Vivre à tombeau ouvert Catherine Millot, La Vie avec Lacan, Paris, Gallimard, 2016.

Catherine Milllot

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Vivre à tombeau ouvert

Catherine Millot, La Vie avec Lacan, Paris, Gallimard, 2016.

Voici un acte de courage. Non pas « courageux », ce qui ne ferait que qualifier cet acte, mais dont le courage est l’agent et l’auteur la plume, une de celles de l’expression « y laisser des plumes ».

La Vie avec Lacan, ce nouvel ouvrage de Catherine Millot vaut coupure dans l’histoire du mouvement lacanien (si pareille chose existe) postérieure au décès de Jacques Lacan. Sans doute Catherine Millot n’a-t-elle pas voulu que l’on s’en tienne à ce Lacan adulé ou haï (c’est selon), un héros doublé d’un génie ayant édifié un savoir si assuré de lui-même qu’il n’y a plus qu’à le diffuser ou le rejeter (c’est selon), un Lacan sérieux comme un pape, d’autant moins drôle qu’on l’a rendu moralisateur, un Lacan embaumé, momifié, n’ayant en quelque sorte pas été un vivant. Un vivant ? Quoi d’autre, sinon quelqu’un dont la vie était rendue d’autant plus intense qu’aucun couvercle, à ses propres yeux, n’était prématurément rivé sur le cercueil qui, comme pour tout un chacun, béant, l’attendait. Lacan ? Une intensité. Le temps pressait pour qui a inventé la fonction de la hâte. On s’émerveille devant cette logique en trois temps, on l’étudie, on tente de l’appliquer ; on néglige que cette hâte dite logique amenait son inventeur, pourtant peu apte à cette discipline, à descendre tout schuss les pistes de ski, à refuser de s’arrêter à un feu rouge, ou encore à passer outre les limitations de vitesse quitte à effrayer Mme Heidegger et quelques autres, quitte à rendre la belle Mercedes inutilisable et à légèrement blesser Pierre Soury (p. 99).

Les séances courtes étaient aussi, étaient surtout cela, non point, comme on fait semblant de le croire, comme on en propage la bonne nouvelle, des séances magistralement ponctuées (la cas restait rare), mais brèves, car Lacan était pressé (alors même qu’il donnait l’impression d’avoir tout son temps), laissant ainsi entendre que lui aussi, l’analysant, était pressé (qu’il en soit averti ou pas). C’est pressée que Catherine Millot écrit La Vie avec Lacan, elle le dit tout à la fin de l’ouvrage.

Elle déclare avoir été épatée par Lacan comme, de même, ajoute-t-elle, Jacques-Alain Miller (p. 68). Épatée pas au point, toutefois, d’en avoir perdu son humour. Un signe ne trompe pas : son ouvrage comporte presque à chaque page ce que j’ai appelé un bon mot, ce que mon éditeur a renommé « impromptu ». Aux 543 alors recueillis devraient s’ajouter tous ceux dont elle fait part aujourd’hui, comme pour mieux tout à la fois amuser et enseigner son lecteur. Enseigner ? Catherine Millot ne le prétend certes pas ; c’est pourtant un enseignement que l’on peut recevoir de cet ouvrage, celui de Lacan, offert comme par ricochet. Et, sans doute, un enseignement qui n’a pas encore été reçu. En veut-on une preuve ?

D’emblée, elle raconte : Lacan est en train de dessiner des nœuds borroméens ; elle est là, présente, et, à un certain moment, surprise d’entendre Lacan lui dire : « Tu vois, ça, c’est toi ! » (p. 10). S’en tenant, comme elle sut le faire tout au long de La Vie avec Lacan, à cette sorte de discrétion qu’appelle le mi-dire, elle ne précise pas quel nœud borroméen lui fut ainsi présenté. Un nœud à trois ronds de ficelle ? à quatre ? ou plus ? Le borroméen généralisé ? dégénéré ? Celui auquel Lacan donna son nom ? Peut-être ne s’en souvient-elle pas aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, si quelqu’un était en mesure de rendre compte de ce « c’est toi », c’est au cœur même des derniers travaux de Lacan que ce personnage imaginaire aurait accès.

Quoi ? S’agirait-il d’un être, voire de l’être, dans ce gribouillis ? Ou, plus exactement, Lacan ayant récusé que le borroméen fût un modèle, serait-il, ce gribouillis, un être ? L’être de tout un chacun alors réduit, ainsi que l’écrit Catherine Millot, à « n’importe qui » ? Aura-t-il fallu que Jacques Lacan ne soit plus désormais que pensée (selon François Cheng, p. 70), plus rien d’autre que cette « concentration encore épurée, qui avait fait le vide autour et ne pouvait plus changer d'objet comme auparavant » (p. 102, je souligne) pour qu’advienne cet énoncé sidérant : « Tu vois, ça, c’est toi » ?

Un « toi » qui présente ceci de spécifique de n’impliquer aucun « nous ». Lacan ? Un être sans « nous » et, en cela, exemplaire car l’analyste, oui, est un être sans « nous » – ce pourrait même être une définition du célibataire, quelles que soient par ailleurs ses amours, amitiés et autres fréquentations. Le « nous », on pourra en repérer l’insistance en comptant combien il y en a dans le Pater noster. N’est-ce pas au père de la psychanalyse, ainsi que l’on persiste à désigner Freud, que renvoie l’affreux, l’« afreud » « nous les analystes » ? « Analyste » ne se décline pas au pluriel.

L’exclusion lacanienne du « nous », autrement dit « l’irréductible solitude de chacun » (p. 51), va avec deux autres mises à l’écart, toutes deux mentionnées dans La Vie avec Lacan. Tout d’abord la psychologie. Lacan, écrit Catherine Millot, « n’avait pas de psychologie, pas d’arrière-pensées, il ne prêtait pas d’intentions à l’autre » (p. 37). Si prendre appui sur l’inconscient offre à l’analyste la possibilité de prêter à l’analysant telle ou telle intention (comme ce fut le cas de Freud avec la « Jeune Homosexuelle » et quelques autres), on conçoit que Lacan l’ait récusé, cet inconscient, lui substituant ici le parlêtre, là l’unebévue. L’avoir voulu « structuré comme un langage » n’aura pas suffi à le délester de l’intentionnalité psychologisante.

Autre exclusion allant de pair avec celle du « nous » : la politique, quand bien même cette exclusion peut être qualifiée de politique. Si c’était ici le lieu, je pourrais apporter un témoignage sur l’inimaginable maladresse de Lacan quand il s’aventurait de manière « minimaliste » (p. 60) en politique. Ce ne sera pas utile, il suffira de se reporter, dans La Vie avec Lacan, au récit des déboires de Lacan avec son « tripode italien », de noter son insistance à le mettre en place alors qu’il ne fallait guère être grand clerc pour savoir que l’entreprise était d’emblée politiquement vouée à l’échec. Ne l’était pas moins la tentative de présenter à Martin Heidegger sur une feuille de papier des dessins de nœuds borroméens tandis que son hôte gardait les yeux fermés (p. 89). Dans l’un et l’autre cas, et dans bien d’autres, c’est d’un même geste obstiné qu’il s’agit, et dont la raison est à chercher ailleurs que dans des considérations politiciennes.

À quoi pouvait bien tenir une telle « maladresse » politique ? L’exclusion du « nous » exige d’envisager quoi que ce soit dans sa singularité, sans aucun égard pour une ou d’autres singularités, fussent-elles connexes. Ainsi en fut-il de l’appui que Lacan offrit à Jacques-Alain Miller lui proposant reconfigurer le Département de psychanalyse à Vincennes. Outrés, certains notables de l’école freudienne ont levé les bras au ciel : Lacan délaissait son école, voyez-vous ça. C’était croire que Lacan faisait de la politique, soupesait d’un côté l’école, de l’autre l’université. Erreur. Lacan encourageait Miller à « foncer » comme il avait encouragé Moustapha Safouan à écrire une version du séminaire L'Éthique de la psychanalyse. Il n’y avait en cela nul « calcul » politique.

Catherine Millot rend ici sensible la formidable liberté qu’offre la mise à l’écart du « nous ». Voici (p. 27) ce que les peintres appellent un repentir : « De retour à Paris, nous ne nous étions pour ainsi dire plus quittés. Mais quand je dis “nous”, j’ai le sentiment d’une fausse note. Il y avait lui, Lacan, et moi qui le suivais : ça ne faisait pas un “nous”. » Et, peu après : « Sa profonde solitude, son apartisme rendaient le “nous” hors de propos. » Justesse de l’« avec » du titre, qui n’implique aucun nous ; il est celui de cette jeune femme à qui Godard fait dire, alors qu’elle s’adresse à son copain : « Je ne compte par sur toi, je compte avec toi ».

Oui, Catherine Millot, parrhèsiaste, fit acte de courage en présentant aujourd’hui Jacques Lacan comme un solitaire qui vécut sans se détourner de sa propre mort, la première, la seconde, ce qui rendit sa vie si pressée, intense, appliquée, drôle, joyeuse.