Gerhard Richter au Centre Beaubourg Paris

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Gerhard Richter Panorama Expositions au Centre 6 juin - 24 septembre 2012 11h00 - 21h00 Galerie 1 Plan d'accès 13€, TR 10€ / 11€, TR 9€, selon période Nocturnes tous les jeudis jusqu'à 23h Fermeture des caisses à 22h Centre Pompidou

Gerhard Richter 

Est-ce bien un bout de réel que j’ai aperçu ?

L’exposition « Panorama », au musée Beaubourg, jusqu’au 26 septembre a le mérite et le défaut de tous les « panoramas » : elle nous permet de découvrir un peintre dont l’œuvre est abondante, mais elle donne une impression de survol. Toutes sortes de styles sont représentés, dans une création diverse, expérimentant des techniques et des partis pris très différents, et l’on a parfois le sentiment de ne voir que des citations, comme si on lisait Hugo en piquant un vers par ci, un vers par là, de La Légende des Siècles à L'Art d'être grand-père. On aimerait donc voir des rétrospectives de ce peintre attachant, qui accorderaient plus d’importance à des périodes choisies où semble-t-il, son travail s’est développé par séries.

Tout de même, on est frappé par la cohérence d’un peintre extrêmement inquiet et exigeant dont l’œuvre semble marquée par le doute. La diversité n’est pas infidélité et papillonnage et si le peintre, au cours des décennies, essaie plusieurs techniques et plusieurs styles, les questions qu’il se pose semblent toujours les mêmes. Dès le début, c’est une peinture avec l’image et contre l’image. Dans les premières salles, des peintures en noir et blanc ou dans des coloris assez ternes, comme un sépia, reprennent des images de presse qu’elles recadrent, brouillent, jusqu’à en arracher la fausse évidence. Les événements historiques, politiques, vues de guerre ou de la colonisation, y gagnent en distance et en inquiétante familiarité. Cette usure de l’image, par le geste qui repasse, brouille, nappe, rend flou, par l’agrandissement qui rend invisible, le cadrage qui rend étrange un détail, donne tout son sens à la peinture et au geste pictural, avec et contre la photo, avec et contre le motif, la figure, dans un mouvement dialectique qui interroge et qui émeut.

L’image perd son réalisme, son évidence, Gerhard Richter peint le rideau plutôt que ce qu’il y a devant ou derrière, lorsqu’il peint un détail vu au microscope c’est pour rendre incongru cet aller-retour entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, l’agrandissement du plus petit étant encore distendu jusqu’à ce qu’on ne voie à peu près rien. Il semble qu’un zoom soit constamment tourné jusqu’au point de netteté et qu’on se situe plutôt juste avant ou juste après. Ainsi, les tableaux représentant des villes détruites, reconstruites, sont des expériences visuelles très saisissantes (quoique l’impressionnisme ait déjà produit ce type d’effets) : de loin, les murs de ces villes en reconstruction, après la guerre, se tiennent debout, de près, dans leur empâtement grossier, les formes s’effondrent, tout est à refaire. Le tableau devient toute une histoire, un mouvement qui répète celui de l’histoire, à ce moment d’extrême fragilité.

Les tableaux abstraits ne sont pas les plus beaux ni les plus intéressants que j’aie pu voir, mais ils sont, dans le contexte de l’œuvre, parlants. Ils abstraient vraiment quelque chose, ils défont le motif, sont une lutte du peintre contre/avec la peinture, sa matérialité, avec les aléas, avec le désespoir, semble-t-il, et le doute. Ils procèdent d’un effacement, d’un autre brouillage, d’une négation après laquelle on se demande ce qui reste. Ils sont vivants de tous ces gestes qu’on devine : peindre, racler, repeindre, suivre des dégoulinures, étaler, défaire, effacer, recouvrir, ordonner, quadriller, reracler, etc. On a l’impression que, comme, dans la décomposition du spectre lumineux, à force de travailler et d’ajouter, de la couleur, de la pâte, du geste, on va arriver, inéluctablement, à rien, au blanc. C’est émouvant, cela fait penser un peu à Rothko qui travaille aussi à la limite du blanc, du rien. Mais chez Rothko, on est tout de suite bouleversé par cette tension vertigineuse, au bord du vide. Ici, l’empâtement et le quadrillage, l’expressionnisme du geste resté visible, sont moins d’un funambule que d’un piétineur qui revient détruire son château de sable avant d’en remettre encore une couche.

Mais le plus poignant, c’est le travail sur les photographies de la Fraction Armée Rouge, sur lequel Philippe Dagen a fait un bel article dans Le Monde, récemment, revenant sur le rapport secret mais profond, du peintre, à l’histoire de l’Allemagne. La reprise de ces photographies, selon des cadrages très légèrement décalés, comme si trois perspectives ou trois détails nous étaient montrés, n’aboutit qu’à davantage d’énigme. C’est comme si la multiplication des images, loin de rendre plus claire la réalité, comme les médias pourraient nous le faire croire, le croire elles-mêmes, ne pouvait qu’en exhiber l’étrangeté, l’opacité irréductible. Le corps gît, le visage n’apparaît pas, le noir est plus profond que le blanc, l’image se referme sur son mystère. Finalement, tous les portraits de Gerhard Richter obéissent au même geste : rendre étrange, voire étranger, interroger une présence/absence de l’autre et même de soi, quand il s’agit d’un autoportrait. La peinture-photographie qui a été choisie pour l’affiche de l’exposition est tout à fait révélatrice : le personnage est tourné de trois-quarts dos, on ne voit pas le visage. Le chignon est magnifique, les couleurs éclatantes, l’aura de douceur et de lumière contraste avec la force et la tonicité du rouge, il y a de la tendresse, de l’attention, de la présence, et au bout du compte, on perçoit cette absence, cette distance très grande avec quelqu’un qui semble si proche et qui s’échappe. Que les portraits soient flous, estompés, cachés, noircis ou décalés, toujours l’image est en fuite, simple trace d’un mouvement de celui ou de celle qui a été là et qui est finalement inaccessible.

Dans cette mesure, le verre est un médium de choix pour ce peintre-sculpteur qui joue de la transparence et de l’énigme, y enferme le vide et la lumière quand il en fait des cages, démultiplie les plaques comme si l’on pouvait rendre plus présent le vide en l’impilant, tend des miroirs, qui ne reflètent que des passagers, les spectateurs, les passants, l’entour, des images fluctuantes et éphémères qui vont immédiatement s’abstraire. Le dispositif de la cage, au milieu d’une pièce elle-même entourée de vitres qui laissent entrer les images de la ville, est particulièrement fascinant. On sent qu’il se passe quelque chose, dans ce jeu, entre ces verres, quelque chose qui entre et sort, se concentre et échappe à nouveau. On ne sait plus où regarder, où est l’œuvre. Elle est partout, comme un creuset, elle nous met en mouvement, c’est un prisme, trop d’images qui nous tirent dans tous les sens et trop de transparence au milieu, qui fait le vide.

Et puis, deux tableaux particulièrement émouvants : 11 septembre, clair et bleu, limpide comme une aquarelle, une sorte de miroir aux alouettes, une image de lévitation où l’on sent bien, malgré tout, que quelque chose ne va pas. Le geste qui efface, le brouillage n’est plus ici geste du peintre mais geste dans le motif, on découvre que ce sont les incendies, la violence, la fumée qui effacent le monde. Il y a quelque chose de bouleversant dans cette image minimaliste (ce n’est pas le grand spectacle qui en a été donné à la télévision, dans les journaux), évanescente, timide, presque aussi transparente qu’un lavis et qu’un ciel bleu, et qui « contient » toute l’horreur, avec pudeur, comme un silence, un indicible.

Et puis, l’autre, où j’ai cru apercevoir un bout de réel. Un iceberg tellement abstrait qu’il apparaît à peine. C’est un tableau qui merveilleusement tient en lui tout le mouvement de l’abstraction et du réalisme. Comme un tableau abstrait, il est à la limite du vide, il représente si peu, il ressemble à ces petits tableaux blancs abstraits qui, vers la fin de l’exposition, montrent quelques traces, de matière, d’écorchure, de pâte en lisière de presque rien, avec un peu de noir aussi. Mais, bizarrement, c’est un tableau-photo très réaliste, dans lequel un vrai iceberg apparaît, à peine, tout blanc dans un paysage blanc. Et en même temps, il est présent de toute sa masse, de toute sa force, comme l’énorme pierre blanche qui écrase un corps, dans les toutes premières salles, auquel il faisait écho pour moi. Entre le réalisme et l’abstraction, un accord se fait. Cela disparaît autant que cela apparaît, c’est une trace, une abstraction de la réalité elle-même peut-être, un moment de suspens de cette chose pourtant si lourde et dont on ne voit, précisément qu’une infime partie. C’est, comme pour le 11 septembre, un danger qu’on sait sans le deviner, tellement la réalité a l’air bénigne. Et pourtant, cela pourrait nous écraser. Présent/absent, dans tout ce rien autour. Terriblement réel comme une énigme insaisissable.