La tortue rouge : une soirée difficile au Jean Eustache

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À travers l’histoire d’un naufragé sur une île déserte tropicale peuplée de tortues, de crabes et d’oiseaux, La Tortue rouge raconte les grandes étapes de la vie d’un être humain.
Titre original The Red Turtle
Distributeur Wild Bunch Distribution
Récompenses 1 prix et 6 nominations
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Soirée difficile au Jean Eustache.

 

Je savais que je n’aimerais pas ce film, mais puisqu’il est « plébiscité », qu’il reste à l’affiche tout l’été, qu’il n’y a rien d’autre à faire, je me décide enfin à aller voir La Tortue rouge. 

Cela commence à 19h40, en soirée donc, et la salle est cependant très animée par la présence de familles et d’enfants qui bruissent : bavardages et gazouillements charmants, papiers froissés, bonbons sucés, pop-corn qui craque sous la dent ! Légère angoisse, mais bon, ce n’est pas encore le film !

Générique, premières images et toujours la rumeur de voix et papiers bonbons. Je me sens très nouée. J’en prends le risque et lance, à haute et intelligible voix : 

« Ce serait bien que le bruit de mastication et de papiers s’arrête pendant le film ! »

On me répond. Une voix de femme : « c’est une séance-enfants ! »

(19h30, pour un film qui est bien annoncé comme n’étant pas spécialement pour les enfants ! Mais passons…)

« Justement, ce sont les futurs cinéphiles, c’est bien de leur apprendre à regarder et à écouter ! », reprends-je, téméraire.

Voix d’homme : 

« Alors, il faut interdire de la nourriture en bas ! »

« Hélas, je voudrais bien, mais on n’est pas toujours entendus ! »

Fin du dialogue, le film est lancé. 

Je sens que tout de même, il y a un effet. Je me rassérène, la salle se tait.

Le film est particulièrement silencieux justement et le moindre bruit dérange. Pas de grosse musique, de dialogues ou de bruits de fond pour faire tampon. 

Et voilà qu’un groupe arrive en retard. Enfants, adultes, sans doute le père et la mère. Juste devant moi, ils s’installent, armés d’un énorme gobelet de pop-corn. Hélas, trop tard, ils n’auront pas entendu mon intervention. Je me crispe.

Le père s’est mis à côté de son fils, et la mère, deux fauteuils plus loin, à côté de sa fille, plus petite. Il n’est pas encore assis, le père, qu’il pioche déjà dans le gobelet, et crac craccrac. Et il encourage son fils, en bon père, protecteur, tout contre son enfant, avec qui il vient partager un moment privilégié, certainement, à en prendre. Aussitôt après, il débouche une bouteille de soda. Pschitt ça fait. Et il en boit, puis en passe tendrement, mais fermement, à son fils. Puis pop-corn, crac crac crac, puis soda, puis un grand écart pour tendre tout cela à sa femme, et ça recommence de l’autre côté. Et ça revient devant moi. Alors je m’approche un peu et : 

« Vous pouvez arrêter de manger et de faire du bruit ? C’est insupportable ». Pas de réponse. Je sens le mécontentement. Ça fige. Le père trouve la bonne idée : il donne le cornet à son fils et lui propose d’aller plus loin sur le côté. Pas bête. De toute façon, le fils, il n’ose plus trop et arrête de manger, bien que son père, de loin, l’encourage à ne pas céder : vas-y, ne te prive pas. 

Je crois que ma culture, en ce domaine, remonte à très loin. Bien sûr, c’est pure cinéphilie (maniaquerie, diront les uns), et respect pour le film, attention réservée entièrement à celui-ci. Tout cela se discute. Je me suis fait engueuler un jour parce que je riais en regardant une comédie. Je croyais naïvementque le bon spectateur de comédie rit. Je pensais même que l’avantage du cinéma sur la télévision est justement qu’on peut, avec un bon public, partager une franche hilarité, aussi contagieuse qu’au théâtre. Pourtant, cette dame (c’était à la cinémathèque de Chaillot, pour ma plus grande honte !) estimait que l’on doit rire intérieurement et sans manifestation bruyante. Bon. Je ne sais pas qui a raison. Maintenant, je ris de manière plus discrète.

Surtout, je me souviens avoir lu dans Dolto (quel sujet n’a-t-elle pas abordé ?) qu’il était pertinent de dire aux enfants que regarder, écouter, suffisaient et que l’on n’avait pas besoin, tout le temps, d’avoir quelque chose en bouche, en main (sucette, biberon, bonbons, soda), comme si on allait manquer et que le film, l’œuvre culturelle, justement, venaient satisfaire un désir, raffiner un peu les appétits. 

Lorsque, professeur de collège, j’emmenais les élèves dans le cadre de « collège au cinéma », une grande part du travail consistait à éduquer les petits spectateurs : ne pas parler, ne pas faire de bruit, ne pas boire ou manger, surtout pas de bonbons et de papiers froissés. Une corvée ! Mais progressivement, on pouvait espérer avoir un peu formé ces jeunes spectateurs qui devenaient plus attentifs. Or, justement, les parents — quoi qu’ils en attendent beaucoup — ont horreur des professeurs, donneurs de leçons, gens mal intentionnés qui interfèrent dans leur propre projet éducatif et leur gâchent le plaisir !

Dans les salles de cinéma, les parents qui viennent,évidemment pour faire plaisir à leurs enfants, et même partager un moment de plaisir, ne supportent pas qu’une règle, une certaine … — comment dire, pour ne pas avoir l’air rétrograde ou doctrinaire : une certaine discipline ? —, s’interposent entre eux et les enfants. La dernière fois que j’avais pris le risque inconsidéré d’aller voir un film « familial » (j’ai oublié ce que c’était), une grand-mère m’avait vertement engueulée parce que j’osais faire « chut », pour que les enfants (également gavés de bonbons aux papiers bien croustillants) cessent de bavarder. C’est moi qui avais tort. J’étais vraiment contrariante (castratrice). Si on ne peut plus s’amuser ! Aller, mon petit, parle tout haut, commente le film, dis tout ce qui te passe par la tête ! Fais ce qui te plait. Grand-mère est contente. On ne va pas se laisser emmerder par cette vieille revêche ! Cette espèce d’instit de salle de cinéma (chignon, petites lunettes) !

Les parents qui veulent combler les chers petits leur offrent le cinéma, les gavent, s’assurent qu’ils sont bien remplis. Le cinéma est un produit qui leur doit tout et doit les satisfaire. On s’installe, passivement, étalé, ou en l’occurrence les uns contre les autres, le plus près possible comme sur le canapé, pour un cocooning, et on commente au fur et à mesure, on consulte en même temps son portable, pour un peu, on irait se promener de temps en temps. Pourquoi apprendrait-on aux enfants à regarder en silence, de façon attentive, active, à se laisser traverser, à vivre une expérience, être touché, intéressé ? 

L’un commente, pose des questions sans cesse, très fort : « Pourquoi il nage ? Pourquoi il mange du poisson ? Pourquoi la tortue s’ouvre ? », sans que personne ne lui demande de se taire (c’est si mignon à c’t’âge là !). On pourrait dire qu’on en parlera après, par exemple, et que pour l’instant, il faut regarder simplement, en silence.

Et ce ne sont pas tous les enfants qui se comportent ainsi, ni toujours les plus jeunes. C’est peut-être ceux qui, justement, auraient besoin qu’on leur fixe quelque règle, ceux qui n’arrêtent pas, qu’on n’arrive pas à tenir ! Mais, justement, en public, on leur donne toujours raison et ils en rajoutent. Les parents ont l’air ravis de ce chahut qu’ils prennent pour une liberté ou une force. Ça a l’air de les valoriser. On sent que le caprice de l’enfant est le caprice de l’adulte et que l’adulte, ce n’est pas tellement qu’il ne veut pas qu’on s’en mêle, qu’on mette une limite aux petits plaisirs de son enfant, mais c’est qu’il ne veut pas qu’on le limite lui, qu’on mette une borne à son plaisir à lui, père ou grand-mère tout-puissants qui décident et qui veulent la jouissance de l’enfant (c’est-à-dire la leur). 

 

On devrait tout de même réfléchir avant d’emmener des enfants voir certains films et la petite blonde, devant moi, celle aux pop-corn, s’ennuie ferme, bouge, se retourne, s’étire).  « On s’en va ? » 

En tout cas, La Tortue rouge ne va pas les traumatiser. 

Parce que, pendant ce temps-là, le film se poursuit. Le tsunami permet de se jeter sur les gobelets de pop-corn, sans retenue, car le bruit de la vague couvre tout. Ils pourraient y penser, les cinéastes, à mettre de la musique et des bruits assez forts pour les séances populaires et familiales ! Je suis sûre que les studios Disney y ont pensé. C’est pas eux qui feraient un film d’animation sans musique ! 

Mais là, c’est une des prouesses du film de Dudok de Wit, peu de bruit, peu de musique, et très douce, beaucoup de silence. Et ces personnages qui ne sont même pas fichus de dire un mot ! 

Il me semble que cet homme naufragé, il devait bien savoir parler, à son âge ! Même la tortue qui a par trois fois fait exploser son radeau, il pourrait l’insulter, ça pourrait lui échapper : « salope ! » Euh, non, s’il y a des enfants : « saleté ! » Moi, il me semble que si j’échouais sur une île déserte, je me parlerais un peu à moi-même, je chanterais (il paraît que pour survivre sans devenir fou, il faut essayer de retrouver toutes les paroles des chansons qu’on connaît : je ne sais plus où j’ai lu ça) ; et si j’étais très en colère contre les éléments, je crierais, je tempêterais. Je ne me contenterais pas de dire « Eh ! » pour appeler de l’aide et dirais au moins : « Ehoh ! À moi ! Au secours ! », etc.

Je me demande aussi pourquoi il ne peut pas apprendre à parler à sa femme et, plus étonnamment, à son fils. Ces trois personnages vivent donc sans se dire un mot, presque sans une interjection ni un geste. Ils sont côte à côte. Toutes ces années ! Et puis, ils ne construisent pas de cabane (pourtant, le naufragé avait construit trois radeaux et on se demande où il avait trouvé la corde pour lier les bambous !). Ils ne cuisinent pas, ne font pas de feu, sauf une fois, bizarrement, où ils font un grand feu (on se demande comment tout d’un coup, ils ont trouvé des allumettes !), un feu qui ne sert à rien, n’a aucun sens dans le film, mais bon ! Qu’est-ce qui a du sens dans ce film ?

Les enfants ne seront donc pas effrayés, ni choqués, la sexualité est réduite à bien peu, un enfant naît, on se demande comment (mais on a vu les deux personnages lyriquement s’envoler dans les airs, ça doit être ça !). Je me demande comment ils ont fait pour n’en avoir qu’un, d’enfant. Ils ont dû réinventer la méthode Ogino. Bien sûr, c’est attendrissant de voir un bambin marcher à quatre pattes et de petits crabes l’accompagner. Tout cela est mignon. Oh, le mignon, c’est vraiment ce qu’il y a de plus insupportable ! Tout est lisse. Et la musique ! On devrait interdire la musique dans ces séquences mièvres où elle est supposée emporter le spectateur dans l’émotion lyrique. Cordes, et pire, voix des vierges du Massachussets, aaaah, ooooh, du coup, ça parle un peu trop ! Une langue tellement convenue, une honte !

Bref, un film sans aucun intérêt, ni anthropologique, ni cinématographique, ni poétique. Cela ne dit rien sur rien.Qu’est-ce que raconte cette histoire d’humains d’avant le langage, désœuvrés, démunis, mais qui survivent apparemment sans problème ? À quoi bon ce fantastique sans magie, sans féérie, et ces images toutes édulcorées, sans violence, sans accroc, sans émerveillement, surprise ou dépassement, sans que rien ne s’engage comme relation entre personnages ou entre les personnages et leur milieu ? J’ai cru partir plusieurs fois. Et quand le couple qui n’a rien su inventer pour vivre et devenir intéressant, se met à danser un slow sur la plage, je me suis demandée d’où cela leur revenait, le pas du slow ! Scène définitivement grotesque pour tromper l’ennui et l’absence de toute perspective, vague sentimentalisme. Bon, il était trop tard pour partir : autant attendre la fin ! 

Le dessin est beau ? Ah, c’est la moindre des choses ! Et puis, ça veut dire quoi beau ? Joli ? Mignon ? Mais quelque chose peut-il être beau si cela n’a aucun sens et ne nous parle de rien ? Qu’est-ce que c’est que cette petite famille idyllique (eux-mêmes s’ennuient) sur cette île détruite par un tsunami ? Le fils, qui comprend que la femme est sa mère et ne peut lui appartenir (on a cru un moment que peut-être, ils en viendraient là faute de moyens), décide de partir. Méchante crise d’adolescence ! Il s’en va vivre sa vie … avec les tortues ! Sexuellement, c’est très prometteur !

Les mangeurs de pop-corn doivent être contents, ils ont fait découvrir à leurs enfants une œuvre culturelle : oh, c’est beau, c’est poétique, t’as vu le dessin et les couleurs ? Et personne ne fera de mauvais rêves ni ne posera de questions embarrassantes. Les longs cheveux de la femme-tortuerecouvrent son corps et la chemise que l’homme lui prête par pudeur (la sienne, celle des spectateurs ?) a la longueur d’une robe de missionnaire ; ce n’est pas Deborah Kerr dans Tant qu’il y aura des hommes, et on ne nous refait pas le Botticelli, tant pis. Tout est lisse, indifférent, sans objet. Je n’ai rien compris au scénario et je me suis posée plein de questions : pourquoi les cheveux du monsieur ne poussent pas comme ceux de la dame ? Pourquoi ils ne se sont pas construit une maison ? Pourquoi ils savent faire du feu tout d’un coup ? Pourquoi ils peuvent rester sans respirer dans l’eau, même le naufragé qui n’est pas de la famille des tortues ? Mais personne n’était là pour m’expliquer et je n’ai pas osé demander tout haut.

 

NB : j’ai vu des tortues géantes mettre au monde des petits à Mana, en Guyane. La tortue, couchée sur le trou qu’elle a creusé, fait des efforts considérables pendant des heures, et des larmes coulent de ses yeux. Toute une plage est recouverte de ces énormes corps qui peinent. Puis les petites tortues, minuscules, sortent des trous, montent, retombent, rampent et tentent de rejoindre la mer. La mer est très loin pour leurs petites pattes. Les goélands ou autres oiseaux de mer, veillent, tournoient, piquent sur les uns et les autres, emportant, et avalant d’un coup de bec ces nouveau-nés dont la vie est déjà terminée. Peu arrivent finalement à la première vague où des poissons les attendent pour les gober. Combien survivent ? Les grosses tortues, épuisées, rampent jusqu’à la mer. C’est déchirant et pitoyable. On a aidé une ou deux petites tortues en les prenant entre deux doigts pour les amener à l’eau mais il paraît qu’ainsi, on les a empêchées de se fortifier et d’arriver à l’eau progressivement. Le choc aura été fatal. Mais qui croire ? Que nous font les animaux et que nous disent-ils sur notre propre destin, nos souffrances et que disent de nous les fantasmes avec lesquels nous les regardons ?

 

Quant à une salle subventionnée, labellisée « art et essai », qui peut s’enorgueillir d’avoir une « université populaire », on peut se demander quelle éthique l’inspire quand on vend à l’entrée force bonbons, pop-corn et sodas afin de rétablir la balance des comptes (les temps sont difficiles !) La plus simple exigence artistique supposerait qu’on s’abstienne de telles facilités et qu’on tâche, à l’inverse, d’éduquer le public, jeune ou moins jeune, à la cinéphilie, qui commence par lesilence et l’écoute, la disponibilité. 

Ce soir, je vais revoir La Captive, de Chantal Akerman, dans une salle Utopia où « il est interdit de manger ». C’est écrit à l’entrée. Et comme ils sont très sévères, un écran rappelle également aux spectateurs que les téléphones, tablettes et autres appareils allumés « nuisent gravement à la séance ». Le comble, c’est qu’ils ne laissent pas entrer les retardataires, avec ou sans pop-corn !

Comments (2)

Enfin ce film est muet, et que vous détestiez à raison les sales pop corn ne doit pas en faire une litanie contre tout ce qui sait se taire ! j'ai trouvé ce film absolument merveilleux, vous avez raison il ne raconte pas d'histoire, il est une histoire écrite par l'illustration d'une impossible rencontre de deux désirs et du coup trois et ceci tout en délicatesse jusqu'à leur fin. C'est sur que ça n'est pas la rencontre d'une bouche et d'une poignée de Pop Corn, je regrette vraiment que ça vous ait échappé !

Nico.

Mais les marchands du temple et leurs clients ont, hélas, l'avenir devant eux, quelles que soient les réactions qu'on y oppose.
Merci néanmoins, ne serait-ce que de permettre de se sentir moins seuls.

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