Evento à Bordeaux : Kwavouar ?

Passerelle evento kawabata

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Qu’est-ce qu’evento ? Une exposition ? Un mouvement ? Un spectacle ? Une fête ? Et qu’est-ce qu’un événement ?

Kwavouar ?

Qu’est-ce qu’evento ? Une exposition ? Un mouvement ? Un spectacle ? Une fête ? Et qu’est-ce qu’un événement ?

Dit-on : je suis allée visiter evento, voir evento ? Bien que craignant la foule, je me suis rendue sur les lieux, dès vendredi, en essayant de trouver les heures moins fréquentées. J’aime beaucoup les films d’Amos Gitai et j’ai donc commencé par la Base sous-marine. J’ai téléphoné trop tard pour le spectacle Moscou ; samedi, je n’ai pas osé me risquer, on m’a dit que c’était dommage et qu’il y a avait peu de monde au grand théâtre pour honorer les musiciens de Luanda ; dimanche, j’étais sur les quais, rue Ferrère d’abord, pour Insiders, aux Quinconces ensuite pour l’expo d’art contemporain. Comme tout le monde, j’ai traversé le chapiteau, comme beaucoup, je me suis arrêtée quelques minutes. Il faisait beau, j’ai pris un jus de fruit dehors, au soleil. J’ai essayé d’écouter le concert de musique du monde, puis je suis rentrée. J’ai donc vu Evento, ou participé à Evento.

J’ai surtout vu des flots de monde qui marchaient le long des quais, envahissaient le CAPC, montaient et descendaient la dune de Pyla… ou plutôt la passerelle de Kawamata, musaient, bavardaient, faisaient du bruit, regardaient peut-être un peu.

Je ne sais pas comment interpréter cet événement qui me fait songer aux analyses de Michel Maffesoli. J’ai l’impression d’assister exactement à ce que le sociologue décrit comme un événement « postmoderne ». Le bonheur de la foule à faire foule, à se presser et à se regarder elle-même, à être là, à faire nombre est palpable. Le dimanche après-midi, le contraste était impressionnant, entre le très peu à voir des œuvres, minimalistes, modestes, et le flux compact qui les traversait. On pouvait croire que l’événement était essentiellement constitué par la présence de la foule, par son désir, sa joie d’être en groupe, au soleil, on venait parce que tout le monde venait, autour d’un vide relatif, d’une presque absence d’objet. Il suffit de dire : il y a un événement ou un evento, et ça marche. Les organisateurs avaient vraiment assumé cette donnée de la foule qui traverse, comme une noce au Louvre, ayant placé le chapiteau des débats au milieu de l’allée, comme s’il n’était lui-même qu’une allée à traverser, sans s’arrêter. Ceux qui parlaient, à la tribune et ceux qui écoutaient devaient être un peu dérangés par ce mouvement permanent. Pouvait-on parler, écouter ? Je ne sais pas. Voulait-on prouver que la parole peut être publique et intime à la fois, vraie, méditée, sans faire peur, sans éloigner les foules ? Le CAPC jouait la même carte d’un climat festif, débordant, chaotique, un vrai bric à brac de choses et de gens entassés.

C’est un peu éprouvant pour ceux qui n’aiment pas la foule et pour ceux qui aiment l’art. Mais il y avait beaucoup d’enfants, on pouvait se réjouir qu’une foule bénigne, sympathique, paisible, arpente la ville, tranquillement, célèbre la beauté des quais, de la Garonne, bien plus encore que l’art contemporain, plutôt que de faire des courses rue Sainte-Catherine en un perpétuel défilé.

Beaucoup venaient de la foire dite « aux plaisirs » (formule prometteuse qui laisse imaginer des plaisirs bien sulfureux et subversifs, assez loin de la barbe à papa !), en continuité de laquelle les organisateurs et artistes avaient voulu placer leur propre espace de création. Cela pouvait interroger et déplaire. Pour moi, c’est un pas difficile à franchir que ce lien entre la foire, les attractions, les manèges et l’art contemporain, c’est-à-dire entre l’amusement, le divertissement, au sens pascalien et au sens commun, et l’expérience nécessairement sérieuse, d’un art qui fait sens. Maffesoli est justement très hostile à ces intellectuels qu’il appelle « jansénistes » qui, comme moi, font la fine bouche et récusent la dimension « imaginale », divertissante, des événements populaires, des spectacles et de la culture pop. Mais si je suis réticente, je peux cependant jouer le jeu et, sans aller jusqu’à la foire aux manèges, risquer, avec les organisateurs d’evento, de me joindre à un « défilé », dans l’espace public, qui, pour une fois, ne serait ni militaire ni militant et apporterait (toutefois ou justement) quelque chose de désordonné et de vivant qui interroge et amuse en même temps.

Tout tourne donc autour d’une passerelle, proposition magnifique et magistrale, d’une grande beauté, simple, massive et élégante, d’une forme pure et lyrique, pratique, intelligente et posant à elle seule un faisceau de questions. Car de passerelles, nous en avons certes bien besoin. Evento, posant la question de la ville, entre intimité ET collectif, se voulait également une passerelle, et par le geste de Tadashi Kawamata, il réalisait d’emblée son objectif. On aurait pu en rester là.

Mais passerelle entre quoi et quoi ? Ce monument superbe entre les Quinconces et les quais, sautant par-dessus le fleuve des voitures, lie quels éléments ?

La foire et l’art. Liaison dangereuse. Les gens, je m’en suis rendue compte, passaient de l’un à l’autre aisément. J’ai même rencontré des étudiants qui avaient commencé par les manèges pour se rendre ensuite sur Evento. Par ce dispositif, ce parcours significatif, l’art, certes, renoue avec le populaire, le ludique, la foule, la fête, la facilité, mais devient également une attraction, un autre manège. Certains visiteurs, enfants, adultes en goguette, s’étonnaient un peu de ce qu’ils voyaient sur les quais. Tant mieux. Passerelle entre des publics, des classes différents. Ce jeu entre deux espaces culturels, sociaux, à la fois tenus à distance et souvent difficiles à séparer, les artistes et les amateurs s’essaient, me semble-t-il, à l’expérimenter, en tant qu’articulation. On tente, légitimement, de résister à ce qui pourrait faire de l’art un spectacle, un amusement, même si les artistes rapprochent ces rives, avec ironie, circonspection, interrogation.

Cet écart et cette contiguïté étaient parfaitement assumés et remis en question par le « film d’attraction » de Dominique Gonzalez-Fœrster, projeté au bout de la passerelle, juste en fond de fête foraine, si du moins on y prêtait attention. Je ne sais pas si on pouvait le voir en arrivant par l’autre côté. Pour moi, qui ne fréquente pas les fêtes foraines, les ayant trouvées trop tristes, depuis ma plus lointaine enfance, j’ai donc vu ce film, bien sûr, qui constituait une sorte de limite, après la passerelle. Anna Karina, que je voyais sans l’entendre, de loin, me rappelait un certain refrain : « qu’est-ce que je peux faire ? J’sais pas quoi faire ». On pouvait aller jusque là, mais les images, alors, commençaient à parler sur fond de grande roue : celles de films qui ont su questionner l’ennui et la dérision, la vitesse et le tournis, le vertige que subliment et hantent les masques à la mort d’Orfeo Negro ou autres films de carnaval où s’invitent les zombies. Rappel salutaire avant d’entrer dans les lieux de perdition ? Passant qui aborde à ces rives, abandonne tout espoir ! Il est certain que mon jansénisme incurable y a trouvé aliment. J’ai rebroussé chemin, contente, allez savoir pourquoi, que la passerelle soit un peu difficile à monter et à descendre, un peu sportive, comme pour que chacun y fasse un petit effort et s’y rajeunisse.

De l’autre côté, cet élan superbe de la passerelle, se tend vers.

Ligne pure, bond qui se suffit à lui-même. Ou bien, vers la Garonne, ou bien vers le vide. C’est très émouvant. Voilà : que ferons-nous de ce vide, de ce fleuve ? Est-ce une ouverture généreusement offerte sur la beauté naturelle (quoique urbaine en ses quais, en ses rives) de la Garonne, une main tendue à l’autre rive, inaccessible, métaphysique ? La passerelle est un poème : à la fois matérielle, lourde, rudement bâtie, et morale, métaphorique. Elle s’ancre dans la réalité de la ville, organise un passage, pratique, amusant et utile, tout en se donnant à lire comme énigme, passage vers autre chose. Je crois que tout le monde s’en aperçoit, grâce à cette petite partie qui rebique, rétive à l’usage et à la politesse des villes. Où nous entraîne-t-il, cet épi ?

On pourrait reprocher à la passerelle de n’avoir pas atteint l’autre rive, la rive droite, c’est-à-dire l’autre part de Bordeaux, plus modeste socialement, historiquement, cette part ignorée et refoulée (on se souvient peut-être qu’on a interdit l’an dernier à des lycéens de la rive droite de passer le pont de pierre pour venir manifester en centre ville, ce qui fut vécu comme une grave discrimination). La passerelle désigne cette rive, à nos regards, et son absence peut-être, à notre fête. Evento, dans cette phase d’exposition concentrée sur les quais, oublie les quartiers, les populations moins riches (peut-être venues par la fête foraine, cependant).

Il aurait été préférable que les œuvres soient dès le début écartées, dispersées, pour que la circulation en ville, le retissage de la ville se produise effectivement. On pouvait croire, à certains moments, me semble-t-il, que la passerelle ne reliait que du même. On était entre soi, ce qui était dommage. Mais sans doute, l’art ne peut qu’inviter, suggérer, sans tout accomplir.

Le projet de tissage urbain, social, était cependant au cœur des œuvres architecturales proposées au CAPC, et j’ai, dois-je l’avouer, sans forfanterie, été émue, par certaines propositions de ces artistes et architectes assez amants des villes et des gens, pour rebrasser des espaces de relégation, de misère, redessiner des cabanes, replanter des décors pour vivre, au cœur d’une réalité appréhendée simplement, sans idéalisme. La maison de Marjetica Potrč, Tirana House, les portes triplées dont se défendent les pauvres contre les démolisseurs, exposées comme un mur tragique et dérisoire, et peut-être aussi comme une ouverture, complexe, en suspens, sur autre chose (la dignité ? La beauté ? l’art ? la résistance ?), le geste sublime de ces étudiants de Vienne qui abandonnent les amphis pour aller inventer l’architecture sur le terrain, d’autres actes, souvent pauvres et forts en même temps, bouleversent, parce qu’ils changent vraiment la vie tout en acceptant la vie.

La passerelle de Kawamata était un geste concret, de ce type, comme les hamacs de Stalker il y a quelques années. On regrette que tout Evento ne se soit pas résumé à un ou deux gestes majeurs, laissant de côté tout effet d’accumulation et de distraction.

Cependant, les œuvres étaient toutes intéressantes, souvent modestes, sans chichis, irrévérencieuses, avec une sorte de discrétion amusée. Le haut-parleur de Kristina Solomoukha est d’une grande lisibilité, diffusant des bulles de savon (pour nous laver les oreilles plutôt que de nous asséner des discours fumeux ?) mettant en question la parole publique, et l’éclairage tout aussi « public » (puisque c’est également une sorte de réverbère) qui ne suffit sans doute pas à nous faire voir et entendre la vérité ; la promenade dans Bordeaux, un verre la main, d’un poète christique (Dennis Adams) qui nous guide dans les lieux et la mémoire, n’a rien d’une image divertissante et illusoire. Elle installe un temps long plutôt, de méditation, de marche, d’expérience aussi éprouvante parfois pour le pèlerin que ce vin qui se répand sur le tissu blanc ; les voitures données à démolir à des enfants réjouis de ce beau sacrilège, étaient autant de stations sur le chemin, pour rêver et pour réfléchir, jouer de manière à expérimenter un point de vue, une proposition nouvelle, plutôt qu’à consommer une attraction.

Dans le fond, grâce à la confrontation ou au passage entre foire et exposition, la question revient à se demander si nous pratiquons l’art comme manège ou comme distanciation, illusion dans l’immersion des images ravissantes ou action, grâce aux dispositifs prévus. Brecht, donc, contre Aristote, l’art comme agitation, protestation, contre l’art identification, émotion et purgation. Ainsi, j’ai particulièrement aimé cette œuvre qui consiste en quelques chaises alignées sur une plateforme de béton. On pouvait la regarder dans sa légèreté paradoxale, sa pureté sculpturale et humble. C’était aussi un cadeau de l’artiste au passant qui peut regarder, de là, le beau spectacle du fleuve et du pont de pierre. Il fait œuvre à son tour, peut-être, cet amateur, en contemplant ce qui l’entoure. On avait l’impression, une fois assis, d’embarquer, de remonter le fleuve à bord d’un paquebot. Mais n’est-on pas alors sur un manège, en pleine divagation, illusion, émotion, esthétisme ? On peut le craindre. Que faudrait-il donner à voir, pour que de l’action, de la résistance, naissent de ce dispositif ? Est-ce trop demander que l’artiste nous fasse cadeau, non seulement d’un moment de contemplation, de rêverie, mais d’une rencontre ?

Cette œuvre redouble en quelque sorte la passerelle, et peut-être son élan porte-t-il une question semblable. Après tout, quelle rencontre pouvons-nous faire que nous n’ayons pas nous-même désirée et tentée ? L’artiste peut-il faire autre chose que de nous inviter à partir ? Libre à nous de voir l’immeuble hlm avec ses balcons rouges, de l’autre côté du pont de pierre et de l’inviter dans notre imaginaire, tout autant que de nous abandonner au fil de l’eau.

Pour finir, j’ai abandonné les concerts que personne ne semblait véritablement écouter. Il y avait trop de bruit et pour le coup, la foire, voisine, empêchait d’être disponible et de recevoir réellement la musique. Si la foule n’empêche pas toujours de voir, elle empêche à coup sûr d’entendre.C’est sans doute pourquoi, à la base sous-marine, on avait monté le son !

Pour ceux qui connaissent Amos Gitai, ce réalisateur essentiel, il y avait là beaucoup d’émotion (pour les autres, je ne sais pas ce que dit l’exposition). Le lieu est évidemment extraordinaire et les murs âpres, tapissés de séquences de films, sont hallucinants et poignants. Les séquences nous font voir quelque chose de ce réalisateur exigeant, de longs travellings comme des cheminements pour atteindre avec difficulté, lenteur, des objets, des scènes d’une grande violence, bouleversantes, où le personnage voit quelque chose que nous ne voyons pas, comme si le paysage, le contre-champ, étaient impossibles : on est rivé à sa douleur, à son malheur, tout en est obstrué. Ce choix, à travers une filmographie importante, permettait de découvrir une certaine diversité, faisant d’Amos Gitai, non seulement le cinéaste du conflit israélo-palestinien le plus tragique et le plus inquiet, mais également un cinéaste du monde et de toute l’histoire, de toutes les histoires qui s’y entrechoquent. Là, tout n’était que bruit et fureur, la rumeur de toutes ces bandes-son déchaînées prenait sens, non comme des bulles de savon, ou un appareil à musique, mais comme expérience du monde réel, issu de ces bases sous-marines, de cette guerre qui se continue depuis cinquante ans, ici et là-bas. Il y avait de quoi pleurer. Cela continuait la rumeur, le bruit de la foire qui se déroulait aux Quinconces, au CAPC, mais par son envers violent, aussi inconscient, bêta et dangereux que ces bons villageois témoins de tortures racistes et qui n’ont rien vu, rien dit, rien su et rien empêché. De quel côté des images sommes-nous donc ?

À la base sous-marine, ce n’est plus la fête, quoique ce soit la fête de l’intelligence et de la sensibilité, dans une quête de la vérité et de l’humain. On est étreint, glacé, pris à la gorge et aux oreilles. Entre le spectateur et le film, un bassin s’étend, où se reflètent quelques images, donnant le vertige, sans passerelle… Un mur. C’est tout. À moins de traduire peut-être, et d’entendre une parole, parmi la foule et le bruit, la rumeur de l’histoire et des peuples massacrés…

Dominique Chancé, maître de conférence en littérature, octobre 09.