L'oedipe à Lacan

Contexte

Ce titre pourrait laisser entendre qu'il y aurait une interprétation lacanienne de l'oedipe freudien. Manière de dire ... voilà la lecture ou la réécriture qu'il aura proposée, à la mode de Lacan, à la Lacan ! Mais est-ce si simple, si univoque que ce titre pourrait le prétendre ? Comme si l'on pouvait par exemple réduire le complexe d'Oedipe à la seule complicité maternelle d'un : «l'oedipasapapa» sans interroger, pas à pas, tout le complexe de la version freudienne par rapport au mythe grec et à la tragédie de Sophocle? N'y-a-t-il pas, plusieurs couches «palimpsestueuses» à gratter, à décaper avant de jouir peut-être d'un repos bien mérité en bout de traversée ?

Méthode

Chacun(e) use et abuse des citations de Lacan pour justifier ses positions. Ces prélèvements opérés sur le texte lacanien sont souvent décontextualisés et non périodicisés comme s'il fallait fixer sa pensée dans un état homogène. Pourtant, il y a, dans son cheminement qui décline variantes et variations, suffisamment de tensions ou de bifurcations pour interdire toute homogénéisation, a priori.

Notre lecture se réglera donc sur cette exigence de périodicisation (avancée, retour en arrière, reprise en spirale, repentirs ou retournements ...) qui caractérise le mouvement même de l'enseignement lacanien. Lacan aura-t-il, au fur et à mesure de ses époques de pensée, répété, déplacé, subvertit le problème posé par l'Oedipe ? De quelle façon ? L'exercice consistera à tenter de répondre à cette question en se demandant si, en fin de parcours, il y a eu bouclage sur une certaine version oedipienne à faire valoir.

Le lecteur est invité à suivre ce développement comme s'il assistait, en spectateur, à la représentation de la tragédie de Sophocle faite de suspens, de rebondissement, de surprise ou de renversement de situation. Il est donc convié à revenir au point de départ, à ce geste inaugural où Freud lit le mythe d'Oedipe afin de légitimer et fonder la théorie naissante de la psychanalyse. Y-a-t-il eu point d'aveuglement, une bévue sur laquelle, justement, Lacan ne cessera de faire retour ?

Du mythe au complexe

Lorsque ... dans l'ivresse d'une fin de repas, un homme qualifie, sans y mettre la manière, abruptement, ce cher Oedipe d'enfant supposé, c'est un mot qui sur le moment lui fait mal et encore plus mal et très mal par la suite : en effet, le texte de la tragédie grecque nous dit qu'il ne peut passer-outre, l'oublier, puisque cette nomination ne cesse de le poursuivre et de cheminer dans son coeur. Il y aurait donc, comme le suggère la langue grecque à travers le terme de plastos, de la simulation, de la feinte, de la contre-façon dans ses origines. C'est à partir de là que tout s'enclenche : il part questionner ses «parents» qui certes se déclarent outrés et indignés par cette cruelle allégation mais qui ne pipent mot sur la représentation «plastique» de sa conception. Cette réaction parentale ne suffit pas à penser la blessure engendrée par ce terrible mot de «supposition» et la mortelle imputation qu'il aura représenté. Dès lors, les dés sont pipés et les jeux sont faits. Ainsi, sans prévenir, il décide de partir, entend la double prédiction du parricide et de l'inceste et ... méprise totale, croyant fuir, comme en exil de lui-même, il court à son insu, à son aveuglement. C'est ce cruel qualificatif de supposé qui, littéralement, fait son chemin comme lancinante énigme, le conduisant au drame et à l'accomplissement de son destin. Il n'y aura pas eu de réponse symbolisante à cette insinuation d'enfant supposé. Cette incrimination se sera avéré, après-coup, décisive dans sa valeur de pousse-au-crime.

Dans L'éthique de la psychanalyse (séance du 29 juin 1960) Lacan met l'accent sur ce malentendu tragique en soulignant sa forme paradoxale :

"Oedipe, en un sens, n'a pas fait de complexe d'Oedipe, il faut s'en souvenir et il se punit d'une faute qu'il n'a pas commise. Il a seulement tué un homme dont il ne savait pas que c'était son père. Il fuit ceux qu'il croit ses parents, et voulant éviter le crime, il le rencontre".

Dans Oedipe et ses mythes, Jean Pierre Vernant s'interroge sur la structure énigmatique d'Oedipe-Roi, faite d'ambiguité et de renversement. Il nous fait remarquer comment, dans la langue grecque, le nom d'Oedipe se prête à mise en abîme. Il peut être à la fois celui qui a le pied enflé (oidos) et celui qui sait (oida) déchiffrer cette fameuse énigme portant sur un être qui serait au milieu de sa vie sur deux pattes (bipous), sur trois, à la fin de son existence (tripous) et à quatre pattes au tout début (tétrapous). Seulement voilà : c'est encore un savoir en trompe-l'oeil puisqu'Oedipe ne voit pas, ne comprend pas qu'il est l'objet de sa réponse, qu'il est lui-même compris dans la question, que c'est l'abîme même de son destin dans lequel il va se précipiter. Tout ça parce que le rapport entre son symptôme et son savoir reste dans l'ambiguité. L'équivoque (oidos / oida) n'est pas levée dans la mesure où il n'a pas le savoir sur sa propre position et supposition d'enfant. Il n'en demeure qu'un stigmate qui passe par un oedème corporel. Oedipe ne se sait pas «pied enflé», il ne peut faire aucun lien de parenté entre le symptôme de sa ligature et sa filiation, il n'y entrave rien. Là-ausi, il y restera entravé, ligaturé. En effet, il ne pouvait savoir la malédiction qui pesait sur la lignée de son père Laios lequel avait, par passion amoureuse, enlevé un jeune prince Chrysippe. Un oracle lui interdit alors d'enfanter, sinon il s'exposait aus pires malheurs avec cet enfant. Et quand Oedipe naquit, malgré tout, de Jocaste, Laios lui perça les chevilles, lui ligatura les pieds et l'abandonna. Mais un berger le recueillit dans la montagne et confia l'enfant au roi de Corinthe, Polybe et à la reine Méropé qui l'adoptèrent.

Cela n'est pas sans évoquer la radicalité de ce savoir insu dont nous parle Lacan dans les Ecrits (p.803) sous forme d'apologue :

"un discours, dont, tel l'esclave-messager de l'usage antique, le sujet qui enporte sous sa chevelure le codicille qui le condamne à mort, ne sait ni le sens ni le texte, ni en quelle langue il est écrit, ni même qu'on l'a tatoué sur son cuir rasé pendant qu'il dormait".

Par ailleurs, dans La psychanalyse à l'envers (séance du 10 décembre 1969), il proposera la formulation bâtarde ou hybride des quadripodes (croisement de racines gréco-latines) comme clin d'oeil, réponse ironique à peine déguisée, sous forme de mise en abime, à l'énigme de la Sphynge : circulation de lettres et permutation de places caractérisant la mise en jeu de la vérité et du savoir dans la supposition du sujet à travers quatre discours (du maître, de l'hystérique, de l'universitaire, de l'analyste).

" La chimère pose une énigme à l'homme Oedipe qui avait peut-être déjà un complexe, mais pas forcément ... certainement pas celui auquel il devait donner son nom. Il lui répond d'une certaine façon et c'est comme ça qu'il devient Oedipe. Ce que lui a demandé la chimère; il aurait pu y avoir beaucoup d'autres réponses : quatre pattes, deux pattes, trois pattes, il aurait pu dire : c'est le schéma de Lacan ! Ç'aurait donné un tout autre résultat !"

Alors, lorsque Freud réinterprète la version de la tragédie antique de Sophocle en substituant au mythe d'Oedipe le complexe dit d'Oedipe, que se passe-t-il dans cette opération ? Qu'est-ce qui a lieu dans ce passage ? Ce «complexe» fait comme si le petit Oedipe était un enfant supposé savoir son origine. Or, justement, ce n'est que supposition ... Autrement dit, en supposant connu ses parents, alors qu'Oedipe ne sait pas qui est son père et qui est sa mère, Freud a substitué à l'énigme de cet enfant supposé la solution d'un père et d'une mère posés comme oedipiens. Curieusement, à cet enfant qui a reçu le nom du symptôme qui l'entrave (pied enflé) et fait séquelle d'une descendance proscrite - il ignore en effet la cause de cette malédiction - Freud va attribuer la nomination d'un syndrome oedipien. La version freudienne méconnait vraiment qu'Oedipe déconnait sérieusement lorsqu'il enchaîna, par méprise, acte meurtrier et connerie incestueuse. Il n'est pas interdit de penser qu'une certaine promotion du complexe d'Oedipe pourrait alors se lire avec le fameux néologisme de Lacan comme le symptôme de cette «déconnaissance», véritable oedème conceptuel, nouvelle contre-façon ou enflure référentielle refilée en «simili» par la descendance psychanalytique.

D'Oedipe à Hamlet

La référence au mythe, l'emprunt à la tragédie grecque par cette nomination d'Oedipe ont pu sûrement valoir pour Freud comme passage obligé, garantie, fondation d'un savoir ouvert par la psychanalyse. A telle enseigne qu'il ne semble pas méconnaître totalement le «forçage» qu'il opère lorsqu'il rabat la large vision tragique d'un destin implacable rebondissant de générations en générations sur le petit triangle familial : papa, maman, enfant.

Dans Dostoveiski et la mise à mort du père, alors qu'il interpréte la crise épileptique comme voeu meurtrier à l'égard du père et «révolvération» sur le sujet, retour sous forme d'identification hystérique à cette disparition, il ajoute la remarque suivante :

" L'aveu tout nu de l'intention de mettre à mort le père, tel que nous l'obtenons dans l'analyse, semble insupportable sans préparation analytique. Dans le drame grec, tout en maintenant le fait, l'indispensable atténuation est ménagée de façon magistrale en projetant dans le réel le motif inconscient du héros comme une contrainte de destin qui lui est étrangère."

L'interprétation freudienne soutient que la compulsion de destin, mise en scène par le mythe fait écran (projection sur l'extérieur) déguise, rend supportable le voeu oedipien interne tandis que Lacan renverse la problématique en soutenant que c'est le désir meurtrier qui occulte le noeud plus radical de la méprise du sujet meurtri dans l'insu de sa filiation.

De sorte qu'il est possible de réécrire ces deux versions dans le rapport Freud / Lacan :

FREUD :assassiner le père: rivalité

LACAN: ah, ça s'il né du père :légitimité

Par ailleurs, quand Freud fera citation d'Hamlet, tragédie classique plus récente, pour confirmer sa thèse oedipienne, Lacan se démarquera radicalement de cette façon d'interpréter l'inhibition du héros shakespearien.

" Une autre de nos grandes oeuvres tragiques, Hamlet de Shaekespeare, a les mêmes racines qu'Oedipe-Roi. Mais la mise en oeuvre tout autre, d'une matière identique montre quelles différences il y a dans la vie intellectuelle de ces deux époques et quel progrès le refoulement a fait dans la vie de l'humanité. Dans Oedipe, les fantasmes-désirs sous-jacents de l'enfant sont mis à jour et sont réalisés comme dans le rêve : dans Hamlet, ils restent refoulés, et nous apprenons leur existence - tout comme dans les névroses - que par l'effet d'inhibition qu'ils déclenchent.

Fait singulier, tandis que ce drame a toujours exercé une action considérable, on n'a jamais pu voir clair quant au caractère de son héros. La pièce est fondée sur les hésitations d'Hamlet à accomplir la vengeance dont il est chargé ; le texte ne dit pas quelles sont les raisons ou les motifs de ces hésitations. [...] Qu'est-ce donc qui l'empêche d'accomplir la tâche que lui a donné le fantôme de son père ? Il faut bien convenir que c'estla nature de cette tâche. Hamlet peut agir, mais il ne saurait se venger d'un homme qui a réalisé les désirs refoulés de son enfance. L'horreur qui devrait le pousser à la vengeance est remplacée par des remords, des scrupules de conscience."

S. Freud, «Le rêve de la mort de personnes chères» in Interprétation des rêves.

Lacan soutient plutôt qu'Hamlet n'est pas animé par un désir pour sa mère mais qu'il est confronté au désir de sa mère, à la «voracité» de cette femme qui s'est précipitée dans la couche de Polonius, l'assassin de son père sans respecter aucun temps de deuil pour lui.

Père imaginaire, père symbolique, père réel

Mais de quel père s'agit-il ? Quelle fonction paternelle est convoquée lorsqu'on brandit ce référentiel-là, à titre de Nom-du-Père ? Est-ce la haine du père comme rival ou comme illégitime ? Est-ce plutôt le père privateur, portant l'interdit incestueux ? Ou celui dont il est attendu (c'est un acte de foi, une façon de faire cas de sa parole, un risque, un pari) qu'il se lève et qu'il puisse répondre d'un enfant ? A moins que tout cela ne voile l'inconnu du désir, l'inconvenance de la jouissance phallique en jeu dans un tel rapport ... La décomposition que Lacan propose en faisant jouer le titrage des trois dimensions R.S.I réécrit, ouvre, analyse par distinction des registres, ce que le dit complexe d'Oedipe homogénéisait et recouvrait partiellement.

"Le père réel, nous dit Freud, est castrateur. En quoi ? Pour sa présence de père réel comme effectivement besognant le personnage vis à vis de quoi l'enfant est en rivalité avec lui : la mère. Que ce soit comme ça ou non dans l'expérience, dans la théorie ça ne fait aucun doute, le père réel est promis comme grand fouteur, et pas devant l'Eternel, croyez-moi, qui n'est même pas là pour compter les coups. Seulement, ce père réel et mythique ne s'efface-t-il pas au déclin de l'Oedipe derrière celui que l'enfant, à cet âge tout de même avancé de cinq ans, peut très bien avoir déjà découvert ? A savoir le père imaginaire, le père qui l'a, lui le gosse, si mal foutu. [...] N'est-ce pas autour de ce qui est pour lui privation, que se fomente et se forge le deuil d'un père qui serait vraiment quelqu'un ? Telle est, je crois, la vraie structure de l'articulation du complexe d'Oedipe"

. J. Lacan, L'éthique de la psychanalyse, séance du 29 juin 1960

On pourrait être surpris du fait que ce développement ne prend en compte que les deux nominations du réel et de l'imaginaire. Ce passage, par la résonance qu'il produit entre foutre et foutu accentue le «réel» de la jouissance sexuelle et infléchit nettement la rivalité oedipienne vers une affaire de deuil d'idéal, de reconnaissance de dette et de limite castratrice d'une transmission. Comment, dans cette scène primitive de la conception, cet homme a fait jouir ma mère ? Comment cette femme en a-t-elle ou pas fait cas ? Comment m'a-t-il foutu avec son foutre ? En ai-je ou pas rien à foutre ? Etait-ce dans la besogne ou pour la bagatelle ? C'est ce qu'aura le loisir de supposer tout enfant...

Dès lors, le registre du père symbolique interdicteur, résultant de la fameuse métaphore paternelle où, par substitution, le désir de la mère se tourne, ailleurs, vers le phallus paternel (comme potent ou impotent) est fortement pondéré, tamponné par ces deux autres dimensions. Que recouvre cet x, cet inconnu phallique ? Y-a-t-il total recouvrement avec le Nom-du-Père ? Et du reste, malgré une certaine vulgate lacanienne qui ne veut entendre parler de langage et de symbolique que du côté «du père», Lacan ne se prive pas de noter que cette opération ne peut advenir qu'à la condition d'une mère symbolique qui joue le jeu de l'absence/présence au près de l'enfant et l'introduit aussi par là même à la langue. Ce passage nécessaire de la nature à la culture qui, selon Lévi-Strauss règle la structure élémentaire de la parenté autour de la loi de l'exogamie et de la prohibition de l' inceste trouve ici la matrice de son écriture. Mais le fantasme du père mort, en tant que jouissant de toutes les femmes comme dans Totem et Tabou repose encore sur un mythe qui ferait accroire que ce meurtre pourrait donner accès à la chose sexuelle comme jouissance toute et transparente. Eh bien justement, c'est cette incongruence, cette opacité sexuelle que va retenir désormais Lacan qui ne cessera de tempérer toute entreprise totalitaire symbolisante, marquer la limite «réelle», l'impossible ou l'incommensurable de toute écriture du rapport sexuel. Qu'en est-il de ce répartitoire homme/femme ? Comment se règle l'appartenance de ces supposés classes ? Et, par conséquent, comment se subjectivent, désormais, ces noms de père ou de mère, ces noms de parenté, s'ils ne rentrent plus dans des catégories naturalistes, universelles ou essentialistes pré-formatées autour de la fonction phallique ?

"Le mythe d'Oedipe ne nous enseigne rien du tout sur ce que c'est d'être homme ou femme". J. Lacan, l'objet de la psychanalyse, séance du 15 juin 1966.

"La métaphore paternelle, comme je l'ai dénommée depuis longtemps, couvre le phallus, c'est à dire la jouissance en tant qu'elle est du semblant. c'est bien en cela qu'elle est vouée à l'échec. Il n'y a pas de père symbolique, ne l'a-t-on remarqué, dans l'articulation dont j'ai différencié frustration d'une part,castration, privation de l'autre". J. Lacan, D'un discours qui ne serait pas du semblant, notes, séance du 9 juin 1971. "Ce que je propose est ceci, c'est poser que le langage a son champ réservé dans cette béance du rapport sexuel". J. Lacan, D'un discours qui ne serait pas du semblant, séance du 17 février 1971.

Si on se livre à un mouvement de feed-back ou de retour en arrière sur la périodisation de son enseignement, on s'aperçoit déjà que, dès 1953, dans une conférence prononcée au Collège Philosophique publiée sous le titre Le mythe individuel du névrosé, il existe des prémices ou des signes avant-coureurs de cette mise en question de l'Oedipe dans l'incomplétude de toute congruence symbolique.

Du triangle au quatuor

Dans ce texte, Lacan insiste fortement sur le dédoublement narcissique du névrosé qui a, pour conséquences qu'il ne se sent jamais vraiment à sa place, qu'il se trouve exclu de son vécu, désaccordé d'une existence où il se fait plutôt, par procuration, représenter par un autre. Il est toujours «à côté», supposant que l'autre est plus méritant, qu'il ne jouit d'une situation que par raccroc à tel point que son partenaire peut être entouré d'un halo d'irréalité. Se démarquant de cette fameuse triangulation, Lacan parlera précisément du quatuor du névrosé, faisant de la mort, de ce rapport mortel à sa radicale insuffisance, le quart élément qui s'insinue dans cet ordre prétendûment ternaire.

"Le système quaternaire si fondamental dans les impasses, les insolubilités de la situation vitale des névrosés, est d'une structure assez différente de celle qui est donnée traditionnellement - le désir incestueux de la mère, l'interdiction du père. Je crois que cette différence devrait nous conduire à discuter l'anthropologie générale qi se dégage de la doctrine analytique telle qu'elle est justement enseignée. En un mot, tout le schème de l'Oedipe est à critiquer."

Et cette figure du dédoublement affecte également l'approche de l'agencement familial qui ne se réduit pas à un Nom-du-Père majusculement mythique dans sa référence (il est réduit à des minuscules) mais s'ouvre, déjà, vers une recomposition, une pluralisation des noms-du-père. Le complexe d'oedipe, du reste, est plutôt posé comme symptômatique que structurant pour l'enfant qui pourra très vite percevoir le décalage, la discordance entre ce qu'on peut attendre d'un père digne de ce nom (et qui n'en aît pas simplement que le titre ou l'usage d'un prête-nom !) et sa «réelle» position de père carent ou humilié.

" L'assomption de la fonction du père suppose une relation symbolique simple, où le symbolique recouvrirait pleinement le réel. Il faudrait que le père ne soit pas seulement le nom-du-père, mais qu'il représente dans toute sa plénitude la valeur symbolique cristallisée dans sa fonction. Or, il est clair que ce recouvrement du symbolique et du réel est absolument insaisissable. Il y a toujours une discordance extrêmement nette entre ce qui est perçu par le sujet sur le plan du réel et la fonction symbolique. [...] Dans le cas des névrosés, il est très fréquent que le personnage du père, par quelque incident de la vie réelle soit dédoublé. Soit que le père soit mort précocément, qu'un beau-père s'y soit substitué, avec lequel le sujet se trouve dans un rapport plus fraternisé. [...] Soit que ce soit la mère qui aît disparu et que les circonstances de la vie aient donné accès dans le groupe familial à une autre mère qui n'est plus la vraie."

Noeudipe dans sa version nodale

L'écriture du noeud borroméen va, sur la fin de son enseignement, tenter d'inscrire ce non-rapport dans la mesure où il n'y a pas de couplage, de réciprocité du passage d'une des consistances dans le trou que lui offre l'autre. La dimension du «réel» viendrait marquer ce point d'impossible ou de perte qui déborde, troue toute complétude symbolique dans la bi-partition sexuée. Ainsi, entre le Nom-du-Père que la mère peut traduire par un dire-non à l'enfant et l'établissement d'une logique dichotomique (de type binaire oui/non) qui établirait deux classes homme/femme, il y a hiatus.

" Ce qu'il appelle la réalité psychique a parfairement un nom, c'est ce qui s'appelle le complexe d'Oedipe. [...] Ce par quoi avec le temps j'ai tenu de procéder vient de ceci que je crois de ce que Freud a énoncé, non pas, dis-je, le complexe d'Oedipe est à rejeter, il est implicite dans le noeud tel que je le figure du symbolique, de l'imaginaire et du réel. Il est implicite en ceci, que pour avoir le même effet, et cette fois au minimum, il y suffit d'y faire passer en ces deux points ce qui était dessous:dessus. En d'autres termes, il faut que le réel surmonte, si je puis dire, le symbolique, pour que le noeud borroméen soit réalisé. [...] Il ne s'agit pas d'un changement d'ordre, d'un changement de plan entre réel et symbolique, c'est simplement qu'ils se nouent autrement..Se nouer autrement, c'est ça qui fait l'essentiel du complexe d'Oedipe et c'est précisément en quoi opère l'analyse elle-même." J. Lacan, R.S.I., séance du 14 janvier 1975.

Dans ce passage, justement, il y a là une critique très serrée, très pesée ou pondérée de la réfèrence à l'Oedipe qui n'est pas maintenu comme dogme infaillible mais n'est pas non plus renvoyé aux calendes grecques. Il est remis à sa place en étant mis sens dessus-dessous, dans le jeu des deux dimensions symbolique / réel. Cette modalité du «surmonter» n'est pas à entendre comme la réintroduction, dans l'équivalence borroméenne des trois dimensions, d'une nouvelle hiérarchie par inversion - le réel affecté d'une valeur dominante - mais comme simple effet topologique d'un point de sujet ou de «surjet» dessus / dessous. On ne peut pas rigoureusement dire que Lacan passe outre le complexe d'Oedipe mais il en produit une réécriture qui outre passe la version freudienne en supplémentant le trou du symbolique (interdit de l'inceste) par la torsion du réel (un dire sur l'inconvenance du rapport sexuel qui excède toute réduction symbolisante).

"Ce qu'il faut arriver à bien concevoir, c'est que c'est ce trou du symbolique en quoi consiste cet interdit de l'inceste. Il faut du symbolique pour qu'apparaisse individualisé dans le noeud ce quelque chose que moi je n'appelle pas tellement le complexe d'Oedipe - ce n'est pas si complexe que ça - j'appelle ça le Nom-du-Père, ce qui ne veut rien dire que le père comme nom, non seulement le père comme nom mais comme nommant. Il y a quand même un pas de plus à faire, sans quoi on ne comprend rien au lien de cette castration avec l'interdit de l'inceste : c'est de voir que le lien, c'est ce que j'appelle le non-rapport sexuel. Quand je dis le Nom-du-Père, ça veut dire qu'il peut y en avoir, comme dans le noeud borroméen, un nombre indéfini. [...] Mais peut-être, ces noms du père, pouvons nous spécifier qu'il n'ya pas après tout que le symbolique qui en aît le privilège, qu'il n'est pas obligé que ce soit au trou du symbolique que soit conjointe la nomination". J . Lacan, R.S.I. , séance du 15 avril 1975.

Ainsi, pourrait-on considérer que Lacan, par l'écriture de ce «réel» de la sexuation, a tenu à aller au-delà du forfait oedipien en s'écartant de la conception d'un éros unifiant et fusionnel auquel serait resté «ligaturé» Freud. En ce sens il aurait interprété le complexe d'Oedipe comme un rêve freudien... tout en avouant, de manière émouvante et pathétique dans son tout dernier séminaire La topologie et le temps (séance du 19 décembre 1978) qu'il

"avait rêvé ... oui rêvé en somme à ce qu'il en est du noeud borroméen".

Si, à notre tour nous interprêtons ce «noeudipe borroméen» comme un rêve de Lacan, il nous semble qu'il apparaît comme la trouvaille d'un «noeudipaien» qui condense le nécessaire de l'interdit incestueux et l'impossible du rapport sexuel. La position Nom-du-Père (dans son lien avec sa supposition religieuse) se sera décliné jusqu'à ce titrage nodal : il est pluralisé au point même de perdre tout privilège singulier voire toute raison à être appelé ainsi ... et la symbolisation file, de façon plus minimale vers la nomination. Cette réécriture dissout tout pré-supposé, toute supposition d'une quelconque logique bi-partitive sexuée. Façon de retrouver, au terme du périple, cette formule de départ qui avait déclenché toute l'affaire oedipienne : tu n'es qu'un enfant supposé !

Petite bibliographie à l'usage de ceux qui souhaitent en savoir plus :

- Guy Rosolato, Essais sur le symbolique, Paris, Gallimard, 1969.

- Moustapha Safouan, Etudes sur l'Oedipe, Paris, Seuil, 1974.

- Joël Dor, Introduction à l'oeuvre de Lacan, Paris, Denoël, 1985.

- Guy Le Gaufey, L'imcomplétude du symbolique, Paris, E.P.E.L. 1991.

- Erik Porge, Les Noms du Père chez Jacques Lacan, Toulouse, Erès, 1997.

- Michel Tort, Fin du dogme paternel, Paris, Aubier, 2005.