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ROLAND GORI :À Pierre Fédida, mon ami
ROLAND GORI :À Pierre Fédida, mon ami
Roland Gori
A Pierre Fédida, mon ami
La vie psychique se constitue par la mémoire du mort comme une œuvre de sépulture qui ne saurait se réduire à la nudité objective des événements. Pierre parlait de cette “ imagination des formes ” qui fait que la matérialité “ du matériau psychique ” ne saurait se réduire au “ matériel clinique ”. Entre les deux, il en appelait à la “ capacité hallucinatoire ” de l'écoute de l'analyste pour donner vie et mouvement aux formes. Mais pour passer du matériel au matériau, du sommeil au rêve, il faut ce travail du deuil qui fonde une mémoire et auquel les rites comme les souvenirs font seulement cortège.
Pierre me téléphonait souvent le dimanche en fin de matinée. Ce dimanche, j'ai éprouvé le besoin d'écrire. L'écriture comme le rêve participent de ce que Pierre appelait “ l'œuvre de sépulture ”. Pourquoi depuis ce matin suis-je hanté par le souvenir de cette chanson de mon enfance que ma mère chantait et qui nous faisaient pleurer tous les deux ? La “ chanson de l'orpheline ”, disait-elle. Je ne me souviens plus précisément des autres paroles mais seulement de l'air et d'un refrain qui répète inlassablement que “ c'est aujourd'hui dimanche ” et qui parle de “ roses blanches pour toi maman ”…
Comment la disparition de Pierre, si impérial, figure paternelle et fraternelle en majesté, peut-elle faire revivre une mémoire liée à l'image maternelle ?
Je crois que c'est d'abord sa générosité, son immense générosité intellectuelle, spirituelle et affective. En pensant à lui, j'ai aussi retrouvé le souvenir de tableaux du Trecento et Quattrocento représentant des Vierges de Miséricorde sous le manteau desquelles se réfugiait tout le petit peuple de l'humanité. Chaque conférence de Pierre, les soutenances de thèse ou d'HDR auxquelles nous participions ensemble, ses articles et ses ouvrages, me donnaient toujours la même impression : Pierre égrenait de multiples cailloux, idées, pensées et remarques, avec lesquels une multitude de gens allaient trouver leur propre chemin. Il semait généreusement des idées, des paroles qui ensemençaient les esprits et le cœur. Combien de thèses a-t-il générées comme cela ?
Et puis il y avait la voix. Cette voix chaude, ample et profonde qui portait les idées dans la force et l'élégance. Cette voix me manque cruellement aujourd'hui. Il y avait aussi nos longues et intimes discussions sur nos projets, sur la psychanalyse, sur les joies et les douleurs de la vie. Il y avait nos débats et parfois nos désaccords. Par exemple à Lyon, en septembre 2001, lors d'une journée de travail organisée par Jacques Hochmann sur le thème “ Qu'est-ce qui guérit dans la psychothérapie ? ” suite à un Forum Diderot, Pierre n'avait pas approuvé mon rapprochement entre la rhétorique et la psychanalyse. Nous en discutions dans l'amitié et la confiance. Ou encore lors du dernier colloque sur les passions organisé par Didier Lauru et Alain Vanier le 21 septembre 2002 dans le cadre d'Espace analytique, Pierre désignait la passion comme une enclave d'Eros, un objet psychopathologique dont il n'était pas convaincu que nous puissions en faire une métapsychologie. Il avait fait ce jour-là à Espace une superbe conférence sur Erixymaque et la médecine. Et puis le soir, après les colloques, il y avait les dîners amicaux au cours desquels Pierre s'offrait brillant, élégant, plein de charme et de gentillesse.
Pierre était un homme d'envergure, ample et profond à la fois, secret et disponible, discret et ouvert, modeste et puissant. Ce mot d'envergure s'impose à moi chaque fois que je pense à lui. C'est un mot d'origine marine qui vient de “ vergue ” pour désigner le mât qui maintient les voiles permettant la navigation. Aujourd'hui les voiles sont en berne, nous l'avons mis en terre ce vendredi 8 novembre au Cimetière du Montparnasse en présence de sa famille et d'une grande foule d'amis, de collègues et d'élèves.
Pierre ne se laissait pas assigner à résidence tout en marquant de sa présence les lieux et les êtres auprès desquels il se tenait.
C'était aussi un passeur, un homme qui donnait du mouvement et de la mélodie au vivant. Il écrivait que “ le deuil est une mise en mouvement du monde ” et par “ la construction de la sépulture ”, par “ l'œuvre de sépulture ” , il nous invita au rêve : “ car rêver est sans doute la seule façon de penser à nos morts. ” Le rêve oui, mais l'écriture aussi…, l'écriture quand elle se déduit du travail du rêve. A propos de la perte d'un être cher, il m'avait dit : “ Permets au grand frère de te dire que c'est dans l'écriture que tu l'honoreras. ”
Pierre avait un immense courage et ne supportait pas la plainte. La plainte lui paraissait agressive et impudique. Toujours il a refusé de se plaindre ou qu'on le plaigne alors même qu'il prenait grandement soin de la souffrance d'autrui. Pierre était un seigneur, un grand seigneur de la pensée, de l'intelligence et du cœur. Cette posture d'énonciation s'est inscrite dans toute son œuvre. Elisabeth Roudinesco a trouvé les mots justes, lorsqu'annonçant sa disparition dans Le Monde, elle le désigna comme une “ grande figure de l'université et de la psychanalyse ”. Pierre était un grand penseur, un intellectuel, auteur d'une œuvre abondante et féconde consacrée à la psychanalyse, à l'Université et aux débats majeurs de notre temps.
Il venait de fonder avec Julia Kristeva, Dominique Lecourt et François Jullien l'Institut de la Pensée contemporaine. Chacun des sites où il a inscrit sa pensée et son travail pourra légitimement revendiquer une part de son héritage intellectuel, mais il conviendrait à tous de reconnaître dans la décence et le respect qu'il ne se laissait enclaver dans aucun parce qu'il les transcendait tous. À ce propos, Alain Vanier me faisait finement remarquer la position “ paradoxale ” de Pierre par rapport à l'institution : tout en marquant profondément chacun des sites où son travail s'inscrivait, tout en occupant dans chaque lieu institutionnel où il travaillait les plus hautes responsabilités, il manifestait sans cesse un souci d'ouverture et d'affinités vers l'extérieur. Soucieux de sa liberté, Pierre l'offrait aussi à ses amis et à ses élèves.
Parallèlement à des études de philosophie sanctionnées par une agrégation en 1962, Pierre accomplit des études de psychologie à Lyon d'abord, à Montpellier ensuite. Durant son service militaire, il exerce comme psychologue clinicien dans le service de neurologie de l'Hôpital des Armées de Lyon. Puis il enseigne la philosophie et la psychopédagogie à l'École Normale et enfin la psychologie à la faculté des Lettres et Sciences humaines à Lyon. Il acquiert ensuite à Kreuzlingen, auprès de Ludwig Binswanger, une solide formation clinique et théorique en psychopathologie d'orientation phénoménologique. Il fait ensuite une analyse didactique avec Georges Favez et inscrit son trajet psychanalytique dans le cadre de l'Association psychanalytique de France qu'il présidera de 1988 à 1990. Son audience internationale dans l'I.P.A. ne l'empêchera jamais de fréquenter les auteurs lacaniens et d'accepter le débat avec des analystes n'appartenant pas à l'I.P.A. Il fonde ainsi une communauté freudienne hors assignation à résidence institutionnelle qui le reconnaît autant qu'elle le reconnaît.
À l'Université, Pierre Fédida se trouve appelé en 1967 auprès de Juliette Favez-Boutonier pour occuper la fonction de Maître-Assistant. En 1969 il participe à la création de l'UFR de Sciences Humaines cliniques de Paris 7-Censier. D'abord dans le cadre du laboratoire de Psychanalyse de Jean Laplanche, ensuite à la direction de son propre laboratoire de Psychopathologie fondamentale en 1989, il va réaliser une œuvre considérable et former de très nombreux enseignants-chercheurs en psychopathologie et psychanalyse.
À l'Université de Paris 7, il occupe les plus hautes fonctions scientifiques et politiques (Vice-Président de l'Université, Président du Conseil scientifique, Directeur de la formation doctorale, Directeur de l'UFR…). Au cours de ces dernières années, il va se consacrer plus particulièrement à la conception et à la mise en place du Centre d'Etudes du Vivant. L'initiative est géniale : mettre en débat éthique et philosophique les recherches et interrogations des sciences du vivant, consécutives à la rapide mutation technologique de notre époque. Ces rencontres entre scientifiques, philosophes, juristes…, et psychanalystes s'organisent plus particulièrement dans le cadre des “ Forum Diderot ”, organisés par le Centre d'Etudes du Vivant que dirige Pierre Fédida et par l'Association Diderot que préside Dominique Lecourt. Les travaux du Forum de Diderot donnent lieu à de nombreuses publications aux Presses Universitaires de France. Citons entre autres : “ L'embryon humain est-il humain ? ”, “ La fin de la vie, qui en décide ? ” (1996), “ Demain les psychotropes ? ” (1998), “ Qu'est-ce qui guérit dans la psychothérapie ? ” (2000), “ Peut-on être vivant en Afrique ? ” (2000), “ Soigner sans risques ? ” (2001).
Pierre Fédida était un universitaire, un psychanalyste, un clinicien et un théoricien, un penseur internationalement reconnu. Il a animé des séminaires, donné des conférences et réalisé des missions dans de très nombreux pays étrangers avec là encore une ampleur et une profondeur exceptionnelles. Un exemple parmi d'autres : le réseau de recherche latino-américain de psychopathologie fondamentale a créé un Prix Fédida récompensant les meilleurs travaux de recherche sud-américains de notre discipline. Mais l'engagement de Pierre Fédida n'était pas seulement scientifique, il était aussi politique et éthique : Pierre s'engageait à chaque fois qu'il lui semblait nécessaire de défendre l'humain et les valeurs humanistes.
Ses responsabilités éditoriales ont été amples et nombreuses, chez Ramsay d'abord, puis aux Presses Universitaires de France. Il a fondé et co-dirigé avec Daniel Widlöcher la Revue Internationale de Psychopathologie devenue depuis les Monographies de la Revue Internationale de Psychopathologie. Il a participé dans les années quatre-vingt dix à la fondation de la revue L'Inactuel chez Calmann-Lévy.
Son œuvre scientifique est considérable. On compte environ une douzaine d'ouvrages, entre autres Corps du vide et espace de séance (1977), L'absence (1978), Crise et contre-transfert (1992), Le site de l'étranger (1995) et plus récemment Par où commence le corps humain (2000) et Des bienfaits de la dépression (2000). Il a dirigé de nombreux ouvrages collectifs et écrit plus de deux cents textes et articles parus dans les principales revues françaises et internationales de psychopathologie, de psychiatrie et de psychanalyse.
Cette œuvre scientifique lui a conféré une audience internationale qui s'étendait bien au-delà des frontières disciplinaires traditionnelles. Pierre Fédida était un homme de culture et dans la culture. Universitaire exceptionnel, il a servi par son envergure la cause de l'Université et celle de la Psychanalyse.
J'ai eu la chance de participer avec lui à des missions d'expertise scientifique notamment dans le cadre du Conseil National des Universités et lors d'évaluation des profils scientifiques en vue de soutenance de thèses et d'HDR. Nous nous sommes ensemble montrés très préoccupés de devoir définir une politique de la recherche et de l'enseignement de la psychopathologie qui respecte à la fois les exigences de l'Université et celles de la psychanalyse. Notre amitié et l'aide efficace d'André Sirota et de Mareike Wolf-Fédida, comme le soutien des amis proches et collègues, ont fait le reste : nous avons créé le Séminaire Inter-Universitaire de Recherche en Psychopathologie et Psychanalyse (SIUERPP) en 2000. Dominique Cupa a réalisé cet été un entretien avec Pierre Fédida et moi qui vient d'être publié dans Carnet PSY. Le SIUERPP rassemble une centaine d'enseignants-chercheurs de Psychopathologie des départements de psychologie et représentatifs de tous les courants de la psychopathologie et de la psychanalyse. Mais il est vrai aussi que cette psychopathologie là, comme l'écrivait Pierre dans son dernier livre à propos de la compréhension des processus de la dépression, “ ne peut s'entendre que dans son concept psychanalytique ”.
C'est pour nous une immense perte que la disparition de Pierre Fédida. Puissions-nous, comme il l'aurait sans doute souhaité, poursuivre ce travail et, ce faisant, construire cette “ œuvre de sépulture ” à partir de laquelle s'anime et se forme le vivant. Car tel est le travail qui fonde et honore le psychique en dehors duquel se trouvent le traumatisme, la barbarie et le déshumain.
Nous rendrons hommage à son œuvre en un autre temps et en un autre lieu. Et pour conclure je citerai cette phrase d'un article de Pierre paru en 1970 dans la Nouvelle revue de psychanalyse et intitulé “ La relique et le travail du deuil ” : “ En dépit d'un savoir sur la séparation, il faut croire que quelque chose subsiste. ”
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