Une maison de poupée d’Henrik Ibsen au théâtre de la Colline Paris

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Nora est mariée à Torvald Helmer, avocat de son état, sur le point d’être nommé directeur de la banque Aksjebanken. Elle est de plus mère de trois jeunes enfants, et coule en apparence des jours heureux au sein de son ménage. Mais sa vie recèle un secret. Au début de leur mariage, Torvald est tombé gravement malade. Les médecins ont estimé indispensable un séjour sans le sud de l’Europe. Nora, contrainte à trouver discrètement l’argent nécessaire, a contracté un emprunt auprès de l’avocat Krogstad, un camarade d’études de Torvald. Pour pouvoir fournir la garantie réclamée, elle s’est abaissée à falsifier la signature de son propre père, qui se trouvait à l’agonie. Au fil des années, elle a économisé sur l’argent du ménage pour rembourser les intérêts et le capital, et a même effectué de petits travaux pour gagner de l’argent par ses propres moyens. La pièce s’ouvre sur la visite d’une vieille amie de Nora, Madame Linde, venue en ville en quête de travail. Nora obtient de Torvald qu’il lui trouve un emploi à la banque. Mais cette initiative suppose que Krogstad, qui y est lui-même employé, soit mis à la porte. Désespéré, celui-ci vient voir Nora et la menace, si son travail lui est retiré, de raconter à Torvald la vérité sur le 7 prêt et la falsification de signature. Nora, effrayée, est néanmoins convaincue que Torvald, s’il devait apprendre la vérité, serait prêt à se sacrifier par amour pour elle, et à assumer entièrement la responsabilité de ce qu’elle a fait. Elle songe à demander la somme au Docteur Rank, un vieil ami de la famille. Mais le prier de lui rendre un tel service devient subitement impossible quand celui-ci lui fait l’aveu de son amour. De fil en aiguille, Torvald finit par apprendre ce qui s’est passé. Sa réaction, qui n’exprime que rage et dégoût, ne laisse présager nulle intention de prendre sur lui la responsabilité de la faute. Madame Linde a eu autrefois une liaison avec Krogstad : elle obtient du maître chanteur qu’il change d’attitude et retire ses menaces. Mais pour Nora, la lumière a commencé à se faire sur la réalité de son mariage. Au cours d’un dialogue dramatique avec Torvald, elle déclare que son devoir le plus important, le seul qui compte, est de partir seule à la découverte du monde pour « s’éduquer elle-même ». Sa décision est prise : elle quittera son mari et ses enfants. D’après Merete Morken Andersen, Ibsenhåndboken, Gyldendal Norsk Forlag, 1995

Une maison de poupée Ibsen

Une maison de poupée

“Je ne peux plus me contenter de ce que disent les gens et de ce qu’on trouve dans les livres. Je dois réfléchir toute seule et essayer d’y voir clair.”

La pièce « Une maison de poupée » est sans doute la plus connue et également la plus jouée d’Henrik Ibsen. Son héroïne, Nora, passe pour être la figure emblématique de la femme qui, prenant conscience de l’aliénation dans laquelle elle semble au début de la pièce se complaire, se libère du joug du paternalisme qu’elle subit et prend le risque de penser par elle-même, et en paye le prix. Elle quitte le foyer conjugal, abandonne ses enfants qu’elle aime pourtant tendrement. Elle constate qu’elle ne peut plus supporter de vivre « comme avant », en présence de son mari, alors que tout semble précisément redevenir « normal », que les dangers qu’elle vient de courir ont trouvé une solution et qu’il ne tiendrait qu’à elle d’avoir cette vie confortable qu’un mari prêt à oublier le passé et dont la carrière est prometteuse, est prêt à lui « offrir ». Mais c’est précisément cette « offre », ce rôle, ce contrat, qu’elle refuse.

Le rôle de Nora est donc un rôle très fort du répertoire féminin. Disons le d'emblée, relevant ce défi, Chloé Réjon, ne nous déçoit pas. Elle est une Nora tout à fait séduisante dans son rôle de petit écureuil, amoureuse de ce mari si exigeant et tout à son affaire lorsqu'elle en vient à régler ses comptes avec ce même mari

Il serait bien entendu tout à fait faux de prétendre que cette dimension féministe avant la lettre soit absente du propos d’Ibsen et d’ailleurs celui-ci s’en explique très clairement. Cependant, la pièce est loin de se réduire à une pièce à thèse. Et pourtant, c’est dans ce travers que tombe assez vite Eric Caruso dans le rôle d’Helmer, le mari de Nora, cherchant dans la salle l’appui du public féminin et de ses rires. Ce faisant il transforme le personnage d’Ibsen en personnage de Molière et se trompe de registre.

On est d’autant plus surpris de cette impression qui ne se limite pas au rôle d’Helmer que précisément le metteur en scène nous prévient qu’il a bien repéré le piège : Il écrit notamment :

« si l’on élimine totalement l’aspect psychologique – l’aspect personnage » –, on tombe dans le théâtre à thèse. »

Car la question soulevée par Ibsen est bien plus essentielle, c'est celle de l'amour, de ce qui le suscite et de ce qui le fait choir sans appel, sans retour possible. Et sur cette question essentielle, la mise en scène de Stéphane Braunschweig ne nous éclaire guère. Qu'est-ce donc qui fait chuter cet amour de Nora pour Helmer ? lui qui est l'homme qu'elle aime et admire du fait de cette probité, poussée à l'extrême, cette droiture dont les racines plongent dans un puritanisme teinté de protestantisme et qui ne supporte aucune tâche dans son comportement, qui n'accepte aucune forme de ce qui pourrait être pris pour de la faiblesse, qui ne supporte aucun lien de dépendance comme la réalisation d'un prêt, qui pourrait un jour le faire dépendre dans ses actes d'un autre ?

C’est là un choix auquel Nora déroge jugeant que la vie de son mari vaut bien qu’elle enfreigne cet interdit. Il y a par conséquent, et c’est ce qui fait de « maison de poupée » un drame et non une comédie, une question de vie ou de mort. La vie d’Helmer, menacée par la maladie et que la « faute » de sa femme envers son idéal du moi, sauve au prix d’une dissimulation. À cet acte répond celui tout aussi désespéré qui conduit Nora elle-même dans la seconde partie à mettre sa propre vie en question et la conduit au bord du suicide.

Helmer se sent donc trahi, dépossédé de quelque chose d’essentiel qui le tient dans cet idéal du moi si exigeant, si persécuteur à l’égard de lui-même, mais aussi de tous ceux qui font partie de lui-même ou du moins qu’il considère comme tels. Car, et c’est bien en cela que le lien entre Helmer et Nora doit être de dépendance absolue, Helmer ne peut supporter un lien avec quelque autre que ce soit qui le mette en danger d’une quelconque façon. La dépendance de celle qui est sa femme ne peut être, en conséquence, qu’absolue. Il ne peut supporter de dépendre d’une femme que dans la mesure où elle est insignifiante ou du moins qu’il la considère comme telle. Sans cette condition, il ne pourrait tout simplement pas vivre cette conjugalité.

Reste à se poser la question de ce qui fait choir cet amour. La réponse est moins évidente qu’il y paraît. Sans doute Lacan nous aide-t-il en partie à le comprendre lorsqu’il indique ceci :

« L’amour non plus comme passion mais comme don actif vise toujours au-delà de la captivation imaginaire l’être du sujet aimé, sa particularité. C’est pourquoi il peut en accepter très loin les faiblesses et les détours, il peut même en admettre les erreurs, mais il y a un point où il s’arrête, un point qui ne se situe que de l’être- quand l’être aimé va trop loin dans la trahison de lui-même et persévère dans la tromperie de soi, l’amour ne suit plus. »

C’est d’ailleurs ce que, d’une certaine manière, nous dit Georges Groddeck, plusieurs dizaines d’années auparavant, (d’ailleurs cité dans le dossier de presse mais dont le metteur en scène n’a pas tenu suffisamment compte) qui fait de la conduite de Nora un acte de bravoure, un acte héroïque.

« Jeune épouse, Nora a falsifié une signature pour procurer à son

mari, grièvement malade, les moyens de son salut. Elle escompte, au

cas où le crime serait découvert, qu’il se sacrifie pour elle. Quand il

la déçoit dans cette attente, elle le quitte.

Même un homme héroïque, probablement, rejetterait bien loin une

telle prétention. Et que Helmer ne soit pas de taille pour affronter

un tel conflit, on le sait dès ses premiers mots. Il n’est pas un

héros, il n’y a pas trace en lui d’héroïsme ; et si Nora, après huit

ans de mariage, peut encore le considérer comme un héros, c’est là

un trait remarquable qui résout bien des mystères en son être. Son

être est fabulation. »

Georg Groddeck

Extrait de La Maladie, l’art et le symbole, traduit de l’allemand et préfacé par Roger Lewinter,

Éditions Gallimard, NRF, coll. « Connaissance de l’inconscient », Paris, 2005.

Oui, Helmer est bien incapable d’être à la hauteur de l’exigence que Nora attend de lui dans sa grandeur morale, dans sa prétention à être au-dessus de tout soupçon. Elle attend de lui qu’il s’élève encore dans l’exigence qu’il s’impose d’être « en vérité » et se juge en conséquence, comme elle-même intouchable. Or, loin de répondre à cette attente, Helmer s’effondre littéralement. Dès lors tout est consommé.

Disons encore un mot de Bénédicte Cerutti Madame Linde, l’amie qui va aider Nora à se sortir d’affaire grâce à un comportement « raisonnable » et pourrait-on dire adapté et intelligent. Là aussi, le mouvement de bascule qui fait que cette femme, tout à coup déclare à nouveau sa flamme à Krogstad, celui qui a prêté de l’argent à Helmer et par qui le scandale risque d’arriver, ce mouvement on ne le comprend pas tant le jeu de l’actrice se cantonne dans une froideur qui rend difficile à admettre ce revirement enflammé. Se sacrifie-t-elle ? cela n’apparaît pas à la lecture du texte. Alors quoi ? rien dans le jeu de l’actrice ni dans la mise en scène ne nous l’indique. Reste à chacun à se faire une idée sur la question.

« Maison de poupée » est une pièce essentielle du répertoire, presque une figure imposée pour les metteurs en scène. Cette version certes n’est pas déplaisante et la pièce, par elle-même mérite absolument d’être vue. Elle est résolument moderne et accessible à tous les publics. Même si nous sommes un peu déçus par cette version, Ibsen, grâce à Nora est toujours au rendez-vous.