Qui a peur du (contre-)transfert ? Léon Grinberg

Qui a peur du (contre-) transfert? Transfert, contre-transfert et contre-identification projective dans la technique analytique.
Qui a peur du (contre-) transfert?

León Grinberg

Qui a peur du (contre-)transfert ?

Transfert, contre-transfert et contre-identification projective dans la technique analytique

Paris, Ithaque, 2018, 171 pages.

 

Par François Lévy

 

Au début de la longue préface qu’il rédige pour ce livre, Jean-Michel Assan, le traducteur des textes réunis sous ce titre, rapporte l’expérience, étrange et cependant familière, « d’un état hypnotique très particulier et irrépressible » dans lequel un petit patient le plongeait à chaque séance. « Je me livrais, écrit-il, […] à une lutte douloureuse contre une somnolence puissante qui s’abattait sur moi sitôt que l’enfant entrait dans la pièce, puis se dissipait dès qu’il en ressortait. » « Je vivais, ajoute-t-il, une sorte d’enfer contre-transférentiel » jusqu’à ce que, raccompagnant en fin de séance l’enfant dans la salle d’attente où sa mère l’attendait, il remarque que celle-ci, de façon systématique, était plongée dans un profond sommeil. « C’est comme moi, elle dort… », se dit-il. Et au garçon : « […] Je me demande comment tu fais pour me faire dormir… » « Et là, ajoute-t-il, il a levé les yeux vers moi ! […] Dans les séances qui ont suivi, le garçon […] s’est ouvert à une forme de communication. » La cure, une des premières entreprises par ce jeune thérapeute, se déroula sur une dizaine d’années et se conclut sur « une réussite thérapeutique ».

 

L’auteur apprit bientôt qu’il s’agissait de ce que León Grinberg avait qualifié du terme de « contre-identification projective », un mécanisme qui désigne conjointement deux phénomènes : un état de hantise ou d’envoûtement dans lequel l’analyste peut se trouver pris à son insu par les objets de l’analysant ; et les réactions contre-transférentielles inaperçues que cet état peut déclencher chez l’analyste, qui cherche à se débarrasser de ces objets étrangers qui le perturbent. En d’autres termes, le garçon évoqué ci-dessus avait sans doute développé une forme « magique » – Grinberg y insiste – de contrôle omnipotent de sa mère, forme grâce à laquelle il projetait dans l’analyste ses éprouvés de détresse, d’impuissance et de sidération, gardant pour lui le sentiment de contrôler la situation. C’est à ce même pouvoir de contrôle qu’il soumettait l’analyste.

 

León Grinberg a développé cette notion à partir de ce qu’Otto Fenichel et, surtout, Heinrich Racker ont élaboré dans les années 1950 et 1960 à propos d’états contre-transférentiels insuffisamment étudiés. Cherchant à clarifier « l’ensemble des réponses de l’analyste au transfert de l’analysant », Racker a décrit en détail les mécanismes mis en jeu quand l’analyste introjecte les conflits internes du patient sous forme d’identifications partielles et transitoires. Bien sûr, cette notion soulève bien des questions. En premier lieu, elle bat en brèche la notion même de « contre-transfert » si décriée depuis Freud lui-même, au point, on s’en souvient, qu’il avait écarté la difficulté à penser cet aspect de la pratique en repoussant aux calendes grecques un texte sur le sujet. Rappelons également que Melanie Klein ne souhaitait pas qu’on se penchât sur la question, conseillant même aux analystes qui « souffraient » de contre-transfert de « prendre de l’aspirine » ! Même désintérêt chez Lacan, pour qui le contre-transfert était le signe qui devait permettre à l’analyste de comprendre qu’il lui fallait reprendre une tranche d’analyse. Et, pour mémoire, c’est ce qui, pendant des décennies, fut imposé aux analystes qui avouaient – honteusement, cela va de soi ! – avoir rêvé de leur patient(e) !

 

 

Mais l’expression de « contre-identification projective » contient, en elle-même, une notion technique et théorique qui, en son temps, a bouleversé l’édifice servant de socle à la praxis. Voulant définir un mécanisme pathologique repéré chez nombre de patients, Melanie Klein forgea le terme d’« identification projective » pour décrire comment, de façon fantasmatique, on peut cliver une partie précieuse de sa personnalité et la projeter dans un objet pour, à la fois, prendre le contrôle de cet objet et protéger ainsi de la destructivité propre au sujet la partie clivée. L’apparition de cette notion obligea les analystes sensibles à ce mouvement à se préoccuper de « ce que le patient me fait éprouver » et à différencier cet éprouvé de ce que d’habitude on appelle « contre-transfert » qui est, d’ailleurs, inconscient par nature.

 

Mais, en ce qui concerne ce qui est transféré de l’analysant à l’analyste, c’est Wilfred R. Bion qui, dès 1956, a donné à ce terme un essor en s’appuyant sur le modèle de la communication entre le bébé et la mère. Ce faisant, il s’inscrit – sans le savoir, puisque le manuscrit freudien de « L’esquisse… » est à peine en circulation – dans le droit-fil du Freud qui, dans ce texte, donne un rôle d’auxiliaire essentiel au premier autre, au Nebenmensch, au prochain. Il qualifie d’« identification projective normale » le mécanisme grâce auquel le nourrisson clive et projette dans sa mère ce qu’il ne peut pas accueillir en lui et que la mère transforme de manière telle que le bébé puisse enfin le mettre à l’intérieur. Ce processus, présent dans toute communication humaine, éclaire de façon novatrice, selon Bion, ce qui se joue, dans l’analyse, entre patient et analyste. Ce que le patient met dans l’analyste ne fait généralement pas partie des objets internes personnels que l’analyste a pu reconnaître comme siens au cours de ses analyses, et c’est ce qui différencie ce qui est du ressort de l’identification projective de ce qui appartient au contre-transfert.

 

Comme le souligne Assan, Grinberg insiste sur le caractère positif et utile de la contre-identification projective. « Poussant sa découverte jusqu’à ses conséquences ultimes, il n’envisage plus celle-ci comme un problème à surmonter, ou comme une limite du travail analytique, ainsi que l’indiquaient les textes du début, mais comme l’instrument le plus précieux aux fins de l’analyse, et même comme le point de départ de l’approfondissement du travail. L’analyste a maintenant pour objectif de se laisser envahir et guider par les identifications projectives de l’analysant, en les considérant comme une communication non verbale inconsciente essentielle au processus analytique, et à les vivre avec lui pour ensuite pouvoir élaborer patiemment ces projections ; puis en restituer quelque chose de digeste et de créatif à l’analysant. Grinberg qualifie alors la contre-identification projective de césure, au sens de Bion. Il observe que l’analyste, s’il parvient à accueillir les identifications projectives de l’analysant sans les évacuer, se trouve confronté à des moments de micro-dépersonnalisation, des moments où il ne se reconnaît pas lui-même, des moments de trouble ou d’effacement de la pensée consciente, qui précèdent l’apparition de points de vue et de sens nouveaux. En me basant sur l’ouvrage de Grinberg [1991, p. 146-150] sur Bion, conclut-il, je dirais qu’il s’agit de moments de traversée de la césure, de moments de transformation, qui sont des moments clés de l’analyse, conditions de la croissance psychique. »

 

C’est la raison pour laquelle León Grinberg, à partir de 1962, a incorporé à sa conception de la contre-identification projective les apports de Bion. Les ressentis de l’analyste, identifiés comme relevant de l’action de l’analysant sur lui, sont une source d’information fiable sur les contenus transférés et projetés par le patient. Mais, soyons précis : la contre-identification projective, repérée par Grinberg en 1956, a d’abord été considérée par lui comme « une défaillance du contre-transfert ». Les exemples cliniques que Grinberg donne pour illustrer ce en quoi consiste précisément le travail du psychanalyste en séance sont, sur ce plan, parfaitement convaincants et visent à déranger les analystes qui semblent avoir « fait un pacte inconscient avec l’analysant pour ne pas franchir certaines limites ». Il mène, de ce point de vue, une réflexion à partir du constat que « les interprétations ont souvent pour but de nier l’angoisse qui a surgi chez l’analyste, du fait que la situation lui est inconnue et qu’il la ressent ainsi comme dangereuse » (p. 53).

 

Au total, Grinberg a publié plus de 300 textes, parmi lesquels ceux qui traitent spécifiquement du contre-transfert et de la contre-identification projective sont au nombre d’une vingtaine. Mais, comme il se trouve que ces questions ont été mises au travail par des analystes kleiniens, anglo-saxons et argentins qui, pendant des décennies, ont été tenus éloignés des lieux d’enseignement de la psychanalyse en France – Paula Heimann [1950], traduite en français en 1987 ; Heinrich Racker [1948, 1953] traduit en 1997 ; Willy et Madeleine Baranger [1961] traduits en 1985 ; Robert Fliess [1942] publié en France en 2010 ! –, il n’y a pas lieu de s’étonner du retard que l’on déplore en France en ce qui concerne les réflexions menées sur le contre-transfert.

 

La parution récente de l’ouvrage de León Grinberg répare heureusement cette lacune. Tout le mérite en revient à Jean-Michel Assan, le traducteur et préfacier, et à Ana de Staal, des Éditions d’Ithaque, qui, une fois encore, œuvre pour un renouvellement certain dans la psychanalyse.

Mis à jour
06/02/2020