Enfin pris

Affiche du film

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Le personnage de justicier incarné par Pierre Carles dans Pas vu Pas pris, reprend du service. Après les journalistes vedettes du petit écran, il prend cette fois-ci pour cible les faux critiques de la télévision à travers la figure emblématique de Daniel Schneidermann, animateur de l'émission Arrêt sur Images .

Vraie-fausse suite du premier film, creusant l'analyse des mécanismes de censure en oeuvre à la télévision, Enfin pris ? est aussi une réflexion sur la manière dont le pouvoir change les gens, sur les ressorts intimes de l'ambition et de la fidélité.

Le site du film :http://www.homme-moderne.org/enfinpris/dospres/index.html

Pierre Carles: La parole à l'image.

Le film de Pierre Carles, Enfin Pris? est à saluer comme un véritable événement.Non tant par ce qu'il dit sur la télévision et les journalistes, apportant une pièce au dossier sans peut-être tenir, sur ce point, un discours totalement neuf ou définitif, mais parce qu'en tant que film il offre un dispositif extrêmement intéressant, du type piège aux alouettes, et qu'il fait véritablement entrer la parole psychanalytique au cinéma. Et cela n'est pas rien. C'est un film intéressant qu'on regarde avec un grand plaisir, le spectateur entrant dans un jeu de construction qui avance peu à peu et qu'il aimerait voir aboutir, sorte de work in progress d'un film qui ne sera jamais fait, et qui devient un film à la place du film, de même que le sujet s'allongera sur le divan à la place d'un autre. Mais au-delà du plaisir intellectuel, de l'information qui nous est éventuellement donnée sur le monde des journalistes et du pouvoir, donc au-delà des enjeux idéologiques et politiques, la fin, absolument jubilatoire, d'un humour et d'une légèreté libératoires, fait basculer le film et le propos dans autre chose. La dernière séquence du film, en effet, chez le psychanalyste, retravaille tout le propos du film qui soudain, dans un renversement spectaculaire cesse d'être discours pour devenir parole.

Des images de psychanalystes ou de psychanalyses au cinéma, il y en a eu. Mais peu convaincantes, me semble-t-il, et ce n'est pas la représentation grotesque du psychanalyste, dans le film de Moretti, La chambre du fils, qui pourrait donner une image convaincante de ce qu'est la psychanalyse. Le film de Pierre Carles ne donne pas une représentation d'un psychanalyste, en effet, il fait vraiment entendre ce que pourrait être la parole psychanalytique, au cinéma. Et tout en est transformé.

Pierre Carles fait un film assez déconcertant et ludique. Il s'agit en quelque sorte d'un film sur la fabrication d'un film avec un journaliste du nom de Schneidermann, film dont le projet a été plusieurs fois conçu et reporté. En fait, les deux hommes qui se connaissent bien et ont été amis, ont travaillé ensemble sur des projets à la fois journalistiques et sociologiques. Ils ont eu le projet d'un reportage sur les élites, sur la relation entre journalistes et élites politiques et sociales. Ils ont dû renoncer à leur émission, par suite de censures et, finalement, leurs chemins se sont séparés, leurs positions par rapport à l'institution télévisuelle et sans doute par rapport aux institutions et aux hommes politiques, ont changé. L'un est entré dans le système, tout en essayant d'y tenir une place marginale, d'être critique à l'intérieur de l'institution, grâce à une émission d'analyse, "Arrêt sur images". L'autre, de son côté, est demeuré à l'extérieur de l'institution. Il a poursuivi une enquête sociologique et critique, assez ironique, sur les hommes de pouvoir (on en voit des extraits assez comiques et déroutants),  il s'est fait "virer", pour ses propos, de la télévision et a choisi, désormais, de s'exprimer au cinéma  plutôt qu'à la télévision (ou ne peut plus s'exprimer qu'au cinéma). C'est cette relation amicale puis conflictuelle ou amicale et conflictuelle entre les deux hommes qui fait la matière du film.

Toutefois, un troisième homme intervient : c'est autour de Pierre Bourdieu que cristallise le projet du film ainsi que la relation entre Pierre Carles et Daniel Schneidermann. Le film reprend donc les choses d'un peu loin. Pierre Bourdieu a été autrefois l'invité de l'émission de Schneidermann, afin d'analyser, critiquer, le traitement de grèves à la télévision. Il y avait là Jean-Marie Cavada et un troisième dont j'ai oublié le nom. Or, paradoxalement, ou plutôt littéralement et magistralement, si Bourdieu voulait faire la démonstration qu'on ne peut pas parler à la télévision, il s'est trouvé dans l'impossibilité de parler et a dû non pas faire exactement la démonstration mais l'expérience de l'injustice du dispositif télévisuel. C'est à démonter ce processus que le film de Pierre Carles s'attelle, voulant expliquer à Schneidermann qu'il est victime (consciente ou inconsciente, complice ou victime?) d'un dispositif qu'il tente de déjouer mais ne peut que subir, maintenir et conforter.

Très attaché au "principe de la contradiction", Schneidermann y voit la règle d'or du débat démocratique et le répète plusieurs fois. Il tient donc à opposer à Bourdieu des intervenants qui dialoguent avec lui et le contrent. C'est ainsi qu'il a procédé lors de la première émission dans laquelle Bourdieu estime avoir été piégé, il tient à se conformer à ce dispositif si l'on tente une nouvelle émission, afin de reprendre les choses, d'analyser avec Bourdieu le différend, tenter de comprendre pourquoi celui-ci estime n'avoir pas eu la chance de parler à l'image. Cette émission de réhabilitation et de reprise est le projet initial autour duquel se construit le film de Carles. D'une part, il s'agit pour celui-ci de filmer, d'enregistrer les étapes de ce travail (contacts, propositions, négociations), d'autre part, il s'agit de démontrer, démonter le processus par lequel Bourdieu, mais également Chomski et un jeune chercheur, estiment que la télévision ne donne pas la parole de façon équitable à ceux qui expriment des idées neuves.

En effet, les idées qui ne sont pas communément admises par l'opinion demandent du temps pour être exposées, entendues, et ceux qui les expriment sont, précisément des gens qui n'ayant pas l'habitude de parler, du fait de leur position sociale ou intellectuelle, ne sont pas à l'aise avec la parole publique. Ainsi, la télévision ne peut se prétendre démocratique, elle ne fait que conforter ceux qui ont l'habitude de s'exprimer publiquement, les élites politiques et sociales, elle sert le talent de l'orateur (qui n'est pas nécessairement le sociologue ou le militant, l'intellectuel qui écrit ou l'ouvrier), elle ne peut que préserver la maîtrise du discours social par une élite. De cela, les journalistes sont complices, selon Bourdieu, Chomski et Carles.

Le film, tenant ces deux propos ensemble, alterne les séquences. Ce sont d'une part, les séquences plus ou moins bricolées où Carles tente de nouer le dialogue avec Schneidermann, tente de le convaincre que son dispositif doit s'infléchir pour véritablement devenir démocratique, essaie de le convaincre qu'il est, inconsciemment peut-être, complice du pouvoir, du fait de ses exigences formelles de débat. Schneidermann, de son côté, peut sembler, de bonne foi, tenir à un principe démocratique, demeurer ouvert au débat et à la rencontre.

D'autre part, se déroulent les séquences où Carles tente de convaincre le spectateur qu'il a raison, pièces à l'appui, et qui constituent finalement l'essentiel du film qui se fait, à la place de l'émission impossible. Preuves à l'appui, c'est-à-dire un certain nombre de fragments d'émissions, Pierre Carles revient sur l'émission de Schneidermann, montrant comment Pierre Bourdieu y fut constamment interrompu alors qu'il essayait de tenir des propos difficiles qui lui demandaient un effort de formulation et du temps. On voit Jean-Marie Cavada faire ces habiles interruptions par lesquelles il accable l'interlocuteur de compliments, de formules flatteuses, "dieu sait combien je vous respecte", "je vous admire"… pour mieux le faire taire. Des bouts d'émissions montrent le même Cavada sommer un militant de dire quelque chose qu'il attend. Le militant se montre totalement impuissant devant ce professeur tyrannique et écrasant qui n'a jamais osé parler ainsi, on s'en doute, à un ministre. La démonstration va son chemin, montrant également Chomski tâchant de dire à quel point toute idée nouvelle exige un temps, un travail difficile, face à des idées reçues qui trônent dans les média. Cette injustice flagrante met en difficulté tout penseur, tout créateur qui se fait traiter de fou, de menteur, d'imposteur. Le jeune chercheur qui a renoncé à s'exprimer à la télévision justifie dans un discours très émouvant, très mesuré, sa position, évoquant avec sensibilité sa difficulté à parler quand il a, justement, eu recours à l'écrit pour penser et dire.

Pierre Carles fait donc la démonstration, par l'image, de ce que Bourdieu essaie en vain de dire. Astucieusement, plus la démonstration, le kit du film avance, plus le spectateur est convaincu et moins Schneidermann écoute, demeurant de plus en plus inaccessible, ne répondant plus, se dérobant à tout projet qui ne serait pas conforme à son dispositif. On le voit se défendre, avec ses propres moyens, émissions, livres. Le film de Carles devient cependant accablant dans la séquence avec Jean-Marie Messier ou lorsque Schneidermann finit par estimer que Bourdieu n'est peut-être pas un si grand penseur que cela (et pourquoi n'a-t-il pas écrit un livre plus long sur la télévision, pourquoi dit-il qu'on ne lui donne pas le temps de s'exprimer et pourquoi ne le prend-t-il pas, quand lui seul décide de la longueur du livre à écrire? La question n'est sans doute pas sans intérêt, mais elle souligne ici la mauvaise foi du journaliste prêt à dénigrer qui lui résiste).

Évidemment, cette fois, Schneidermann est victime du dispositif mis en place par Carles : le montage des citations, l'enregistrement des voix, la mise en relation des images et des discours. C'est de bonne guerre. Mais là où le film est vraiment neuf, vraiment surprenant, c'est quand, précisément se met en place un autre dispositif, celui du divan. L'idée très farfelue de Carles est d'allonger Schneidermann sur un divan, de l'emmener chez un psychanalyste. On fait cela parfois à la télévision, dans certaines émissions et l'on pourrait savoir ce qui habite Schneidermann, on pourrait le comprendre mieux. C'est évidemment très drôle, très incongru. Le spectateur rit d'avance de cette bonne farce. Mais il sait très bien que c'est impossible pour toute une série de raisons. On ne peut amener quelqu'un chez un psychanalyste, il faut que le sujet désire lui-même une telle rencontre, on ne peut non plus utiliser la psychanalyse pour instruire un procès, ou savoir la vérité intime de quelqu'un. On se demande comment, à partir d'impossibilités éthiques (et fonctionnelles : ça ne marcherait pas), un psychanalyste pourrait intervenir dans le film. D'ailleurs il le dira, le psychanalyste : la psychanalyse a une certaine éthique !

Comment notre pied nickelé va-t-il se sortir de cette impasse? Mettre Schneidermann, son ennemi, sur le divan?

Pourtant, le psychanalyste est là, en chair et en os, avec pipe et air très freudien, très respectable, une silhouette un peu désuète de psychanalyste du XXème siècle débutant, presque viennois.

Mais, par une surprise extrêmement plaisante, c'est Pierre Carles qui est allongé. Comment pouvait-il en être autrement? Puisque c'est lui qui désire rencontrer un psychanalyste. Image particulièrement jubilatoire. Pourquoi? Parce que tel est pris qui croyait prendre, parce que l'on se doute bien qu'il va se passer quelque chose, parce que le pervers ne peut qu'être pris dans son propre dispositif. Comment va-t-il s'en sortir?

Il a apporté un camescope et montre au psychanalyste des images de Schneidermann, continuant la démonstration qui court tout au long du film, cette fois en prenant à témoin le psychanalyste, autorité dernière, après le spectateur, après l'évidence des images. Le supposé savoir va parler. Attente délicieuse de vérité, de révélation : après la mise à nu par les images qui disent tout, la mise à nu par la parole de celui qui sait tout, puisqu'il voit au-dedans de nous. La curiosité est émoustillée.

Le psychanalyste se tait. On s'en serait douté. Mais tout de même, il parle. Il n'en dit ni trop ni trop peu, s'arrêtant juste à temps, commençant juste quelque interrogation, quelque commentaire. Et quelle bouffée d'air, on en rit de plaisir et de joie! C'est tellement amusant d'entendre ces petites paroles pertinentes, et impertinentes, qui mettent le doigt où il faut, font entendre quelque chose, sans en avoir l'air. Ce n'est pas sinistre du tout. C'est comique, et en même temps juste.

Le psychanalyste entend bien la demande de Pierre Carles, il est complice. Par une énième tricherie, c'est en effet l'ancien professeur de "sociologie" de Pierre Carles. Mais en même temps, on sent que dès le moment où Pierre Carles s'est allongé, c'est bien lui qui est sur le divan, portant son Schneidermann sur son coeur ou son ventre, mais c'est bien lui, Carles, qui est analysant, qu'il le veuille ou non. Le dispositif parle. Et c'est bien à lui que s'adresse le psychanalyste. Découverte d'un abîme. Qu'est-ce qui fait courir Pierre Carles après son frère ennemi ? Amour du prochain ? … Mais vouloir le bien d'autrui, peut-être est-ce la meilleure façon de l'agresser, d'exprimer sa haine. Jalousie?

Et puis, après tout, si l'on ne fait pas les meilleurs poèmes avec de bons sentiments, on peut faire de très bons films, de très bonnes enquêtes sociologiques avec méchanceté, haine, sentiment de rivalité. Pourquoi pas ? Le psychanalyste n'est pas choqué. La reconnaissance des fondements assez peu ragoûtants des actes humains les plus sublimes, en apparence, n'invalide nullement le travail accompli, ni l'ambivalence des sentiments ne surprend l'analyste. La belle affaire!

Quel plaisir de voir le pied-nickelé déconcerté, amusé, un peu inquiet d'être pris au piège, écoutant cependant et peut-être entendant quelque chose.

Le spectateur entend également quelque chose. Et cela transforme le film. Non que cela infirme la démonstration ou invalide le discours qui y est tenu. Non. Mais, comme tout discours, celui-ci se trouve remis en situation. Après tout, derrière ce discours politique, et sociologique, on pourrait découvrir une histoire d'amitié et de hainamoration, une relation entre deux frères qui se ressemblent beaucoup mais qui se séparent, l'un trahit l'autre peut-être. Lequel?

Deux frères qui ont pris des positions semblables puis divergentes, par rapport à quoi? Par rapport à qui?

-Vous l'aimez bien, Bourdieu…

Rien de plus.

Mais bien sûr, pour le spectateur, c'est évident. Le père Bourdieu. Deux frères qui se disputent l'amour du père, ou prennent des positions différentes par rapport au père. L'un l'a peut-être un peu malmené tout en croyant le recevoir et l'honorer. Il l'a sans doute trahi, sans le vouloir, sans le savoir. Et il ira jusqu'au bout dans le meurtre du père. Il fera même son éloge funèbre. Quel triomphe ironique ! Mais quelle est sa propre relation à ce père-là et à la sociologie qu'il a dû, on l'imagine, étudier ou fréquenter lui aussi? Ou bien se croit-il tout-puissant? On le craint parfois, véritable et faux iconoclaste, déboulonnant un autre père des intellectuels de gauche (dont il fit partie, on peut l'imaginer) : Serge July. Est-ce d'ailleurs à ce moment là, qui semble à Pierre Carles intéressant, héroïque, qu'il s'est montré le plus pertinent ? Lui-même n'en est pas sûr. Triomphe amer et ambigü. La jouissance à massacrer ce père-là, pour Carles, comme pour Scheidermann n'est pas sans arrière-goût.

Pierre Carles, c'est celui qui vient à la rescousse du père Bourdieu, celui qui prête caméra forte au père attaqué, mal reçu. Quel beau rôle, quels sentiments sublimes! Et en plus, il voudrait faire entendre raison à son frère, le ramener au bercail ! La belle âme ! Et si tout cela n'était que lutte pour l'héritage ? Héritage de la parole, à la télévision, au cinéma, héritage de l'intelligence : à analyse, analyse et demie _ de la sociologie du journalisme et du pouvoir_ . C'est celui qui tient la caméra en dernier qui a raison.

Tout cela s'engouffre entre deux bouffées de pipe et trois points de suspension. Et l'on comprend, rétrospectivement, pourquoi Pierre Carles avait intercalé un petit bout de tournage sur Pierre Bourdieu. Dans une séquence apparemment hors-sujet dans Enfin Pris ?, on voyait Pierre Bourdieu marchant, montant des escaliers peut-être, et parlant du travail du sociologue et de l'anthropologue en relation avec l'informateur. L'informateur un peu marginal, un peu "traître", finit-il par lâcher. Qu'est-ce donc que le travail de Pierre Carles sur les journalistes à la télévision, si ce n'est celui de l'informateur, un peu traître, de même que Schneidermann, un peu traître dans son émission. Mais peut-être toujours traître des deux côtés, celui des confrères et celui du sociologue. Qui est pris? La séquence n'était donc nullement hors sujet, mais bien au coeur du sujet du film, et des sujets qu'il évoque, Schneidermann et Carles.

- Qu'aimez-vous mieux, la sociologie ou le "sport de combat"?

La sociologie comme "sport de combat", le catch amoureux entre deux frères ou avec le père ? Retour sur le film antérieur de Pierre Carles comme film sur la méthode de Pierre Bourdieu, et peut-être comme déclaration d'amour et désir de filiation, et confrontation, après tout, entre le pouvoir du discours (l'un parle) et le pouvoir de l'image (l'autre filme).

Le film, par son ultime séquence revient sur lui-même, non qu'il renie son discours, mais ajoutant à ce discours une parole qu'il vaudrait d'entendre et qui introduit autre chose, un autre questionnement, un autre dispositif. De quoi parle-t-on finalement? S'agit-il bien des relations entre les journalistes et les élites politiques? Oui, mais il faudrait y aller voir de plus près, de ce qui fait leur mutuelle fascination et hainamoration, et de ce qui fait que même Carles, selon ses dires "s'y colle", lance une parole et attend qu'elle retombe quelque part, on ne sait où ni pour qui. S'agit-il des relations entre les intellectuels et les journalistes? Certes. Et de la possibilité d'être les deux à la fois sans se trahir ou en trahissant tout le monde. Qu'en est-il de la relation entre la parole et l'image, entre la parole et le discours, la parole et la télévision?

Et puis également : peut-on faire de la sociologie au cinéma, faire du Bourdieu non plus dans un livre mais dans un film? Est-ce continuer ou trahir? Et lui-même pourquoi allait-il à la télévision malgré ses réticences? Comme il souligne justement ses propres contradictions ! Et son désir de séduire, malgré tout, et de maîtriser le discours, la réalité qu'on analyse. Pourquoi faudrait-il parler à l'image après avoir écrit? Il faudrait travailler un peu, revenir sur tout cela. C'est à cela qu'invite le sourire un peu amusé, un peu interloqué du cinéaste sur le divan, comme s'il n'avait pas très bien mesuré à quoi il se risquait. C'est à cela qu'invite le silence du psychanalyste. Enfin un titre de film qui est une question. "Enfin pris?" Une vraie question : qui est pris?

Je ne crois pas que Pierre Carles se dérobe au dispositif très astucieux de son film et à ses conséquences ultimes. Il ferme la caméra. Dans le noir, plus d'image, la parole seulement résonne. Sommes-nous, est-il capable(s) de l'entendre ? Ce qui est passionnant dans la brèche ouverte, par Pierre Carles, dans son propre dispositif, c'est que par là il cesse de maîtriser son propre discours, sa propre image.

Mais bien sûr, il triche. Tout documentaire triche : c'est le "naturel arrangé". Pierre Carles éteint la petite caméra qu'il transporte, la nuit se fait. Mais comment pourrions-nous ignorer la seconde caméra qui, nécessairement, filme la scène, de l'extérieur, et vient également de s'éteindre tandis qu'on continue à enregistrer le son? Il y a toujours une caméra cachée, une duplicité de l'image. Comme du discours, comme de la parole. Acceptons-en l'augure. La vérité n'est qu'un mi-dire, quand elle sort de son puits à double-fond.

Il est tout à fait surprenant que Le Monde, prenant fait et cause, dans la polémique, pour son journaliste, Daniel Schneidermann, contre Pierre Carles, estime le film malhonnête (alors que son dispositif nous semble précisément mettre en abyme sa propre malhonnêteté et la révéler, par conséquent, avec honnêteté) et que l'on n'y ait nullement tenté de voir le film (sans s'en tenir au discours et à la discussion sur la télévision). Le psychanalyste n'est perçu, par la journaliste du Monde, que comme "un psychanalyste tout droit sorti d'un dessin animé de Walt Disney"), cette journaliste estimant finalement que la "bouffonnerie aux relents de confessionnal loftien" est étouffée par "la sinistrose du propos". (Isabelle Regnier, Le Monde, 1 10 2002). On aimerait savoir ce que Michel Cournot, par exemple, pense du film de Pierre Carles, non en tant que journaliste du Monde, mais en tant que chroniqueur d'oeuvres cinématographiques.

Il me semble, pour ma part, qu'au-delà du film polémique, politique, qu'il est, Enfin pris?  nourrit cette indispensable catégorie des essais cinématographiques que l'on voit apparaître enfin, à côté des documentaires (Éloge de l'Amour de Jean-Luc Godard, Les Glaneurs et la glaneuse d'Agnès Varda,  ABC Africa de Abbas Kiarostami ou Retour d'Afrique de Raymond Depardon qui, tous, à un moment donné, deviennent "essais" parce qu'ils dépassent leur propre discours par un questionnement personnel, une mise en oeuvre autobiographique, un renversement du regard. Ils ouvrent ainsi une brèche dans le discours (aussi pertinent soit-il, recevable ou non, pièce dans une discussion que l'on ne tranchera pas nécessairement), pour laisser entendre la parole d'un sujet, en en prenant le risque.

Le psychanalyste de Enfin pris? ne me semble nullement sorti de Walt Disney (mais il eût peut-être inspiré les Marx Brothers). Il ne joue pas un psychanalyste, il est vraiment psychanalyste et il fait vraiment une intervention psychanalytique dans le film. Ce n'est pas une représentation, c'est une présence. Entre humour, dérision et auto-dérision (parce qu'il ne faut pas prendre tout cela trop au sérieux, ni croire qu'on fait vraiment de la psychanalyse au cinéma), il dit quand même quelque chose, il renvoie à son analysant ses propres questions, il lui fait entendre, avant tout, qu'il s'est mis en mauvaise posture peut-être, en s'allongeant, en se mettant dans la position de l'analysant. Par le dispositif psychanalytique (le divan, l'écoute de l'autre, ses silences, ses hum… hum, ses ponctuations), il lui renvoie sa propre parole et l'amène à assumer la position d'analysant et ce qu'elle révèle en lui de mystère et de dénégation, d'insu ou d'inconscient, ce qu'elle permet également de reconnaître et de faire travailler. C'est en cela que c'est libérateur pour le spectateur, pour le cinéaste. Ce peut-être une vérité cruelle, mais elle est plutôt perçue ici comme renversement théâtral et farcesque dont le cinéaste semble accepter la leçon. Le cinéaste a perdu la maîtrise de son discours et de son dispositif.

Ainsi le film commence à avoir un sujet, même si son objet demeure assez trouble. Si le débat sur la télévision, sur la pensée ou l'expérience de Bourdieu, sur les journalistes et le pouvoir nous importent, ils nous importent finalement moins que cet avénement d'un sujet rendu possible par la parole, quand l'image s'arrête. L'image, le reflet de soi dans l'autre, la bonne image qu'on veut donner de soi au père ou à l'autre, l'image maîtrisée plus ou moins, truquée plus ou moins, valorisante ou dérisoire, ce n'est pas le sujet. Il faudra, pour que celui-ci paraisse que celle-là s'efface. C'est en quoi on passe de la sociologie à la psychanalyse et en quoi Pierre Carles trahit Pierre Bourdieu, en déplaçant l'héritage sur un autre terrain. Ceci avec la complicité d'un psychanalyste qui est également sociologue. On n'est vraiment trahi que par les siens! Allez y reconnaître Bour-Dieu, ses fils, ses frères et ses saints!

La question du film, dès lors, c'est peut-être : qu'est-ce que le pouvoir ?

Tous ces hommes se battent pour le pouvoir, les élites qui ont le pouvoir économique, politique, médiatique, les journalistes qui le leur donnent ou le leur contestent, ceux qui, à l'instar de Schneidermann prétendent contrôler, démonter, le pouvoir de leur propre medium, se donnant un pouvoir sur le pouvoir des images, les sociologues qui, à l'instar de Pierre Bourdieu ou de Pierre Carles tentent de décrire le pouvoir, de le critiquer, mais également de maîtriser le système social par leurs analyses et même de maîtriser le discours, en cherchant à bénéficier des lieux, des temps, des conditions nécessaires.

Pierre Bourdieu croyait-il qu'en ayant une heure de plus et en n'étant pas interrompu, il aurait davantage de chance de maîtriser le discours, d'éviter les malentendus, de faire entendre des vérités nouvelles, de crever les idées reçues qui ont le haut du pavé? N'est-ce pas une belle illusion de maîtrise et de toute-puissance? Et croire que c'est la faute de l'autre (le présentateur, le journaliste) si l'on n'est pas entendu en est une autre. Les malentendus, le refus d'entendre, c'est autre chose. Et les présentateurs ou les journalistes n'en ont pas le monopole. Ils ne manipulent pas tant qu'ils ne sont eux-mêmes pris dans un réseau de croyances et de bons sentiments (la démocratie, la justice, le bon sens, ce qui "passe" à l'antenne) qui sont un leurre.

Maîtrisons-nous nos propres paroles et nos motivations ? questionne le psychanalyste, dans la séquence finale du film. Bien sûr que non.

Pourquoi Chomski aura-t-il toujours l'air d'un fou s'il dit que Khadafi n'est pas un terroriste mais que peut-être Washington est le siège du terrorisme ? Ce n'est pas parce que cette idée occupe moins de temps ou de surface, dans les media, que son opposée. Du moins pas seulement. C'est que les opinions relèvent de processus complexes et d'illusions collectives, de certitudes rassurantes par lesquelles on aimerait maîtriser le monde, lui donner sens, plutôt que de questionnements gênants sur les valeurs et les croyances. Si l'on commence à se demander s'il n'y a pas un terrorisme américain, pourquoi on parle du budget de la défense en France ou aux États-Unis et uniquement d'armes d'agression quand il s'agit de l'Irak, pourquoi Alain Delon et Jack Lang semblent s'appuyer l'un sur l'autre … etc., on s'engouffre dans l'inquiétude et le malaise.

Le monde n'est pas très ordonné et nous mêmes, quand nous croyons vouloir faire le bien sommes peut-être inspirés par la haine. Nous ne sommes pas maîtres de grand chose, ni du monde ni de nous-mêmes, belles âmes par trop impuissantes. Pour être entendue, la parole a sans doute besoin d'être désirée, avant tout, et l'écoute est certainement ce qu'il y a de plus difficile et de moins maîtrisable. Je peux avoir l'air d'écouter et ne rien entendre, m'appliquer même à écouter, en pure perte, je peux comprendre de travers, je peux retourner les paroles contre vous, les enregistrer, les démonter, les remonter, et même sans toutes ces manipulations (que montrait en son temps un film magistral de Coppola, Conversation secrète), certaines paroles mettent des années à nous arriver, d'autres ne parviennent jamais à destination, cela met en jeu tellement de poids, de couches de certitudes confortables à déplacer, de symptômes commodes, de jouissances perverses.

Tenez, allongez-vous et commencez à parler, vous sentez déjà que ce que vous dites vous-même est étrange, que ça ne dit pas tout à fait ce que vous croyiez, que ça vous échappe, que vous ne vous entendez même pas avec vous-même.

Dominique Chancé, 5 octobre 2002.

Dominique Chancé, maître de conférences en littératures française et francophone, Bordeaux 3. Je travaille essentiellement sur les auteurs de la littérature antillaise et post-coloniale, dans une réflexion sur la mélancolie, la perte de repères symboliques et la tentative de resymbolisation dans l'écriture baroque.  

Publications:

L'auteur en souffrance, PUF, 2000; Poétique baroque de la Caraïbe, Karthala, 2001, Édouard Glissant, Un "traité du déparler", Karthala, 2002.