désespérée, la contemplation de « rien » dans la solitude assumée, est-elle le dernier mot de l’art ? Ou n’est-elle que l’expression, l’une des expressions de l’errance névrotique et malheureuse, ce que l’héroïne des Amants criminels, réalisé par Ozon en 2001, appelle évidemment « romantisme » ?

Le film d’Ozon semble répondre à ces questions de manière ambiguë. Il conforte et accentue même, par ses images, l’ironie de ses apprentis écrivains sur le mode de vie des Rapha, tout en retournant l’ironie sur Germain et sa femme, bien sûr. Pourtant, Germain lui-même estime, dans une de ses leçons, que l’ironie ne suffit pas, qu’elle n’est pas le but à rechercher, qu’elle est trop facile et constitue déjà un cliché. D’ailleurs le film lui-même cesse parfois son persiflage, laissant exister le personnage d’Esther qui devient sensible à la poésie, à l’art, aux tendres élans d’un adolescent un peu perdu, tout en conservant dignité et élégance. Sa naïveté se transforme en une innocence touchante. Pourtant, Germain et Claude semblent considérer que tout sentiment est du sentimentalisme et qu’une petite famille heureuse n’est qu’un chromo grotesque. Germain suggère donc, pour donner de la densité aux personnages (à Rapha jeune, en particulier), des pistes qui nourriront violence, sadisme, perversité. La scène du déshabillage de la copie est ainsi conçue plus ou moins consciemment par le professeur pour susciter un pic dramatique.

On sait — Bataille l’a bien mis en lumière — que la littérature a maille à partir avec le mal. Et l’on se souvient que le film d’Ozon, Les Amants criminels, explorait précisément cette fascination pour le mal, à partir d’un poème de Rimbaud, pris au pied de la lettre par une adolescente qui s’écriait : « vite un crime ! » La réalisation de ce crime, liée continuellement à l’excitation sexuelle, constituait pour le personnage la beauté et l’exaltation auxquelles elle vouait son existence, sans économie ni regret.

Le conte (la fiction) est dès lors la matrice d’un univers à la fois merveilleux et violent où tout est possible et où s’enflamment passions amoureuses et destructrices, au plus près, en quelque sorte, d’un inconscient amoral, pervers polymorphe. C’est donc un voyage ou une « saison en enfer », que Germain, à son niveau plus modeste, plus hésitant, entreprend avec Claude.

Le choc en retour provoque l’éclat de rire le plus libérateur du film : Germain prend un coup de Céline sur la tête : le Voyage au bout de la nuit comme arme contondante lui fait une entaille au front, comme un coin par lequel un peu de réel reviendrait comme réel de la littérature, le livre comme objet d’un certain poids. Le réel extra filmique se manifeste alors, du reste, le spectateur averti s’amusant que ce soit justement Le Voyage au bout de la nuit qui vienne blesser Luchini, l’acteur qui l’a si bien lu. L’imaginaire se heurte au réel dans cette scène décisive qui fait se rencontrer la violence du couple sur le lit, la frustration, et finalement la ponctuation tragi-comique de ce coup de livre. Germain en sortira guéri, c’est-à-dire, qu’expulsé de son univers imaginaire il errera dans un hôpital psychiatrique. Ce n’est pas réjouissant. Mais le film a l’air lui aussi d’en sortir ou de s’en sortir, lâchant l’errance imaginaire de ses personnages pour trouver cette fameuse fin dont Claude s’est mis en quête depuis un bon moment déjà.

Comment entrer dans le cadre ou sortir du cadre ?

François Ozon qui ne cesse, de film en film, d’explorer le fantasme, la projection, l’illusion de réel entre les images, qu’il s’agisse de l’héroïne de Sous le sable, de celle d’Angel qui vit sa vie comme une fiction, ou des Amants criminels, sommés de réaliser le fantasme de l’héroïne, cherche en même temps une limite, un cadre qui arrête la fuite des images, la fugue des personnages et de la forme. C’est pourquoi il renvoie dos à dos les mots et les images, comme si les uns pouvaient contrer les autres, de même qu’il renvoie dos à dos le champ et le contre-champ, la séquence narrative et sa limite. Cette limite serait le cadre de la cave dans Les Amants criminels, sorte de fond ultime qu’on « touche » et après lequel il n’y a rien. Mais cette cave a en même temps l’obscurité et la profondeur d’un puits, d’un inconscient d’où rejaillissent les fantasmes et les séductions du conte. Ce serait la maison dans le film éponyme, le cadre des fenêtres, des aquarelles, des boîtes vitrées. Mais les fenêtres qui cadrent et limitent, la maison qui enferme, la chambre ultime où l’on est arrivé, sont des trappes vers de nouvelles images, de nouveaux fantasmes, chambre d’enfant où rêver de la femme qui y a laissé ses poupées, fenêtres qui laissent voir toutes les vies à épier et à inventer, aquarelles qui s’appellent (ou appellent) « rêve », « inquiétude », « anges et démons ».

Pour un cinéaste, on entend bien que la question du cadre est essentielle. Le film commence par un cadre, ironiquement, le lycée Flaubert, qui se remplit d’élèves tous identiques, mécaniques, en foule. La classe, filmée sur fond très coloré, jaune ou bleu, comme sur une peinture en aplat qui rend le plan très plastique, fixe les élèves à leur place, comme pris au piège du cadre (le cours de Germain, l’école, l’institution). Dès lors, il faut sortir du cadre. Ce sera par l’écriture, la fiction, dont on sait qu’elles perturbent, transgressent, brûlent. Mais on est piégé dans les couloirs, la boîte de verre, nouveau cadre encore plus oppressant puisqu’il est devenu un cube-prison. La maison est un autre cadre, dans le plan très idéalisant qui en fait presque une demeure plutôt qu’un pavillon. Ici, on entre dans le cadre vers l’intérieur, le labyrinthe des explorations et des désirs. Nouvelle impasse.

Sortir du cadre est-il la solution, par exemple en s’asseyant dans un parc, ou faut-il ôter le cadre, comme dans ce tableau qui n’a plus de cadre, précisément et dont on peut écouter la description avec des écouteurs ? Ce serait alors un film à regarder les yeux fermés (« eyes wide shut »), l’imagination guidée par les mots ? Les mots ne seraient certes pas garants de plus de vérité, mais de liberté, ce serait la ligne de fuite, ce qui troue l’image.

En fait, ce qui permet de sortir du cadre où le plan étouffe, c’est la multiplication des cadres : la fin en multiplexe, en quelque sorte, ne propose plus un plan mais dix fenêtres qui sont dix plans, dix cadres, autant d’histoires en même temps. Le film devient production proliférante d’un imaginaire qui trouve par là-même sa limite en devenant jeu.

Au bout du compte et de l’expérience, la fin révèle que le plaisir des histoires est la clé, sans aucun scrupule, si l’on a la bonne distance, celle d’une imagination qui ne travaille pas sur la réalité sociale, et assume la fiction. Les personnages sont libérés de la responsabilité de leurs fantasmes, parce qu’ils sont dans la fantaisie pure, infinie, mais innocente. Dans ces fictions, la mort, la jalousie, la violence sont jeu, elles ne tuent pas pour de vrai, ce sont déjà des scènes de cinéma. On dépasse ainsi le romantisme mortifère des Amants criminels et l’impasse flaubertienne en même temps. Ce serait le triomphe d’une expérience ludique à la façon de La Vie mode d'emploi de Pérec.

Cette limite entre la perversion et la fiction, est posée par un épilogue où triomphe le spectateur, celui qui n’est plus « dans la maison » mais assis dehors, regardant de loin la façade où se projettent tous les fantasmes comme sur un écran de cinéma ou sur une scène de théâtre. Là, on s’amuse, même des scènes les plus terrifiantes. Ce n’est qu’un spectacle. Rideau. Peut-être faut-il être deux pour ce plaisir, un qui fait les images, l’autre qui les lit, l’auteur et son lecteur, le cinéaste et son spectateur, tous les deux assis sur le même banc, c’est-à-dire tous les deux sachant que c’est une fiction qu’ils fabriquent ensemble, sans que l’un essaie de duper l’autre ou de lui enseigner quoi que ce soit. Sans que l’un soit le père de l’autre. Ils ne sont plus face à face mais côte à côte.

En effet, le contre-champ de Germain, c’est Claude, celui du professeur, la classe, ou bien encore Germain et Claude en face du proviseur qui les observe, la famille Rapha en face du couple Germain ou de Claude et son père. Ces oppositions sont toutes en rapport avec l’impossibilité du dialogue, entre générations, dans le couple, avec l’institution, entre copains : on n’écoute pas ou l’on est trop bien écouté, on est dans le malentendu ou le mensonge. Reste donc à inventer une autre position : regarder ensemble un film. Ce dispositif était déjà présent dans la séquence où Germain et sa femme allaient au cinéma, mais on n’avait pas de contre-champ, parce qu’ils ne regardaient pas vraiment, happés par d’autres soucis, mais également engagés dans des désirs divergents. C’est seulement à la fin que Claude et Germain regardent ensemble, comme le couple idéal du film.

Est-ce un couple homosexuel, un couple père-fils, ou bien un couple d’amis sans hiérarchie ? Ne serait-ce pas la représentation idéale d’un cinéaste assis à côté de son spectateur et regardant avec lui les images, sans tenter ni de le railler, ni de le duper, essayant simplement de s’amuser avec lui en toute bonne foi, de façon ludique et humoristique ? Ce serait l’utopie d’un monde sans père où le film se construirait à deux, chacun imaginant à son tour des hypothèses farfelues et charmantes, une infinité d’images et d’histoires.