Interview de Bénédicte Garnier Commissaire de l'exposition : « la passion à l'oeuvre, Rodin, Freud collectionneurs »

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Cette interview a été réalisée par Laurent Le Vaguerèse avec l'aide amicale de Danielle Arnoux.

Version anglaise

rodinfreud

  • Hier a été inaugurée l'exposition " La passion à l'Œuvre Rodin Freud collectionneurs " au musée Rodin. Cette exposition se tient jusqu'au 22 février. Oedipe est partenaire de l'exposition.
    Deux visites privées commentées sont organisées par nos soins :
  • Samedi 22 Novembre 2008 à 17 h
  • Samedi 24 Janvier 2009 à 17h.
  • Chaque visite sera commentée par la commissaire Bénédicte Garnier. Un champagne sera proposé à l'issue de cette visite.
  • La participation est de 30 euros par personne incluant l'entrée au musée.
  • Pour vous inscrire envoyez un chèque à " association Oedipe sur internet 6, rue Mizon 75015 Paris " Indiquez une adresse courriel afin que nous puissions entrer en contact avec vous. Par ailleurs une matinée d'exposés et de débats est prévue en partenariat avec la revue "Topique" dont le numéro 104 est consacré au thème " Psychanalyse et sculpture ". De plus amples informations vous seront fournies sur cette rencontre.
  • Cordialement
  • LLV
  • Œdipe : Rodin et Freud sont des hommes nés au XIX e siècle, lequel des deux est l'aîné ?

    Bénédicte Garnier : C'est bien entendu Rodin qui est le plus âgé des deux. (Paris1840.Freud Frieberg 1856) ils ont donc 16 ans de différence Rodin décède en 1917, à Paris à la fin de la première guerre mondiale tandis que Freud nous quitte à la veille de la seconde en 1939. Il meurt à Londres après avoir quitté Vienne un an plus tôt. Il a vécu dans cette ville depuis l'âge de quatre ans, et ne l'a quittée qu'en juin 1938 grâce à l'appui financier et diplomatique de ses collègues et amis et notamment de la princesse Marie Bonaparte son ex-patiente, qui ont négocié son départ avec les nazis. Sa collection et ses objets personnels sont également préservés et transportés en Angleterre peu après son arrivée.

    Œdipe : S'ils traversent une partie du siècle ensemble, ils viennent de milieux très différents.

    « Maintenant , j'ai fait une collection de dieux mutilés, en morceaux, quelques-uns chefs d'œuvres. Je passe du temps avec eux, ils m'instruisent. J'aime ce langage d'il y a deux ou trois mille ans, plus près de la nature qu'aucun autre. Je crois les comprendre, je les visite continuellement, leur grandeur m'est douce (…) Et tout ceci n'est pas mort, ils sont animés et je les anime encore plus, je les complète facilement, en vision, et ce sont mes amis de la dernière heure » 

    - Auguste Rodin

    Bénédicte Garnier : Rodin est issu d'un milieu modeste. Son père était employé à la Préfecture de Police. L'argent était rare et les préoccupations de la famille Rodin davantage matérielles qu'artistiques. Son parcours se fait malgré de multiples difficultés. Il échoue trois fois au concours d'entrée de l'école des beaux-arts et n'obtient pas le prix de Rome qui ouvrait la porte aux commandes officielles. Il ne commence à sortir de l'ombre et d'une relative pauvreté qu'en 1880, date à laquelle il reçoit de l'État la commande de la Porte de l'Enfer. Il est alors âgé de 40 ans.

    « le refoulement, qui rend le psychique à la fois inabordable et le conserve intact, ne peut en effet mieux se comparer qu'à l'ensevelissement, tel qu'il fut dans le destin de Pompéi de le subir, et hors duquel la ville put renaître sous le travail de la bèche »1

    - S.Freud

    Pour Freud, le contexte est bien différent. il fait partie de la communauté juive de Vienne, ville que sa famille rejoint peu après sa naissance et d'un milieu que l'on pourrait dire d'une petite bourgeoisie modeste, mais plus ouverte sur la culture. Son père est commerçant et négociant en laine. Chacun s'accorde à dire que c'était un esprit ouvert et cultivé. Il fit don à son fils alors âgé de 5 ans seulement d'un livre illustré (Description d'un voyage en Perse). Freud est un esprit scientifique. Il fait des études de médecine, entame des travaux comme chercheur en physiologie avant de s'installer et de se lancer avec son collègue Joseph Breuer vers 1895 dans ce qui deviendra plus tard la psychanalyse. Il a très tôt des rapports amicaux avec Emmanuel Löwy qui deviendra un archéologue célèbre avec lequel il discutera jusqu'en 1930.

    Œdipe : leur premier point commun est sans doute de s'être battu tous les deux et durant toute leur vie contre l'académisme pour l'un, pour l'autre contre les opposants nombreux à sa découverte de l'inconscient. Apparemment ils ne se sont jamais rencontrés même s'ils se sont peut-être croisés.

    Bénédicte Garnier : Nous n'avons aucun document qui attesterait d'une rencontre entre Freud et Rodin. Cela aurait été possible pourtant à plusieurs reprises et notamment lors du séjour de Freud à Paris lorsqu'il vint pour suivre l'enseignement de Charcot à la Salpétrière. En effet Charcot, lui-même collectionneur, invitait volontiers les artistes et ses étudiants dans son hôtel particulier du boulevard St germain aujourd'hui le siège de la Maison de l'Amérique Latine. La fille de Charcot, Mme de Liouville deviendra plus tard une grande admiratrice de Rodin auquel elle commandera plusieurs œuvres. En 1902, Rodin fut accueilli à Vienne de manière triomphale. Il y présentait ses œuvres depuis plusieurs années aux manifestations de la Sécession. En 1908, grâce à l'entremise de Rainer Maria Rilke, le sculpteur exposa dans la galerie viennoise de Hugo Heller 120 dessins. Là même où Freud donnait une conférence fin 1907. C'est également chez Hugo Heller qu'il publia en 1907 la première édition de Délire et rêves dans la « Gradiva » de Jensen. Ils auraient pu s'y rencontrer ou tout du moins connaître l'œuvre de l'autre. Nous ne pouvons en dire plus aujourd'hui.

    Œdipe : Le milieu du XI Xe siècle voit le triomphe de l'archéologie. Rappelons peut-être deux dates importantes : la découverte de Troie (1868-1873) et le début des premières fouilles systématiques à Pompéi (commencées en 1748 et activement poursuivies jusqu'en 1815, elles s'interrompent ensuite pour ne reprendre de façon systématique qu'en 1860). L'archéologie est donc « à la mode »

    Bénédicte Garnier : En effet, il y avait beaucoup de chantiers de fouille et donc beaucoup d'objets sur le marché, pas nécessairement rares ni extrêmement chers. Ni l'un ni l'autre d'ailleurs n'achètent véritablement de pièces rares ou de chef-d'œuvre. Les objets sortent relativement facilement des pays d'origine et les marchands ne se privent pas de proposer à l'un et à l'autre d'ajouter des pièces à leur collection. Freud possédait plusieurs livres de Heinrich Schlieman, illustrant les fouilles archéologiques de Troie. Des planches y montrent les strates qui matérialisent les différentes étapes des fouilles et donc les différentes époques de la ville, métaphore pour Freud de la structure du psychisme.

    À la fin de la vie de Freud il ne restait plus la moindre place libre dans son cabinet pour y placer une nouvelle statue. Rodin, lui, résolut la question de la place en agrandissant sa propriété de Meudon et en construisant de nouveaux bâtiments pour exposer ses œuvres et ses collections.

    Œdipe : situons peut-être rapidement les lieux où vont être rassemblés ces objets.

    Bénédicte Garnier : On peut tout d'abord dire que Freud comme Rodin et ce malgré la différence d'âge que nous avons soulignée commencent leur collection sensiblement au même moment c'est-à-dire aux alentours de 1893 pour Rodin et 1896 pour Freud. Pour Rodin, c'est le moment où il fait l'acquisition de la Villa des Brillants à Meudon où il emménage avec Rose sa compagne de toujours. Il achète des terrains autour, fait diverses acquisitions. l'État lui alloue par ailleurs depuis 1880 et la commande de la « porte de l'enfer » un atelier rue de l'Université. Bref il dispose de beaucoup de place pour les objets qu'il achète. Vers la fin de sa vie, après de longues tractations avec l'État, il obtient que l'Hôtel Biron qui devait initialement être détruit soit finalement conservé et qu'y soient rassemblées outre ses œuvres, ses collections d'antiques. C'est d'ailleurs ce dernier point qui posera problème puisque si l'on s'accorde enfin à accepter la donation à l'État des œuvres de Rodin dont la réputation internationale est établie, personne en revanche ne s'intéresse à sa collection d'antiques alors que pour Rodin les deux ne peuvent être séparées. Son souhait est d'abord respecté et l'on peut voir la collection d'antiquités de l'artiste dans le musée Rodin qui ouvre en 1919. L'intérêt pour cette collection décline ensuite jusque bien après la deuxième guerre. En 1967, l'exposition Rodin collectionneur est organisée, puis à nouveau on constate que la collection retourne à l'oubli. Bref c'est une histoire fluctuante avec des hauts et des bas.

    Œdipe : Et pour Freud ?

    Bénédicte Garnier : Freud dispose de trois pièces pour ses objets : son bureau, une salle d'attente et un cabinet de travail. Il ne met pas ses antiquités dans la partie privée de son appartement, ce qui fait qu'il dispose finalement de peu de place pour exposer ses objets qui rappelons-le se monteront à plus de 3000 à la fin de sa vie. Mais ses collections tellement exposées relèvent finalement de l'intime. Il vit au milieu des objets de sa collection, leur parle, et n'hésite pas à les considérer, comme le fait Hanold le héros de Jensen dans son livre Gradiva. Fantaisie pompéienne, roman qu'il commentera dans un article célèbre, comme des personnages vivants et à s'adresser à eux dans la vie quotidienne. Ses biographes nous rapportent qu'il saluait toujours la statue d'un vieux sage chinois qu'il avait placé sur une petite table à côté de son bureau.

    Pour dire un mot du destin des deux collections, comme je vous le disais celle de Rodin, après bien des épisodes a pu être conservée complète avec les sculptures ce qui ne s'est pas fait tout seul. Pour Freud il s'agit encore plus d'un miracle, puisque grâce aux appuis dont il disposait Freud a pu transporter à Londres toute sa collection d'antiquités alors que sa vie même était menacée par les nazis qui tenaient Vienne et que l'on brûlait ses livres depuis 1933.

    Œdipe : collectionnent-ils la même chose ?

    Bénédicte Garnier : Il y a une sorte de « tronc commun » et l'exposition mettra ces points en évidence montrant certaines pièces qui acquises par l'un auraient fort bien pu se trouver dans la collection de l'autre. Au départ ils collectionnent tous les deux des objets venant de l'Égypte ancienne, de la Grèce antique et des objets romains. Plus tard, ils se tournent vers l'Extrême orient et pour Freud – après la mort de Rodin- vers des objets plus variés quant à leur origine géographique (Art primitif, Nouvelle Zélande, art précolombien)

    Freud s'intéresse à la naissance de l'écriture ainsi qu'aux langues anciennes. Il possède d'ailleurs des livres destinés à l'apprentissage de la lecture des hiéroglyphes. C'est un domaine ignoré par Rodin qui a essentiellement un rapport esthétique aux œuvres qu'il achète. Ils ont tous deux leur héros auquel ils s'identifient : Pour Freud Schliemann le « découvreur de Troie » celui qui prouva que les textes d'Homère l'Iliade et l'Odyssée jusque-là considérés comme des poèmes non fondés historiquement avaient bien un fondement historique et pour Rodin Phidias, le sculpteur de l'antiquité qui symbolise à ses yeux toute la statuaire grecque.

    Œdipe : Qu'en est-il de l'authenticité des œuvres de ces collections ? On sait que Freud y tenait beaucoup et qu'en cas de doute il demandait une expertise auprès du musée de Vienne. ?

    Bénédicte Garnier : Certaines ont été expertisées mais pas toutes et l'on a évidemment retrouvé quelques faux qui avaient échappé à Freud. Rodin lui ne s'intéresse pas vraiment à cette question ; selon lui, seul l'artiste peut reconnaître l'authenticité d'une œuvre d'art d'après sa beauté. L'archéologue ne lui était d'aucun secours pour admirer une œuvre antique et il rejetait d'emblée toute découverte qui pouvait remettre en question sa vision de l'art antique. Rodin refusa par exemple de croire que les marbres grecs étaient polychromes. Le marbre blanc ou à peine doré dévoilait son subtil modelé sous l'unique jeu des ombres et des lumières. En fait, son seul véritable critère est un critère esthétique. Et puis l'on sait d'après ses écrits et les photographies de l'époque qu'il « jouait » avec les antiques, redécoupait les formes par le regard ou utilisait des tissus pour cacher les parties imparfaites des statues.

    Œdipe : peut-être peut-on dire un mot de deux témoignages visuels dont nous disposons concernant l'appartement de Freud et que vous allez montrer dans l'exposition : les photos prises par le jeune photographe Engelman de l'appartement de Freud et le film tourné en 1938 chez Marie Bonaparte qui est mariée rappelons le au Prince de Grèce.

    Bénédicte Garnier : Ces photos, ont en effet été prises juste avant le départ de Freud dans des conditions à la fois techniquement difficiles et dramatiques puisque les nazis qui avaient accepté le départ de Freud surveillaient sa maison soi disant pour s'assurer qu'aucun objet autre que ceux répertoriés ne soit ajouté. Engelman a donc du travailler sans éclairage. Sa vie étant menacée, il n'a pu emporter avec lui ses clichés qu'il n'a retrouvé finalement qu'après la guerre chez Anna Freud où ils avaient finalement été expédiés, l'homme à qui Engelman les avait confiés, Auguste Aichhorn étant mort entre-temps. Nous allons projeter ces photos sur l'un des murs de la salle d'exposition et nous montrerons des extraits de films montrant Freud avec Marie Bonaparte lors de sa halte à Paris en 1938, sur la route de l'exil vers Londres. Cette évocation de Freud en ses lieux sera complétée par des photos de Rodin parmi ses antiques à Meudon.

    Les œuvres majeures et la « Gradiva »

    Œdipe : Parmi les œuvres majeures qui seront exposées, l'une d'entre elle a une importance particulière en ce qui concerne le rapport de Freud aux antiquités c'est le bas-relief de « Gradiva » Celle qui s'avance.

    Bénédicte Garnier : Nous allons en effet exposer à la fois l'original qui se trouve au Musée du Vatican à Rome et sa reproduction qui se trouvait accrochée dans le cabinet de consultation de Freud. Nous allons également exposer le livre de Jensen annoté par Freud, la première édition faite à Vienne par Hugo Heller en 1907 ainsi que la traduction faite par Marie Bonaparte et parue à Paris en 1931. Nous aurons enfin une gravure de Félicien Rops sur la tentation de St Antoine que Freud commente dans son texte. En regard, nous présenterons une gravure de Félicien Rops Le Calvaire qui appartient à la collection de Rodin.

    C'est Jung qui signale le livre de Jensen à Freud. Après lecture, Freud en écrit le commentaire durant l'été 1907 puis il se rend à Rome en septembre et il achète le moulage pour son cabinet. L'ouvrage paraît à la fin 1907 à Vienne mais ne sera traduit en français par Marie Bonaparte qu'en 1930.

    Gradiva

    « Délire et rêves dans la Gradiva de Jensen Collection Idée Gallimard 1949» : il s'agit d'un texte très important qui nous permet de mieux comprendre le rapport de Freud aux antiques. Nous sommes 7 ans après la publication de la « Sciences des rêves » l'ouvrage majeur de Freud dont on sait qu'il est essentiellement composé des rêves de Freud lui-même. Dans le commentaire du roman de Jensen « Gradiva » Freud fait en quelque sorte la promotion de son livre précédent en se basant cette fois non sur des rêves de personnes ayant existé mais sur des rêves et une histoire imaginés par un romancier.

    Un jeune archéologue du nom de Hanold, plongé dans ses livres et quelque peu coupé du monde découvre dans une collection d'antiques à Rome un bas-relief représentant une jeune femme dont la démarche est très particulière : l'un des pieds repose à plat sur le sol tandis que l'autre se dresse perpendiculairement. Hanold se demande si cette démarche est possible dans la réalité ce qui le conduit à observer les femmes dans la rue, ce qu'il ne faisait jamais auparavant. « Le sexe féminin n'existait jusqu'ici pour lui que sous les espèces du bronze et du marbre » Il imagine que le modèle du bas-relief a vraiment existé. Il fait ensuite un rêve qui le transporte à Pompéi peu avant l'éruption du volcan qui va ensevelir la ville, rêve dans lequel il croise « Gradiva ». Au sortir de ce rêve il prend la décision de partir en Italie. Ses pas le conduisent à Pompéi et au cours de sa visite des ruines il aperçoit une jeune femme qu'il identifie immédiatement comme celle qu'il recherche et dans laquelle peu à peu émergeant de ce que Freud appelle son délire il découvre une amie d'enfance vivant près de chez lui en Allemagne et que le hasard a fait venir précisément à Pompéi en compagnie de son père. Celle-ci s'avère au final l'objet caché de sa passion amoureuse.

    Questionnant le lecteur sur le caractère vraiment étrange du comportement du héros, Freud se demande comment un tel délire est possible chez un jeune homme auparavant sain d'esprit. Il rapporte alors un souvenir personnel. P 214 « Je connais un médecin (lui-même en la circonstance comme il le déclare un peu plus loin) qui avait perdu une de ses malades de maladie de Basedow et ne pouvait bannir le soupçon d'avoir peut-être aidé au dénouement fatal par une médication imprudente. Plusieurs années après, il voit entrer dans son cabinet une jeune fille dans laquelle, en dépit de toute sa rébellion, il lui faut reconnaître la défunte. La seule pensée qui se présente à son esprit fut celle-ci : « il est donc vrai que les morts peuvent revenir ? » et son épouvante ne céda qu'à la confusion qui l'envahit lorsque la visiteuse se présenta comme étant la sœur de la défunte, morte de la même maladie dont elle-même était atteinte. »

    On remarque ainsi plusieurs similitudes entre Freud et Hanold. Tout d'abord, il se comporte lui-même en quelque sorte comme Hanold ; Lui aussi est passionné d'antiques, lui aussi paraît plus intéressé par la science que par les femmes en chair et en os (contrairement à Rodin), lui aussi se décide à partir pour l'Italie après la lecture du roman décrivant la « Gradiva », et comme Hanold d'une certaine façon il ramène « gradiva » dans ses bagages même s'il ne s'agit pour lui que de la copie du bas-relief. Comme Hanold, d'autre part il a lui même été victime d'un épisode quasi délirant où il a cru un moment aux revenants. S'il analyse les rêves d'Hanold c'est en se basant sur la technique acquise au cours de l'analyse de ses propres rêves.

    Cette proximité entre la vie et la mort semble très liée avec cette passion des antiques chez Freud mais aussi chez Rodin. Pour Freud peut-être est-ce en lien avec la mort de son petit frère Julius mort âgé de 8 mois quand Freud avait 19 mois. Jones son premier biographe écrit à ce sujet : « jusqu'à la naissance de ce frère, le petit Sigmund avait été le seul détenteur de l'amour de et du lait maternel et l'expérience lui apprit alors quelle force peut avoir chez un enfant, la jalousie. Dans une lettre à Fliess (1897), il reconnaît avoir nourri à l'égard de ce rival de mauvais sentiments et ajoute que la mort de celui-ci, réalisation de ses souhaits suscita en lui un sentiment de culpabilité, tendance qui ne l'abandonna jamais plus Quant à Rodin il avait perdu à l'âge de 8 ans une petite sœur Anna-olympe âgée de 4 ans. Après ce décès Rodin refusa d'aller à l'école et n'y retourna plus. Plus tard après la mort de sa sœur bien aimée Maria « le désespoir s'empare d'Auguste au point que ses parents ne craignent qu'il ne devienne fou »2 C'est ce souvenir qui inspirera le couple Dante et Virgile de la porte de l'enfer ou c'est le mort qui soutient le vivant. Rodin écrira « Rien n'égale en splendeur cette terrible opposition de la beauté que l'on voudrait éternelle et de l'atroce désagrégation qui l'attend » 3

    Un aspect différent de l'apport de Freud dans « Gradiva » est abordé par Henri Rey-Flaud dans son travail sur l'autisme4 S'appuyant sur les travaux de Donald Meltzer5 et Jacques Derrida6, il trouve dans le texte de Jensen et l'analyse qu'en fait Freud une piste pour éclairer spécifiquement le comportement des autistes. Reprenant la thèse de Meltzer qui voit dans l'autisme un processus amenant une séparation des perception sensorielles ( le voir, le toucher, l'entendre, etc. conduisant le bébé à une dispersion identitaire qui « le fragmente dans tous les objets aléatoires qui passent dans son champ » il en déduit que « cet état de langage est corrélé à un procès d'écriture particulier qui abolit la distance entre l'empreinte, l'impression et (chose plus surprenante) l' « imprimeur » ». Pour l'autiste, selon cette approche « l'empreinte unique n'est plus, selon la loi du symbolique, le signe de l'absence du signifié, mais celui de sa présence » ainsi que « le conservatoire de la présence de l' « imprimeur » »

    Et citant Derrida : « Il faudrait la ressusciter (cette empreinte) là où, en un lieu absolument sûr, en une place irremplaçable, elle retient toujours à la même cendre, ne s'en étant pas encore détachée, la pression du pas si singulier de Gradiva » Ainsi sous cet autre aspect Freud et à sa suite tous le autres analystes confrontés aux enfants autistes se trouvent marcher dans les pas de Jensen et de son héros Hanold

    - LLV

    Œdipe : Quelles sont les autres œuvres importantes qui seront montrées ?

    Bénédicte Garnier : Nous avons du faire un choix car il n'était pas non plus possible de dépouiller entièrement le musée Freud de Londres qui nous a généreusement prêté ces objets. Nous aurons quelques-unes des statues qui se trouvaient sur le bureau de Freud, ainsi que la statuette d'Athéna auquel Freud tenait beaucoup. Nous verrons également un vase grec représentant oedipe et le sphinx. Freud utilisait parfois dans son travail les objets de sa collection n'hésitant pas à s'en servir pour illustrer un propos ou une interprétation. Nous allons donc montrer à la fois les ressemblances et les dissemblances entre les deux collections. Les œuvres qui auraient pu être chez l'un et chez l'autre, celles qui ne pouvaient au contraire se trouver chez l'un ou chez l'autre . J'ai fait également le choix de montrer aussi des œuvres « esthétiquement belles » et puis il y a également mon choix personnel.

    Nous présentons également un certain nombre de livres appartenant à la bibliothèque de Freud.

    Œdipe : Qu'allez-vous montrer de la collection de Rodin ?

    Bénédicte Garnier : Il y a un point spécifique à Rodin, c'est l'importance qu'il donne au fragment d'antique tel que le temps nous l'a transmis c'est-à-dire avec le travail du temps, les cassures et les recadrages que le fragment produit. En cela le fragment est un objet artistique différent de l'objet initial. Rodin lui même fait ce qui à l'époque était inconcevable et qui nous est familier, il façonne des personnages sans têtes, et conçoit le fameux « non finito » à la manière de Michel-Ange et aussi de l'antique - la statue semble émerger du socle sans discontinuité- une production très éloignée des copies « à l'antique » faites au XIXe. Il réalise aussi des assemblages, où il fabrique une oeuvre unique à partir d'objets préexistants provenant à la fois de sa collection d'antiques et des tirages en plâtre qui se trouvaient en grand nombre dans son atelier. Rodin se sert de ces objets antiques comme d'une preuve –certes contestable car à l'origine l'objet était entier - de la qualité de son travail. Pour conclure il faut dire que l'on ne saurait véritablement donner toutes les clés, tous les enjeux d'une collection. Il reste une part de mystère.

    Œdipe: On sait que l'on a souvent reproché à Rodin sa lenteur dans l'exécution des œuvres qui lui étaient commandées, n'est-ce pas une façon de retarder le plus longtemps possible sa livraison définitive au public avec ce que ce geste peut avoir comme conséquence de fixer son acte créatif, d'en laisser échapper la vie, cette vie qu'il essaie précisément de saisir dans son œuvre même bien que comme nous l'avons vu, l'inscription du temps sur l'œuvre est à ses yeux une façon pour celle-ci de continuer à vivre ?

    Bénédicte Garnier: Pour Rodin, il n'y a plus de différence entre le mort et le vivant . il y a une compression du temps entre le mort et le vivant. Il dialogue comme Freud avec les objets, il les touche et quand il caresse le marbre d'une statue antique, il s'exclame : «C'est de la vrai chair ! [...] On la croirait pétrie sous des baisers et des caresses. [...] On s'attendrait presque, en tâtant ce torse à le trouver chaud»

    Auguste Rodin, L'Art : Entretiens avec Paul Gsell, Paris, Bernard Grasset, 1986, p. 60-61.

    .

    Il a un rapport extrêmement sensuel au marbre.

    Rodin était avant tout modeleur mais il réalisait rapidement des moulages en plâtre qu'il retravaillait de très nombreuses fois. Chaque statue de plâtre pouvait être reproduite en plusieurs exemplaires et sur chacune il pouvait à nouveau faire des ajouts dans un processus apparemment sans fin. Il ne travaillait donc pas sur une statue mais sur de multiples statues ou monuments dans un processus multiplicatif et boulimique. On retrouve cela également dans ses très nombreux dessins. On voit ici l'importance du nombre chez Rodin mais aussi peut-être chez Freud dont l'activité littéraire et épistolaire était foisonnante.

    Œdipe : peut-être pour conclure peut-on dire un mot de ceux que vous appelez les passeurs ?

    Bénédicte Garnier : Ces passeurs sont des guides tout au long de l'exposition pour plonger le visiteur dans l'Europe littéraire et artistique du début du XX e siècle et situer les deux personnages dans le contexte historique : Rainer Maria Rilke, Marie Bonaparte, Lou Andréas Salomé, Hugo Heller, Romain Rolland et Stefan Zweig ont fréquenté les cercles de Rodin et de Freud, ont entretenu des relations plus ou moins profondes avec les deux et ont parfois joué un rôle dans la construction de leurs collections. Ils ont dessiné, chacun à leur manière, un portrait du sculpteur et du psychanalyste. Ces personnages seront évoqués par des manuscrits et des livres, comme des témoins de leur relation.

    L'exposition La Passion à l'œuvre est une invitation à redécouvrir ces deux créateurs d'exception par le prisme d'une de leur plus intime passion.

    Du 15 octobre 2008 au 22 février 2009

    Musée Rodin 79, rue de Varenne 75007 Paris

    Téléphone : 01 44 18 61 10 Télécopie : 01 44 18 61 3

    Accès :

    • Métro (ligne 13) : Varenne, Invalides ou Saint-François-Xavier

    • R.E.R (ligne C) : Invalides

    • Bus : 69, 82, 87, 92

    • Stationnement : Bd des Invalides

    --------------------------------------------------------------------------------------------------

    Bibliographie .(Une bibliographie complète se trouve à la fin du catalogue de l'exposition)

    Ernest Jones : « La vie et l'œuvre de Sigmund Freud » Bibliothèque de Psychanalyse. PUF.1970

    Peter Gay « Freud. Une vie. »Collection Pluriel. Hachette. 1991

    Sigmund Freud « Délire et rêves dans la « gradiva » de Jensen » Collection Idée. Gallimard 1949

    Sigmund Freud « La naissance de la psychanalyse » Bibliothèque de Psychanalyse PUF .1973

    Sigmund Freud « Notre cœur tend vers le sud » Correspondance de voyage, 1895-1923. Préface d'Élisabeth Roudinesco. Fayard 2005.

    Sigmund Freud : « Lieux, visages, objets. Éditions Complexe/Éditions Gallimard.1979

    Edmund Engelmann « La maison de Freud. Bergasse 19 Vienne. » Photographies . Seuil .1976

    Jean-Pierre Bourgeron « Marie Bonaparte et la psychanalyse à travers ses lettres à René Laforgue et les images de son temps. Champion-Slatkine1993.

    Henri Rey-Flaud : "L'enfant qui s'est arrêté au seuil du langage. Comprendre l'autisme. Aubier 2008. La psychanalyse prise au mot.

    Donald Meltzer et alii « explorations dans le monde de l'autisme » Paris, Payot, 1984.

    Jacques Derrida « Mal d'archives » Paris, Galilée 1995.

    Auguste Rodin, L'Art : Entretiens avec Paul Gsell, Paris, Bernard Grasset, 1986.

    « La vie passionnée de Rodin » Jeanne Fayard Maisonneuve et Larose. Archimbaud 1989


    • 1.

      Cité par P.Gay in « La maison de Freud. Bergasse 19 Vienne. Photographies d'Edmund Engelmann. Seuil .1976

    • 2.

      « La vie passionnée de Rodin » Jeanne Fayard Maisonneuve et Larose. Archimbaud 1989 p28

    • 3.

      ibid p.86

    • 4.

      Henri Rey-Flaud : "L'enfant qui s'est arrêté au seuil du langage. Comprendre l'autisme. Aubier 2008. La psychanalyse prise au mot.

    • 5.

      Meltzer Donald et alii « explorations dans le monde de l'autisme » Paris, Paayot, 1984.

    • 6.

      Jacques Derrida : « Mal d'archives » p 144-145, Paris, Galilée 1995.