Villages, visages JR et Agnès Varda par Dominique Chancé

Village, visages

Autres critiques de l'auteur

Jacques Audiard, De Rouille et d'os, 2012

audiard

Jacques Audiard continue, dans ce nouvel opus, une belle réflexion sur le pouvoir, la puissance et la fragilité. Les protagonistes, Stéphanie, dresseuse d’orques et Ali, homme au corps puissant, filmé comme un paquet de muscles un peu lourd, sont tous les deux fascinés...

Lire la suite

The Shining de Stanley Kubrick

Shining Kubrick

Les bonheurs de l’été : peut-être avez-vous eu la chance de voir les films de Asghar Farhadi, l’auteur d’Une séparation, À propos d'Elly et La Fête du feu, tout aussi excellents, avec une cohérence remarquable et de profiter de la rétrospective Stanley Kubrick....

Lire la suite

Almodovar, La piel que habito

la piel que habito

Almodovar, La piel que habito Je ne vais pas vous inciter à aller voir un film d’Almodovar puisque nous sommes sans doute nombreux à guetter la sortie du dernier opus du grand cinéaste, comme du dernier Woody Allen ou Martin Scorcese, Herzog, Wenders ou Godard...

Lire la suite

Pages

Agnès Varda et JR, Villages visages

De l’émotion qui ne serait pas du pathos

Quoi de plus difficile à définir que l’émotion et plus encore l’émotion esthétique ?

Beethoven était extrêmement fâché contre Goethe qui lui avouait avoir « pleuré » en écoutant l’une de ses œuvres : « les artistes sont de feu, ils ne pleurent pas »[1]. Beethoven détestait les Viennois qui larmoyaient au concert, détestait ce sentimentalisme. Il voulait que l’on écoute et comprenne sa musique, que l’on ressente un autre type d’émotion qui ne relèverait pas du pathos mais inciterait à l’action contre les souffrances humaines. Il est vrai que peu d’œuvres font pleurer chez Beethoven, même si beaucoup nous transportent, nous stupéfient, nous désolent ou nous attendrissent, nous font parcourir toute une gamme de sentiments et d’interrogations, de surprises et d’admiration. Un autre grand créateur, Flaubert, quant à lui, nous met sur la voie de ce que peut être un regard d’artiste, prenant quelque distance avec son héroïne, Emma :

« Il fallait qu’elle pût retirer des choses une sorte de profit personnel ; et elle rejetait comme inutile tout ce qui ne contribuait pas à la consommation immédiate de son cœur, — étant de tempérament plus sentimentale qu’artiste, cherchant des émotions et non des paysages ».

Précisément, ce que nous proposent JR et Agnès Varda, ce sont des paysages et des visages, à regarder et à parcourir. Mais qu’est-ce que cela signifie « chercher des paysages » ? Qu’en faire ? Qu’en dire ? En quoi cela relèverait-il de l’art plus que l’émotion sentimentale, la « consommation des sentiments » : mélancolie des couchers de soleil, attendrissement, Sturm und drang à la vue de paysages agités ou de visages tourmentés?

Or, le film de Varda et JR n’est évidemment pas cela. Ni documentaire jaloux de neutralité (plus personne ne fait cela), ni fiction mélodramatique, il suscite pourtant des émotions, constamment, mais d’une sorte assez difficile à définir, des émotions complexes qui naissent moins des histoires — bien qu’elles soient toutes intéressantes et touchantes — que du geste artistique qui les met en scène.

J’appellerais plutôt ce film une installation, une œuvre d’art dont chaque séquence est, elle-même, une œuvre que l’on parcourt, et dont surgit une grande émotion qui n’est pas seulement sentimentale, mais plus spécifiquement artistique, émanant d’un ensemble complexe de caractéristiques formelles, du jeu de la composition, du rythme, des relations entre les images, les histoires, les paroles, les couleurs, dans un dispositif. Ce n’est pas que la dimension sentimentale et narrative n’existe pas, non moins que le « cœur », c’est qu’elle est suscitée et dépassée par une création.

Composer

L’émotion peut très bien surgir non du motif, par exemple une « femme qui pleure », ou en l’occurrence, un quartier à moitié en ruines, une plage fût-elle d’Agnès, une entreprise, un bunker, un dock, une personne, un événement, etc., mais de l’image elle-même qui crée une relation inédite entre les éléments, une énigme, une façon de disposer les traits, une pensée inattendue qui réenchante l’objet le plus banal, donne vie au moindre brin d’herbe ou confère quelque chose de l’ordre du monument, de la stèle, à un fragment de vie ou de paysage ; c’est une composition.

Ici, la manière de redonner à des sujets une présence et à des objets une mémoire, fait partie de l’enjeu. Du reste, le jeu de l’artiste est bien souvent ce qui donne vie à l’objet inanimé, redonne vie à ce qui est mort, ainsi, un village fantôme est soudain habité, un coron abandonné capte les présences lointaines et proches ; un bunker tombé d’une falaise devient le témoin du passage des mémoires et du temps, de l’érosion et des résistances ; des containers vides se mettent à « laisser passer la poésie » et accessoirement prennent l’air. Il ne s’agit pas vraiment de faire revivre — c’est un jeu, une fête, un geste — mais de symboliser, de façon éphémère, en passant, des deuils et des pertes.

L’image et les signifiants

L’image artistique n’est pas seulement plastique, même si les qualités plastiques pures (proportions, composition des lignes, rythme, couleurs) des images, tant de JR que d’Agnès Varda, sautent aux yeux. Elle est également une pensée (conception du dispositif, récit, personnages, épaisseur et arrière-plan, signification immédiate ou non) et un ensemble de signifiants qu’elle suscite. Ainsi, la célèbre image de Buñuel et Dali, au début du Chien andalou, citée dans Visages villages, est, dans son horreur, supportable et même (ou parce que) formidablement parlante. À l’orée de leur œuvre, que nous disent les créateurs, si ce n’est « ouvrons l’œil » ? Ils nous attaquent violemment, sans anesthésie, et nous ouvrent sauvagement à l’art par ce coup de bistouri, cette effraction. C’est une opération qu’il nous faut subir pour que, vraiment, la réalité nous soit enfin accessible, jusqu’au réel — c’est-à-dire, dans leur langage, le surréel. L’œil doit être incisé pour que le réel soit perçu, au-delà et en deçà de la réalité connue. Il faut peut-être voir sans œil, du moins avec des lunettes noires, et peut-être avec d’autres organes (les oreilles, la main, les pieds, le cœur, le corps tout entier, la mémoire). L’artiste a une vision, non un point de vue.

Agnès Varda quant à elle, se fait opérer les yeux, on lui pique l’œil, image qui, comme chez une autre Orlan, ne nous est pas épargnée. Mais ce n’est pas l’opération comme spectacle qui intéresse ici, ni les implants qui font muter le corps humain devenu objet d’art, c’est une question essentielle pour l’artiste vieillissante dont les yeux ne voient plus très bien et qui, finalement, assumera cette vision un peu dérangée. Le flou, le net, voir avec ou sans lunettes, les visages, les autres, voir les yeux de l’artiste pour le connaître ou pour découvrir son secret, entrer dans sa vision, constituent l’un des fils conducteurs. Car ni les villages ni les visages ne se donnent par eux-mêmes, immédiatement : il faut un regard et de préférence celui des artistes capables de nous « révéler » — ce fut l’art de la photographie au XXème siècle — ce que nous ne savons voir par nous-mêmes, en provoquant de nouveaux rapports, de nouvelles perspectives. Il s’agit toujours de décoller un fragment de son contexte habituel, dans lequel on ne le voit plus ou pas encore ou mal, afin de l’isoler et de le recoller ailleurs (art de l’affiche selon JR), de le remonter (art du cinéma, dans un ordre ou un désordre, une composition, surprenants et parlants : les signifiants libérés se déchainent).

Ce que fait JR, en tirant la photo immédiatement, a tout d’un geste magique, comme si la réalité, sans plus attendre, sans bains ni travail, se donnait à voir. En réalité, chaque image est pensée/passée par le dispositif (du camion qu’il fallait inventer, du voyage, de la rencontre, du sujet qui joue le jeu et pose) puis de son apparition, dans un lieu, un contexte, une histoire, un collage, et enfin une représentation dans le collectif ou le regard singulier du sujet face à lui-même et au spectateur. Coupure dans la réalité puis reprise (couture, répétition, montage), dans le dispositif d’installations et dans celui du film : un bout de réalité s’abstrait, un peu de réel se pressent ou se présente, dans une boucle qui passe par l’imaginaire et le symbolique.

 

Surface et profondeur

La relation entre les deux artistes est une évidence que le film impose : même légèreté, même manière d’aller à sauts et à gambades[2], de voyager parmi les visages et les villages, de mettre en relation les murs, les espaces et les gens, de révéler une profondeur partout à partir de la surface, même tendresse, une sorte de bonhomie qui, de façon surprenante, est compatible avec une radicalité politique, un engagement constant, sans concessions.

On sourit, on rit, on est stupéfait par la beauté des photographies, l’intelligence du dispositif. Le rapport qui s’installe entre les protagonistes est dynamique, de même que la relation entre les niveaux du dispositif : rencontre, paroles échangées, images, collage, remise en scène ou en situation. L’installation est à la fois le résultat, la représentation finale, et le processus tout entier de la création.

La rencontre entre un lieu et des gens suscite une image dont on est à chaque fois surpris tant elle paraît simple, belle, pertinente, et cependant complexe : elle a l’air toute spontanée, offerte comme un geste et un objet quasi immédiats, un élan sans apprêt, mais elle se révèle comme exactement adéquate au lieu, juste et forte dans ses proportions, la position qu’elle occupe dans le lieu, l’architecture, l’histoire. Ainsi, la forme d’un corps assis épouse l’angle d’un bunker, les pieds semblent bien posés au sol, des silhouettes se nichent exactement où il faut pour épouser une fenêtre, profiter d’une saillie, d’un muret sur lequel elles s’assoient, superposant plusieurs niveaux de réalité et de temps. Les gens reprennent leur place dans le paysage alors qu’ils en étaient exilés ou que ces lieux restaient inhabités, abandonnés.

Tel visage de papier laisse apparaître les briques d’une maison, comme une peau sur un corps, révélant l’intimité du pacte scellé entre cette femme et son histoire, ce coron déserté qu’elle ne veut pas quitter. Ce n’est pas une métaphore, c’est un fait. Elle colle à ce lieu, ou il lui colle à la peau, elle habite cette maison ou est habitée par ce coron. Elle en devient le symbole et la chair vivante ou le ciment.

Les propositions de JR sont toutes stupéfiantes, à la fois comiques et nobles, comme la chèvre arborant de fières cornes. Dans le contexte socio-économique des élevages industriels où l’on coupe les cornes de chèvres trop nombreuses, afin qu’elles ne se blessent pas, cette chèvre, dressée (et mal dressée) résiste joliment, à l’image de sa bienveillante propriétaire. Ainsi peut-on dire que JR, Varda et l’agricultrice sont des « éleveurs » de chèvres.

Ces images sont presque toujours verticales, en effet, quand on craindrait que bêtes et gens ne se couchent sous les coups et les humiliations. Elles ont cependant, sur le plan horizontal, une relation avec un paysage, un lieu, et enfin, une perspective sur l’histoire qui les sous-tend. Ainsi, la photographie des mineurs, insérée dans une dimension historique que restituent les anciens habitants, a même une préhistoire, grâce à la carte postale ancienne que possédait Agnès Varda, et dont on trouve une reproduction, par une heureuse coïncidence, un « hasard objectif », dans la maison d’un ancien mineur. Ce sont donc des strates d’histoires (individuelles et collectives) qui viennent se superposer dans ces images multidimensionnelles, jusqu’à l’archéologie. Chaque épisode, chaque image deviennent le monument de ce processus, l’hommage à une longue histoire.

Image fixe et image en mouvement

Il y aurait quelque illusion à croire que le film est un documentaire sur le projet de JR, à partir de quelques histoires de lieux et de gens. En réalité, le film fait partie du processus et fait œuvre, apportant sa propre complexité aux images de JR et à leur mise en place ou installation. Le montage insère les images et les rencontres dans le mouvement, travellings, voyages, collages, raccords, passages, d’un paysage à une ville, d’une plage à un quartier. Le film restitue les rencontres, les paroles, les hésitations, les entre-deux, et donne le rythme — recompose — par un montage vif. On suit, d’un pas alerte, un processus d’élaboration et de dialogue, entre secrets, pudeur et confiance, explicitations nécessaires. Les images impliquent, le film déploie, et cependant, il n’explique pas, chaque image reste énigmatique, compliquée, tandis que le film qui leur donne une épaisseur et un mouvement, recèle sa propre histoire, ses propres images, évidemment, et ses énigmes. Il raconte l’histoire d’un couple utopique, Harold et Maud, Charlot et la « Gamine » des Temps modernes, réunis par la quête artistique, les affinités, la transmission réciproque entre générations, aventure et écriture concertée.

On ne peut plus démêler la beauté immédiate de l’image de JR de la beauté du récit ; la surprise de la découverte, l’effet de surface, purement plastique, de la profondeur du geste et des niveaux historiques, narratifs, humains, qu’une telle image entrepose, expose. Chaque épisode du film est comme une œuvre d’art qu’il faudrait décrire, apprécier, comme un poème, une installation, un objet complexe qui nait de rapprochements curieux, de tensions, comme celles qui circulent entre deux images parfaitement hétérogènes, les plus éloignées possible (ce qui caractérise l’image surréaliste selon Reverdy et Breton), et qui suscitent dans leur rencontre de multiples associations et suggestions.

Des containers à cœur ouvert

La séquence des femmes de dockers est à elle seule un monument et un poème. Quoi de plus éloigné, en effet, qu’une pile de containers vertigineusement entassés et trois silhouettes féminines battant des ailes ?

On suit toute la démarche des deux artistes, depuis la première rencontre avec le lieu, le port du Havre, qui est déjà un lieu de mémoire, de récits, dans la perspective de JR invitant Agnès Varda dans son histoire. S’ensuit toute une série d’associations : Le Havre, le port, les dockers, les grèves, un monde d’hommes pleins de dignité, et finalement, de la part d’Agnès : « et les femmes, alors, où sont-elles ? » Par conséquent, à la rencontre de trois dockers, succède celle de leurs trois femmes, qui parlent, s’exposent, à la fois modestes et fortes.

On a l’impression d’une balade très libre, sans artifice, dans les associations, les intuitions, tout au feeling, dans une sorte d’écriture automatique, laissée au hasard dont Agnès dit, dès le début du film, qu’il est son principe créatif. Elle se confie, en effet, à des « hasards objectifs » qui abandonnent le film/poème à la surprise de l’inconscient, de sorte que la démarche de nos deux artistes est tout à fait surréaliste. Le film compose avec de multiples histoires, une réalité connue, reconnue, celle des vies, des stéréotypes parfois, des cartes postales, des luttes politiques, des connaissances sociologiques, et des réalités à construire, à rêver, dans des rapprochements improbables. Des visages d’une part, des paysages de l’autre, sont associés sans lien logique préfiguré : « visages villages » dit le titre, sans préposition, sans déterminants, deux mots et deux réalités juxtaposés et ouverts à toutes les relations que l’histoire, la fantaisie, les métaphores et les hypothèses vont explorer. Car pour les surréalistes — qui adoraient les burlesques américains, rois de la maladresse et de la trouvaille — le surréel n’est nullement l’irréel, mais la totalité du réel, celui qu’on nomme réalité, le connu X par celui qui reste à explorer, à créer ou que l’on continue à pressentir sans le voir ni pouvoir le nommer.

Lorsque les containers montent, magiquement, dans l’accéléré du cinéma, et que se dressent les trois femmes imposantes des dockers, parées de leur histoire, de leurs magnifiques paroles, on est ravi, stupéfait, heureux. Puis, Agnès Varda dit — dans ces propos qui sont rarement enregistrés directement au cours de dialogues, mais sont le plus souvent, me semble-t-il, postsynchronisés, dans une jolie distance recréatrice/récréative qui en fait des légendes, parfois des poèmes pleins de fantaisie — : ces femmes ont eu le courage de s’installer au milieu de leur propre cœur. J’ai eu juste une seconde pour penser : elle exagère quand même, elle « fait sa mémé », comme dit JR, c’est-à-dire du sentimentalisme nunuche. Une seconde plus tard, l’image de ces trois femmes installées littéralement à la place du cœur, dans les alvéoles laissées entre deux containers, en blanc dans leur propre image noire, m’a coupé le souffle. Et je ne sais pas pourquoi, j’ai été bouleversée.

Surréaliste, l’image, oui, et naïve en même temps, cette mise en scène des femmes oiseaux qui semblent s’envoler ; et mystérieuse, car qu’est-ce que cela signifie « s’installer ou se tenir debout au milieu de son propre cœur » ? Comme toutes les images surréalistes — qui ont leur naïveté spécifique et leur tendresse (« La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur/ un rond de danse et de douceur », écrit Eluard), cette image résiste à la rationalisation, à l’explication, mais des idées et des mots, des signifiants se lient, circulent, autour de ces containers qui ont voyagé. Ils deviennent de merveilleux objets transférentiels qui associent la légèreté que JR leur a donnée en les dressant en hauteur, et la pesanteur ; la trivialité de leur matière, de leur réalité économique et la monumentalité (dimension et dignité mémorielle) ; la frontalité et la profondeur révélée soudain par le creusement, l’opacité de ce mur rouge et l’ouverture qui en fait autant de lieux de passages, non plus d’un pays à l’autre, mais d’une surface vers une dimension inconnue, vers un arrière-plan ou vers un vide.

Plus que jamais, le container contient, fait voyager, conserve et déplace, nouvel outil merveilleux de la « métaphore » (déménagement) et de la condensation. Il est plein potentiellement et vide en l’occurrence, pour faire place, non à des objets à déplacer mais à des femmes à exposer, à sublimer. Du vide est ménagé dans tout ce plein, du léger dans ces blocs si lourds. Les femmes, émanations de la rêverie d’Agnès Varda, sont des esprits du vol, de la légèreté. Leurs paroles graves et leur rôle social (femmes solidaires, chauffeur de « poids lourd », organisatrice, femmes responsables) ne les empêchent nullement de prendre leur essor et de devenir les prêtresses d’une poésie toute simple et périlleuse en même temps : « je ne suis pas très à l’aise », avoue l’une d’entre elles avec une émouvante sincérité.

Alors, oui, les larmes viennent aux yeux.

Ce sont des images d’une incroyable densité, entre la beauté immédiate, l’effet de surface et les profondeurs narratives, historiques, humaines, poétiques qui s’inscrivent dans ces grands formats. On sent, on pense, ou ça pense, on est touché, pris dans un aller-retour entre naïveté ludique, élan spontané, sophistication des procédés, simplicité des paroles, respect, gentillesse, intuitions et détours, présence et hommage, précarité, fragilité des images, du projet, et force, pérennité des œuvres, de l’œuvre tout entière, dédiée à la force et à la fragilité des êtres humains.

Le photographe assis au bord de la plage, dans son bunker, objet et signifiant ambigus, parce que construit et laissé par les occupants, — symbole cependant d’une « résistance » aux assauts du temps, et de l’enfermement — , s’offre au paysage qu’il a autrefois contemplé ou photographié, à la vague et, dans sa belle attitude, tranquille, pris dans une image qui a déjà une histoire, il disparaît en une nuit, attaqué par la marée montante : quel beau mouvement de présence et d’effacement que le film à son tour pérennise comme un nouveau flux, avant d’autres disparitions, peut-être ! C’est une leçon que l’artiste prend du bunker et du paysage, jouant la carte de l’éphémère comme celle d’une résistance qui s’inscrira dans les mémoires tout aussi bien que le béton armé sur les côtes, en prenant le risque de la fragilité extrême. Cette image est de celles qu’il faut méditer, on sent qu’on ne peut en épuiser le sens et les possibilités en une seule fois.

Le couple et l’écriture du film

C’est vraiment une très belle rencontre que celle de ce jeune homme gambadant et de cette encore jeune créatrice qui a « mal aux escaliers ». On se dit que cela aurait été vraiment dommage qu’ils ne se connaissent pas. Et tant pis pour Godard qu’on aime aussi et qui est là sans être là, caché par ses lunettes ou par la façade d’une maison qui ne s’ouvre pas, telle un autre bunker ! Mais si Varda se laisse déborder, pour le coup, par une émotion très sentimentale, qui gagne le spectateur, JR a une explication vraiment originale et intelligente, digne d’un artiste : Godard écrit à sa façon le film, en contrepoint, ou à contre-courant, fidèle à sa poétique, coupant, démontant, s’inscrivant dans une asymétrie, un refus. Il fait un trou dans le film.

On ne le voit pas, en effet, mangeant des petites brioches avec tante Agnès, dans une séquence ultime qui, on l’imagine, aurait été un peu indigeste, à moins d’une divine surprise.

Le Godard qui semble inspirer le film, celui qui ôte ses lunettes dans un court-métrage d’Agnès Varda, où il ressemble à Buster Keaton, est un peu le double blanc d’un JR noir — mais il ne faut pas se fier aux apparences ! Ainsi, comme deux clowns, deux inspirateurs, deux amoureux impossibles, symétriques et en tension, encadrent une petite femme très tendre et poétique. De la sorte, le film s’écrit entre les immenses images de JR et les immenses images de JLG, entre des initiales mystérieuses qui ne réclament aucun achèvement et ne sont jamais réductibles à leur traduction en nom d’état civil (on ne connaît pas, du reste, le « vrai » nom de JR). Cela devient un fil conducteur et donne à rêver, sans qu’on sache ce que cela raconte exactement. C’est une histoire d’amour, un autre Jules et Jim, un chapitre d’une histoire du cinéma épousant la photographie au XXIème siècle, entre vidéo et arts plastiques ; c’est un film mélo et comique à la fois, comme le sont les films de Buster Keaton ou de Charlie Chaplin (deux silhouettes s’éloignent sur la route, main dans la main), c’est triste et gai comme l’était Anna Karina dans Pierrot le fou, et dans la vie : « qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire ».

L’épisode Godard (qui peut paraître à première vue hétérogène par le ton, le propos et le type d’émotion) introduit donc, comme le suggère JR, une réécriture. Malgré l’émotion, on ne peut en vouloir à celui qui, devenu une icône du cinéma et de l’art de son siècle, a créé tant d’images et tant de pensée ; c’est pourquoi, malgré les larmes, Agnès lui conserve son amitié. Godard est l’une des clés du film, but du voyage et destinataire de quelque chose (le film lui-même, la rencontre à laquelle les protagonistes aimeraient l’associer ?), comme il est à l’origine du cinéma d’Agnès Varda. Il n’accueille pas davantage que les murs et les bunkers, mais il se pourrait pourtant qu’une image, le film tout entier, s’adossent à sa maison, à son œuvre, comme en incrustation, et le déplacent à leur tour, le fassent surgir, ou s’emparent de sa figure, malgré son absence. Il est une absence bien utile, finalement, comme les trous dans les containers ; il fait surgir des sentiments jusqu’alors tus : un peu de tristesse, de dépit, de la nostalgie, le souvenir de Jacques Demy, d’Anna Karina, des formes de souffrance et d’ennui dont il n’avait pas été question, les désarrois du couple (deuil et disparition ou incompréhension). Tout ce que les fictions de Godard et les vérités de son cinéma ont condensé, se loge dans le film dans une sorte de hors sujet qui pourtant, n’a pas été coupé, parce que c’est consubstantiel à ce film comme arrière-plan, comme ratage significatif, référence, peut-être modèle paternel impossible et dont il faut faire le deuil pour continuer.

Sortir de l’émotion par le haut

Mais on dirait bien que JR n’a pas besoin de ce père-là. On ne saura pas grand-chose de son histoire personnelle, si ce n’est qu’il a eu des grands-mères, et dès qu’il enlève ses lunettes, on le voit flou (peut-être parce que ses yeux troublent Agnès). L’histoire ne se répète pas, le couple utopique JR/Varda avance et ne s’ennuie jamais. Ils savent toujours quoi faire !

JR bondit, généreux et insaisissable à la fois, véritable médiateur et enchanteur. Il ne s’arrête pas aux déceptions de l’instant, il sort des événements par le haut. Il me rappelle un quintet de Dvorak (opus 81) que j’écoutais il y a quelque temps et dans lequel des passages très pathétiques semblaient précipiter la musique dans une sombre mélancolie. Mais toujours, le compositeur repartait de ce motif et de la mélodie nostalgique, ou de ce désarroi, pour varier, inventer une musique, déployer une écriture complexe. Je me disais à chaque fois, surprise par la richesse musicale qui faisait rebondir la ligne et nourrissait l’œuvre, que Dvorak, comme avant lui Beethoven, sortait de la mélancolie par le haut. C’est en quelque sorte sublimer, ce qui semble constitutif de l’art de JR : verticalité, immensité, humour, poésie, restitution des cornes et de la dignité, présence au-delà des limites sociales, temporelles et architecturales. Agnès Varda, qui est une marcheuse, lui apporte son propre mouvement, une allure primesautière et charmante. L’un me semble davantage abstraire, l’autre imaginer, tous les deux sont des as du déplacement.

Ces deux artistes n’oublient jamais la dureté, la gravité du monde, ils en soulèvent le poids, prennent appui sur l’histoire et ses deuils, ses cimetières, pour se jeter avec légèreté dans une présence, faire d’une absence un trou d’air.

J’ai pensé aux films de Depardon, véritables documentaires en l’occurrence, qui, je ne sais pourquoi, me mettent toujours mal à l’aise et me semblent accablants. Je ne parviens pas à y voir la beauté, les gens m’y semblent tragiques, ses paysans muets me serrent le cœur sans remède. Les situations et les personnes exposées dans Visages villages, à l’inverse me bouleversent, certes, mais c’est comme après un plongeon : on repousse du pied le fond et on revient à la surface, on respire, on est libéré (mouvement cathartique) ; le renversement devient pirouette, la légèreté emporte plus loin, plus haut. Il ne s’agit nullement d’une acrobatie artificielle qui balaierait soudain la gravité du propos, mais d’un geste précisément artistique qui transforme, fait parler la réalité par le réel. La vie, la confiance, l’humanité, même dans un cimetière — où est enterré Cartier-Bresson — sont plus vastes que le souci de vivre, comme un visage qui devient dans une « grandeur nature » réinventée, vaste comme un village, comme un paysage. On ne sait pas comment dire, car il ne convient pas de réduire ce geste artistique à un idéalisme. Il s’agit de dimensions concomitantes, d’implications indémêlables de temps et de significations, de sorte qu’on rit d’un œil et qu’on pleure de l’autre.

Dominique Chancé

 

[1] Jean et Brigitte Massin, Ludwig Van Beethoven, Fayard, 1967, p. 744.

[2] Comme dirait Montaigne.