L'impensable

L'impensable…

Notre groupe de recherche s’inscrit dans la logique des questions qui avaient surgi dans la suite du procès du réseau de pédophilie à Angers : certains enfants ont été abusés sexuellement et maltraités, alors qu’ils bénéficiaient d’une mesure d’Assistance Educative en Milieu Ouvert judiciaire. Pourtant, ces mesures apparaissent avoir été sérieusement conduites. Sans prétendre répondre de manière exhaustive aux questions qui ont pu se poser, nous avons voulu ainsi contribuer à leur exploration.

Dans ce groupe de travail, nous avons ainsi réexaminé des mesures d’A.E.M.O qui sont achevées. Ces mesures ont été choisies par ceux qui y intervenaient, parce qu’il subsistait pour eux une question forte, restée en suspens, une fois leur terme échu. Les situations d’Axelle, Julie, Martine, Flora (les prénoms ont été changés pour préserver l’anonymat) ont donc été jusqu’alors étudiées, chacune durant trois séances de deux heures.

Dans les deux premiers cas il s’agit d’abus sexuels graves (liés au « réseau de pédophilie » d’Angers), qui se sont révélés tardivement. Pour Axelle et Julie, nous découvrons ainsi plusieurs mois après le début de l’A.E.M.O, que ces enfants étaient abusées pendant l’exercice de la mesure, sans que cela ait été perçu par les intervenants et le service. Dans le cas de Martine, il s’agit d’une maltraitance grave (coups et sanctions sur un mode sadique), qui se découvre plus tard, selon la même configuration. Enfin la quatrième situation, celle de Flora, a été retenue dans notre groupe pour des raisons un peu différentes, car elle pose une autre question : bien qu’une maltraitance sérieuse a été repérée par le service et prise en compte par le juge des enfants, un jugement en appel de la décision de protection (placement à l’Aide Sociale à l’Enfance) prise par le juge annule cette mesure, et l’enfant reste alors à la garde de ceux qui étaient reconnus comme maltraitants.

Loin d’une analyse statistique à partir de catégories établies à priori et quantifiables, nous avons opté pour une approche au « un par un », dans laquelle les outils d’analyse se forgent en s’ajustant à la singularité de la situation.

En revenant sur le travail conduit, nous avons voulu repérer de quelle manière, et pour quelles raisons, quelque chose n’aurait pas été éventuellement entendu, perçu et transmis par les intervenants durant le traitement de ces mesures, Si c’était le cas, nous avons voulu caractériser ce « quelque chose », pour en tirer enseignement, tant du point de vue du « cas » que de celui de notre manière de travailler. Chaque « situation » a fait ainsi l’objet d’un écrit qui relate l’analyse que nous en avons faite.

Il nous a paru utile d’essayer de repérer et de formuler dès maintenant ce que nous avons pu dégager comme « constantes », au point où nous sommes de notre travail dans l’étude de ces quatre mesures. Le petit nombre de mesures pris en compte nous paraît compensé par le caractère approfondi de leur approche, et par le fait que ce que nous y avons découvert a eu un effet d’ouverture pour tous les participants de ce groupe, qui s’étend à l’ensemble de leur expérience. Il s’agit pour nous davantage de « faire entendre » la complexité humaine avec laquelle nous travaillons, que d’en faire la preuve objective, si tant est que cela soit possible. Ce travail est donc aussi une manière de contribution aux enjeux actuels sur l’évaluation des pratiques.

1) Un axe fort : le « réel » surgit, entre allusion et effraction.

De notre étude, il se dégage un axe fort, commun à ces quatre situations : dans tous les cas, il y a un moment où la personne qui intervient rencontre quelque chose de l’ordre d’un « réel »(*) qui jette le trouble, dans sa relation et son travail avec l’enfant ou les parents. Ce qui se présente alors suscite un malaise, apparaît inconcevable, et ne peut être que difficilement « pensé », sauf en s’aventurant hors des catégories du jugement et du sens communs.

(*)Il s’agit d’un concept de la psychanalyse lacanienne qui, outre l’acception commune de ce terme, désigne ce qui dans l’expérience est hors langage. Pour cette raison, le surgissement du réel peut avoir dans certains cas un effet traumatique, au sens où il excède les possibilités du sujet de l’intégrer dans un discours qui fasse sens pour lui. « Le réel, c’est l’expulsé du sens » (J.Lacan RSI).

Dans l’approche de nos situations, nous avons pu discerner que le surgissement de ce « réel » se caractérise de deux manières :

D’abord, ce « réel » peut surgir de manière incidente, à partir d’une parole allusive ou d’un comportement troublant : ainsi la mère d’Axelle, qui indique un jour à l’éducatrice qu’elle va la conduire chez son père en se justifiant d’un « comme ça, on verra si il a changé », alors qu’elle ne cesse de clamer qu’il abuse de sa fille, et qu’il est hors de question pour elle de lui permettre de la voir. Elle parle de tout cela d’une manière si obsédante, si envahissante, en confondant sans cesse sa propre histoire (elle a été abusée étant enfant) et la vie d’Axelle, que son propos apparaît très confus, très imaginaire, voire délirant ; mais il apparaîtra ensuite que cette femme participait, avec le père d’Axelle aux abus sexuels dont celle-ci était victime de la part de nombreux adultes, outre ses parents. On rencontre aussi ces évocations allusives chez le beau père de Julie, qui accuse le père de l’enfant d’abuser d’elle, et qui peut dire alors dans un propos très troublant : « même moi qui ne suis pas son père, je ne ferais pas une chose pareille ». Il s’avérera plusieurs mois plus tard qu’il abusait de Julie, dans le cadre du réseau de pédophilie.

Ces paroles et ces comportements apparaissent très équivoques et difficiles à qualifier sur le moment. Lorsqu’il s’agit d’une parole, elle est énoncée sur le mode d’une allusion qui met mal à l’aise (Julie), car elle fait surgir la possibilité qu’une chose grave existe (un abus sexuel), chose qu’elle rend en même temps impossible à préciser à cause du caractère très flou de son contenu (Julie parlait également de son « papa », en désignant son père, mais elle appelait aussi son beau père de cette manière). La personne qui entend peut être aussi en difficulté parce que cette parole semble exprimer quelque chose de très imaginaire et davantage évoquer une crainte envahissante qu’une réalité (la mère d’Axelle). Lorsque c’est un comportement « équivoque » (la relation d’exclusivité du beau père de Julie, qu’il voulait toujours auprès de lui), il conduit à douter de ce qu’on ressent (une proximité malsaine) car la forme extérieure de ce comportement n’est pas en elle-même clairement pernicieuse. On peut croire simplement à une relation trop exclusive. De même l’intensité du collage entre Martine et sa mère apparaît bien pathologique, sans que pour autant la dimension maltraitante soit clairement avérée (au sens de ce qui s’est découvert ensuite).

Ensuite, il arrive que ce « réel » se rencontre de manière brutale, soudaine. Dans ces cas là quelque chose surgit massivement, jusqu’à faire littéralement effraction. Cela affecte certaines fois fortement, jusqu’à avoir pour la personne qui intervient des conséquences traumatiques (apparition d’une affection somatique en rapport direct avec l’évènement vécu chez un intervenant lors d’une visite à domicile). Dans certains cas, l’intensité est telle que cela peut conduire à considérer qu’il faut changer d’éducatrice (la colère haineuse de la mère de Martine envers l’éducatrice chargée de la mesure).

Or, il apparaît dans l’étude que nous avons menée de ces mesures la chose suivante : ce qui surgit à ce moment sous cette forme allusive ou massive, ce « réel », se révèlera être en rapport étroit avec le problème qui s’est découvert par la suite (l’abus et la maltraitance), dont il est une manifestation. Ce rapport n’a été possible à établir dans notre recherche, que parce que nous avions connaissance de ce qui s’est dévoilé après coup.

Nous avons pu faire à partir de là un autre constat d’importance : en raison de la nature fondamentalement « répulsive », car impensable et inouïe de ce qu’elles entraperçoivent alors, les personnes qui intervenaient ont eu ensuite beaucoup de difficultés à en inscrire la perception dans le cours de leur travail, à lui donner une lecture, un statut. Ce moment s’est trouvé alors ensuite comme mis « entre parenthèse », isolé de la construction élaborée.

Il nous a paru important de pouvoir décrire et caractériser plus précisément ce qui a alors surgi, et qu’on a pu isoler dans l’après coup au sujet de la nature de cette rencontre avec le réel, ainsi que ce que nous avons pu saisir du processus qui a conduit à ne pouvoir le prendre que très difficilement en compte par la suite.

2). Le réel d’un sexuel obscène, de la violence, de l’abandon

Si on tente de cerner ce qui caractérise ce « réel », on repère qu’il s’articule dans les quatre situations à celui d’une « jouissance » (**)   hors limite : elle peut être de nature sexuelle (Axelle, Julie), elle peut être plus archaïque, plus difficile à caractériser (Martine), se concrétisant par un mode de relation maltraitant et très pathologique, elle peut enfin s’articuler à une expérience subjective extrême, face à laquelle les repères symboliques

(** La  «  jouissance » dont on parle là n’est pas à confondre avec le plaisir. Ce terme de jouissance est utilisé ici dans le sens que lui donne la psychanalyse lacanienne : une composante majeure du fonctionnement psychique qui s’articule au réel du corps. Elle inclut le sexuel et ce qui en outrepasse et en transgresse les limites. Elle inclut également ce qui excède les possibilités de la parole, la part hors langage, sans se réduire pour autant à cela : d’une façon plus fondamentale, elle désigne le réel du vivant, de la vie.

habituels vacillent (Flora et l’expérience de l’abandon). Dans notre approche de ces « situations », trois directions se sont donc ainsi proposées à nous :

La jouissance incestueuse

D’abord, dans les deux cas où la dimension de la jouissance sexuelle est en jeu, elle est de nature incestueuse (Axelle, Julie). La personne entraperçoit de manière soudaine et fugitive, à travers un dire très difficile à interpréter, que l’enfant peut être l’objet sexuel d’un adulte proche (cf. les textes relatant ces cas). Quelque chose est alors entendu, mais le propos tenu reste très équivoque. On doute ensuite de son exactitude, voire même de l’avoir entendu. On en distingue également difficilement le registre : il est alors impossible de savoir s’il s’agit de quelque chose qui est d’ordre imaginaire, ou bien d’une réalité. Le doute qui surgit est d’autant plus fort que ce qui est évoqué suscite la répulsion (l’utilisation sexuelle d’un enfant). Il est en effet question là de choses qui sont fondamentalement proscrites et qui sont inconcevables. Le fait qu’elles apparaissent pouvoir s’être réalisées, sans qu’on ait cependant le moindre élément « objectif » pour asseoir une conviction, renforce l’impression d’irréalité, et suscite alors le rejet (du type : « non, ce n’est pas possible, ça ne peut pas être ça ! »).

Le caractère gravissime du problème perçu entre en conflit logique avec la dimension ténue, fugitive et équivoque du propos qui l’indique : il existe une contradiction entre le contenu de son énoncé, et la manière allusive dont il est énoncé, qui lui donne une allure anodine, banale. Cela induit le fait même de douter de son importance : sans doute que le sujet qui parle ainsi transmet à son insu à la personne qui l’entend le rapport de proximité familière, habituelle et admise pour lui (le beau père de Julie), qu’il entretient avec une chose qui n’aurait dû jamais se produire, et qui devrait rester absolument proscrite (l’inceste). En effet, il apparaît alors incroyable que cette chose puisse exister à qui entend ce propos. Lorsqu’il s’agit d’un comportement équivoque, le même conflit s’instaure.

L’incidence de ce conflit est majorée par le fait que le cadre de notre exercice n’est pas celui d’une enquête, qu’elle soit sociale ou à fortiori policière. Nous sommes dans le cadre d’une « assistance éducative », dans lequel il s’agit d’apporter « aide et conseil », selon la formule même de la loi qui définit ce cadre. Cela demande un certain consentement de la part des personnes concernées, consentement qu’on cherche à soutenir, et qu’il est difficile de faire voisiner avec des positions inquisitrices. Elles ont souvent comme conséquences de susciter la méfiance et d’appauvrir considérablement les possibilités de travail.

Notre étude nous indique pourtant la nécessité de prendre en compte ces choses, aussi équivoques et incertaines soient-elles. Nous tenterons de dessiner les quelques pistes qui se sont dégagées pour nous quant à la manière de le faire.

L’intrusion et le forçage

Ensuite, dans deux autres cas (Martine, Flora), il s’agit d’un mode de jouissance qui se concrétise par l’intrusion et le forçage. L’enfant apparaît être un objet dont le parent dispose sans limite: Il « accède » au corps de son enfant par la violence (les coups), ou bien par l’imposition d’un mode d’être et par un forçage subjectif qui va jusqu’à façonner sa présentation physique, ses paroles, sa pensée (Martine et la couleur de cheveux, l’épisode de l’hématome). L’enfant, apparaît alors être un objet qui n’est pas « séparable » de l’être même de l’adulte, une sorte « d’annexe » de cet autre qui s’impose « absolument » à lui. Il s’agit d’une relation de collage  qui se caractérise par la négation de sa subjectivité et de son intégrité physique (Martine, Flora), à laquelle cette enfant ne peut faire autrement que se soumettre. Ce mode de relation s’articule dans ces deux cas à une psychopathologie parentale lourde. Il suscite alors chez la personne qui le rencontre une forme de paralysie, de sidération, face à un lien qui s’impose avec tant de force et de manière si absolue (Martine). L’idée de le rompre apparaît injustement délétère, d’autant plus que ce collage s’append à tout un discours où l’amour est sans cesse  affirmé, et en apparence confirmé par l’enfant qui y répond : Quelque chose du « réel » de cette relation s’impose alors au point qu’il devient difficile à l’intervenant de pouvoir le penser, et de concevoir qu’il puisse en être autrement.

L’abandon

Enfin, dans le cas de Flora, il s’agit de la confrontation avec un « réel » qui confine à une expérience subjective limite, à une réalité douloureuse et angoissante pour chacun : le sentiment de déréliction en rapport avec l’abandon, le « laisser tomber » de l’autre, puis avec la rencontre du vide radical de l’autre, lorsque cet autre dont est attendue une « présence secourable », se révèle rejetant et maltraitant : lors d’une visite à domicile, l’enfant est violemment poussée vers l’intervenant par son grand oncle pourtant perçu comme affable et aimant, poussée accompagnée d’une parole agressive de rejet. Elle s’accroche alors physiquement à l’intervenant qui, obligé de la laisser et de repartir, va développer une dermatose aigüe sur la zone où cette enfant s’est agrippée. C’est la vérité de cette violence, niée, celle aussi de leur rejet que cet évènement entre autres indique, qui n’a pu être prise en compte par la Cour d’Appel, tant elle est en contradiction avec l’image donnée par ailleurs par ces personnes ainsi qu’avec la compassion qu’elles suscitent (ce que leur avocat a su avec conviction mettre en valeur).

Dans ces quatre mesures, on entraperçoit ainsi autant de points d’angoisse, voire d’horreur, qui sont suscités chez l’intervenant par le réel rencontré dans ces situations. Ils auront des conséquences sur la manière dont l’intervention sera ensuite conduite.

3) Un moment clé

Dans tous les cas, dans notre étude, on repère donc au moins un moment clé, qui a été précisément identifiable dans l’après coup. C’est un moment où s’éprouve l’impression d’être face à quelque chose de soudain et d’inouï. Cela peut être sidérant en même temps que fugitif (Axelle, Julie), ou bien brutal et massif (Martine, Flora). Dans tous les cas, cela fait vaciller chez l’intervenant les repères habituels de son jugement.

La personne qui fait cette expérience est ensuite en manque de mots pour dire et nommer ce qu’elle vit (comme on le dit de quelque chose que « ça laisse sans voix »). Elle ne peut donc vraiment la penser. Cette expérience est alors tue, voire ignorée, jusqu’à être « clivée ». Elle est ressentie de manière confuse, sur le mode du malaise, voire de l’angoisse, ce qui suscite l’envie de s’en écarter. De plus, on peut supposer aux collègues de travail, d’une manière qui n’est pas toujours projective, une réticence à entendre parler de ces choses là. La gêne, l’impression d’évoquer des choses déplacées et floues, renforcent alors la mise sous le boisseau de ce qui s’est vécu. Cette impression est d’autant plus forte que ces choses sont éprouvées de manière intime et personnelle. Cela peut conduire à craindre de s’exposer trop lorsqu’on on en parle, tant il est difficile de distinguer dans ce que l’on ressent sa part propre et ce qui appartient à ce qu’on a rencontré dans la situation. Cela culmine dans l’histoire de Flora, où il a été difficile pour la personne de parler de ce qui l’affectait jusque dans son corps même, là où s’est ressenti de manière aigue la violence du rejet et de l’abandon présents au cœur de l’histoire de l’enfant. Il a fallu plusieurs réunions de travail dans le service pour faire entendre l’acuité de la dimension maltraitante de ce que subissait l’enfant, tant elle demeurait sous-jacente à des conditions qui apparaissaient par ailleurs favorables, si on s’en tient à des critères d’observation ordinaire ou socioculturels.

Cette expérience suscite des sentiments forts, parce qu’elle fait approcher une certaine horreur (l’inceste, l’abandon, la haine, la négation violente de l’altérité de l’autre). Cela peut conduire à son rejet, à son oubli, à l’insu même de ceux qui en sont affectés. Or, dans cette opération, se perd aussi la possibilité de reconnaissance de ce bout de « réel » propre à la situation de l’enfant et de ses parents : ce repérage passe en effet en partie par la possibilité pour la personne de dire et reconnaître ce qu’elle en a éprouvé, en termes d’émotions et de pensées. C’est ce processus que nous avons approché dans notre groupe de travail.

4) « L’extime » (***)

La rencontre avec le « réel » particulier à ces situations étudiées, est une expérience qui ne laisse pas indemne. Elle renvoie à la sexualité infantile, à l’obscénité de la « perversion polymorphe » (au sens pré-oedipien et freudien de ce terme), à l’horreur devant l’absence de l’autre, c'est-à-dire imaginairement à la mort. La difficulté qu’on peut éprouver à rencontrer ces choses dans notre travail et à les prendre en compte, est très exactement à la mesure du fait qu’elles entrent en écho en soi avec ce qui demeure pour chacun toujours inquiétant et difficile à cerner. Il n’y a rien de pathologique à cela. Il s’agit de choses en lien avec des aspects cruciaux de l’existence, vis-à-vis desquels nous tentons tous d’inventer une réponse qui nous est propre.

Dans ce travail nous percevons ainsi que « l’accès » au problème « extérieur »  que l’on doit traiter (le réel d’une sexualité obscène, celui d’une violence destructrice dans lesquels l’enfant est plongé, celui aussi du rejet de l’autre), passe d’abord par la résonnance de cette dimension telle qu’elle est suscité à « l’intérieur » de soi. Or par nature, c’est une dimension qui se donne toujours comme opaque, énigmatique, puisqu’elle s’articule à ce qu’il

(***) Terme forgé par Lacan pour évoquer ce à quoi on ne peut directement accéder en soi, ce qui est de l'ordre d'un « intérieur exclu ».

a fallu que nous refusions, que nous refoulions (l’obscénité, la barbarie), pour pouvoir nous construire comme sujets en lien avec les autres. Elle touche au franchissement des interdits fondamentaux sur lesquels sont construites la subjectivité et la socialité humaines. Nous entretenons donc avec elle un rapport fondamentalement problématique, toujours personnel, qui peut être quelque fois ressenti comme périlleux (le malaise, le dégout, la colère ou la sidération, l’angoisse, sont les affects qui l’indiquent). Elle nous demeure toujours « intimement étrangère ». Pour cette raison, la rencontre avec cette dimension là, qu’elle s’annonce à nous de manière allusive ou qu’elle fasse effraction, ressuscite à « l’intérieur » de soi un refus, dans le surgissement du vœu de ne pas y être mêlé, de ne pas en participer, et de ne rien savoir de ce qu’on sait pourtant un peu. Ce refus, c’est en fait celui de notre propre réel, de ce que nous en appréhendons à travers ce que ces situations suscitent. Toutes proportions gardées et seulement par analogie, on peut comparer cela à un travail dans lequel on manipule des produits répulsifs et dangereux, qu’on pourrait identifier en en mesurant d’abord les traces sur soi, même si elles sont infimes.

La prise en compte de ce réel propre à l’enfant, à ses parents et à sa situation, passe donc d’abord par l’accès à ce qu’il suscite en soi, c'est-à-dire avant tout par le rapport que nous entretenons avec notre propre « réel ». Cela nous conduit à affirmer que la dimension de l’implication subjective de l’intervenant est non seulement une donnée incontournable, mais qu’elle est surtout un chemin qui demande à être reconnu et considéré, qui nécessite qu’on en prenne soin. Car cette part humaine d’inhumanité qu’on approche dans notre exercice, nous touche tous profondément. C’est « l’horreur commune » que nous avons tous en partage, à partir de quoi nous pouvons prendre la mesure du sort qui est fait aux enfants qu’on désigne à notre attention.

C’est un point « d’extimité », qui est fondamentalement paradoxal : il s’agit de quelque chose qui touche intimement, mais qui est en même temps éprouvé comme absolument hétérogène et extérieur à soi. Pour cette raison, nous n’accédons pas à cela de manière aisée et immédiate. Dans certaines situations étudiées dans notre groupe, il a fallu plusieurs séances, pour que surgisse cette articulation, qui donne alors une intelligibilité nouvelle et tout son poids aux enjeux en présence : nous avons alors saisi beaucoup mieux le cœur de la situation de l’enfant, en même temps que se découvrait ce point de « réel » qui restait hors discours et donc hors « pensée », dans lequel l’intervenant était pris. Cela requiert une orientation de travail qui inclut la reconnaissance de cette dimension là, une dimension d’insu, et qui permet son surgissement dans la parole et dans la confiance.

5). Quels enseignements…

La distinction « professionnel-personnel »

Tout d’abord, ce que nous avons approché révèle le caractère très partiel de la distinction « professionnel - personnel ». C’est une fiction. La « situation » est professionnelle, mais le support véritable de la mission est bien la personne qui se prête à sa réalisation. Comment respecte-t-on cette nécessaire implication de la personne, comme ces exemples le révèlent ? Sans doute, ce qui est à prendre en compte n’est pas la personne de l’intervenant en elle-même. Elle doit l’être dans son articulation à son travail, au sens où elle se prête, au cœur de la relation avec les enfants et les parents, à ce que « passe » cette part de ce qu’ils sont, qui est à appréhender et reconnaître pour pouvoir les aider. Cette part se discerne en partie dans la manière dont l’intervenant peut en être affecté, dans ses émotions, et les pensées qui le traversent. Il y est également l’objet de mouvements transférentiels forts, du côté de l’amour, de la haine, ou du rejet. Il est important qu’il puisse repérer à quel place il est ainsi « puissamment » mis dans ces relations, pour pouvoir mieux s’y orienter, sous peine d’en être agi à son insu. Comment prendre en compte toutes ces choses dans notre travail ? Si elles se discernent en partie au travers de ce qu’elles suscitent en soi, on doit pouvoir en exprimer quelque chose, ce qui n’est possible que dans un contexte de travail où le respect est authentique.

L’hétérogénéité de la jouissance

Ensuite, nous avons pu mesurer la dimension absolument « hétérogène » de ce « réel de la jouissance » tel qu’on le rencontre dans ce travail de protection de l’enfance. A chaque fois, il prend des formes inattendues, inédites, inconcevables l’instant d’avant son surgissement, car il touche au cœur ce qui est « impensable » dans notre condition humaine.

En prendre la mesure est une opération qui passe par la prise en compte de ce que cet « impensable » réveille en soi. De ce point de vue, il n’y a pas de savoir, qu’il soit psychopathologique ou psychiatrique, qui puisse permettre d’en prévoir le surgissement, et de se prémunir à l’avance du vacillement que cause ce qu’on y rencontre. Dans l’optique du débat actuel sur l’évaluation des pratiques, ce que nous épinglons là comme étant de l’ordre d’un « surgissement du réel », nous paraît rebelle à tout abord fondé sur des catégories préétablies, chiffrables, ou dont la liste pourrait être tenue à priori. Il ne relève pas de ces approches. Elles risquent au contraire d’en masquer les indices, tant ils sont toujours du côté de l’imprévisible, de l’inouï et du singulier. Ces choses demandent une attention en éveil, disponible à ce qu’on peut peiner à concevoir et à supposer, dans une disposition d’esprit aux antipodes des prévisions fournies par des critères préétablis, quantifiables ou non, qui en anticiperaient les contenus. Tenter de prévoir l’imprévisible en le catégorisant à l’avance, est le plus sûr moyen d’en rater l’émergence. L’imprévisible n’est pas l’imprévu (qui, lui, peut quelque fois être anticipé). Par définition, l’imprévisible est ce qu’on ne peut pas prévoir, ce qu’on ne peut pas penser à l’avance. Un autre chemin est par contre d’en concevoir la possibilité, de rester éveillé et averti, en incluant dans notre approche ce rapport essentiel à ce que nous n’imaginons pas, à ce que nous ne savons pas.

Comment s’orienter alors ? Il nous paraît possible de le faire à partir d’un autre savoir, c’est à dire celui qui est dans la réalité singulière de l’enfant et de ses parents. Outre les observations qui peuvent se constituer en extériorité, ce savoir « passe » dans les rencontres avec eux, au cœur de la relation que nous entretenons avec eux. Elle devient le lieu d’émergence de ce « savoir » singulier (présent dans les comportements, les paroles, les évènements). C’est ce qui donne sa dimension essentielle à cette relation et à la manière dont l’intervenant peut s’y orienter. C’est un savoir à construire à plusieurs. Il se déduit de l’opacité qu’on approche, de ce qu’on voit mais qui ne nous regarde pas, de ce qu’on écoute mais qui s’entend mal, et de ce qu’on éprouve sans le savoir toujours clairement. Ce n’est possible qu’ à partir d’une orientation de travail qui laisse sa place à cette « part obscure » qui est d’abord une part « d’insu », en permettant qu’elle se dise, qu’elle se nomme, même si elle ne peut jamais l’être complètement.

Au point où nous sommes de ce travail, nous isolons donc l’importance de ce point vif du « trop de jouissance ». C’est un point qui dans sa structure même se refuse à être reconnu, qui se refuse à la parole, puisque par nature, cette « jouissance hors limite » cherche d’abord à « se jouir » hors de toute limite, à commencer par celles du langage et de la pensée : ce sont des choses qui ne se disent pas, elles se font, sous la menace ou dans la complicité perverse, ou bien encore dans l’immédiateté du passage à l’acte. C’est ce qui cause d’ailleurs cet arrêt de la pensée qui peut rendre coi celui qui les rencontre dans son travail, comme nous l’avons perçu dans notre étude.

Penser l’impensable ?

Comment traiter ce point là ? Sans doute par son antipode : au « trop de jouissance » qui ne se pense pas, opposer un « ne pas jouir » qui implique l’espace même de travail, en y permettant le déploiement de la pensée. Il est important à cet égard de mettre en place des temps de travail institués, où l’on accepte de « perdre » du temps, où l’on accepte d’en passer par l’imprécision du balbutiement pour dire et penser ce qui cherche à rester « entairé », ce qui refuse à se concevoir parce que ça semble incongru, déplacé. Il est urgent d’aménager ces espaces et ces temps de travail « ouverts », dans lesquels la recherche d’une solution et d’une réponse immédiates n’envahit pas trop les échanges, des temps où l’on essaye surtout de « penser ensemble » (belle et juste formule trouvée par le D.E.S.P.A de l’Association de Sauvegarde de l’Enfance et de l’Adolescence d’Angers) les situations qu’on rencontre en en parlant, pour que se conçoive et s’entende la part « maldite » qui s’y loge. Il est nécessaire alors que dans ces temps particuliers ne s’exercent pas des logiques d’évaluations normatives et hiérarchiques : ce peut être la réponse de l’institution sur ce mode du « ne pas jouir » (ce qui équivaut pour l’institution à ne pas « utiliser » ces temps pour un autre enjeu que celui d’y parler de ce à quoi les intervenants ont à faire dans leur travail), au sens où elle accepte une absence de contrôle direct sur ces moments d’élaboration tout en les reconnaissant.

Ce travail ne peut être de l’ordre d’une formation, qui conduirait à l’établissement d’un programme en vue d’une compétence  à acquérir. Ce serait encore une illusion. Car le rapport que nous entretenons avec ces dimensions (l’infantile, tout ce qui touche aussi à ce qu’on épingle de l’expression freudienne de  « perversion polymorphe ») est toujours à travailler et à ré-ouvrir. De l’insu, de l’impensable, de l’obscène, il y en a toujours quand on rencontre cette complexité humaine dans ce travail de protection de l’enfance. Tâche impossible donc, qui est pourtant en l’espèce celle à laquelle nous devons nous consacrer : comment penser ce qui ne cesse de se donner comme impensable ? Un des moyens de ne pas pouvoir le faire serait sans doute de croire, là encore, que l’impensable serait pensable et saisissable à priori, autrement que dans son surgissement et dans ce qu’il suscite alors. Rester en éveil vis-à-vis de cela et s’y ajuster, demande un accompagnement, à travers un dispositif de travail intégré à notre exercice de manière continue. Outre les réunions de synthèse et d’évaluation et à certaines conditions, le modèle de « l’analyse de pratique » peut correspondre à cela.

Dire, nommer, faire entendre

Pour notre groupe, cette étude nous permet de mieux cerner notre registre d’intervention. Cela a comme effet dans notre pratique de ne plus hésiter à dire et  faire entendre ce que nous rencontrons, aussi troublant et incertain que cela apparaisse. En parler dans le groupe de travail, mais aussi avec les sujets concernés, signifier ce que nous avons entendu et perçu, l’interroger, à chaque fois que c’est possible. Dire, écrire, sont des actes qui nous paraissent avoir une importance majeure, sans qu’ils aient à se régler sur la possibilité d’aboutir à une décision précise : le juge des enfants n’aurait certainement pas prononcé de mesure de placement à partir des éléments que nous avons repérés après coup dans ces mesures lors de notre étude, même si ils étaient directement en rapport avec l’abus et la maltraitance qui se sont dévoilés ensuite.

La valeur de ces éléments n’est pas à régler sur leur valeur d’utilisation judiciaire. C’est un autre des paradoxes que nous avons débusqué dans ce travail : dans ces questions d’abus sexuel et de maltraitance, nous avons pu repérer en relisant les situations de Martine, Julie et Axelle, qu’on se condamne le plus souvent au silence et à l’impuissance, si nous ne considérons que ce qui peut être judiciairement crédible ou que ce qui a une valeur « signalante » pour conduire à des décisions de protection. Sans en ignorer l’importance, nous ne devons pas nous enfermer dans une logique de l’enquête et du signalement.

L’enjeu de notre travail est au-delà : il est dans cette exigence de dire, de reconnaître, de nommer, d’entendre et de faire entendre, de faire ainsi exister une parole vraie dans des situations d’où elle s’est absentée, une parole qui ne soit plus sans conséquences. Car cette exigence qui suscite ce travail de la parole, peut ouvrir des interstices, des « jours », dans cette épaisseur opaque du réel : elle offre un appui à l’enfant, au parent, pour qu’ils puissent inventer un dire qui leur est propre, un dire qui leur permet de « penser » ce qu’ils vivent, et d’y prendre une autre place que celle d’être réduit à être « trop » cet objet de ce « trop » de jouissance. Nous participons ainsi dans notre travail à la possibilité de restituer à l’enfant les conditions qui l’aident à être lui-même : un sujet humain, qui peut se placer dans son expérience de vie d’une manière qui lui permette d’advenir ce qu’il est d’unique. Cela n’empêche en rien les décisions de protection qui doivent être prises quand elles sont nécessaires.

Une éthique du sujet

Car en même temps que cette exigence de dire, un autre enseignement majeur que nous retirons de ce travail nous est donné par Julie et Martine, qui ont été victimes l’une d’un abus sexuel, et l’autre d’une maltraitance gravissimes (dans le cas d’Axelle cette rencontre a eu lieu plus tard. Pour Flora, le service a été dessaisi de la mesure) : dans les moments qui suivront la découverte de ce qu’elles subissaient, alors qu’elles sont coupées de leur liens habituels, elles feront référence l’une à l’éducatrice du service, l’autre au psychologue, deux intervenants qui les écoutaient régulièrement, alors qu’elles subissaient le pire sans en rien laisser transparaître (hormis les éléments ayant conduits au signalement). Elles demanderont à les rencontrer, ceux là mêmes « qui n’avaient rien perçu » du sort qui leur était fait, pour pouvoir continuer de leur parler à nouveau, parce que cette rencontre et cet accompagnement, semblaient contre toute attente les avoir soutenues.

L’expérience d’une rencontre et d’une relation dans lesquelles on n’a pas cherché à utiliser leur confiance et leur parole, et dans lesquelles le respect a été au contraire essentiel, semble avoir été un repère déterminant pour ces enfants. Nous pensons qu’elles indiquent ainsi qu’elles ont fait là l’expérience d’une forme de « protection de leur enfance » : en l’espèce d’une relation humaine aux antipodes de celles qu’elles vivaient par ailleurs ; elles auront pu vivre un lien avec un adulte qui ne « jouissait » pas d’elles (au sens donc d’utiliser leur parole), ne serait-ce que pour accomplir sa « mission », et que c’est peut être cela qu’elles appelaient ainsi à nouveau.

A ce point de notre travail, il nous apparaît que la dimension la plus opératoire, la plus décisive et la plus concrète de notre exercice, c’est la mise en œuvre d’une manière de travailler qui respecte fondamentalement l’enfant comme sujet unique, dans la reconnaissance de ce qui différencie sa place de la nôtre. Nous pensons que cela peut être une manière de participer à sa construction subjective, à son expérience de vie, à partir du réel d’une rencontre avec un Autre qui peut faire date pour lui, parce qu’il y fait l’expérience de sa position de sujet. C’est bien le moins qu’on puisse attendre d’un travail de protection de l’enfance…

Jean-Pierre Leblanc

Psychologue psychanalyste

Février 2008

Groupe de recherche clinique du S.A.E.M.O :

S. BELLANGER Educatrice spécialisée S.I.O.E

M.P. CABETICH Assistante sociale S.A.E.M.O. Monplaisir

S. DURAND Educatrice spécialisée S.A.E.M.O. Saint Nicolas

J.L. HOUSSAIS Educateur spécialisée S.A.E.M.O. Monplaisir

V. GONTAN Psychologue S.A.E.M.O. Monplaisir

M. GUILMIN Psychologue S.A.E.M.O. Angers Patton

J.P. LEBLANC Psychologue S.A.E.M.O. Saint Nicolas

D. LEROY Educateur spécialisé S.I.O.E.

J.R. MARCHAND Educateur spécialisé S.A.E.M.O. Monplaisir

D. MARY Chef de service éducatif S.A.E.M.O. Monplaisir

B. MARTIN Chef de service éducatif S.A.E.M.O. Patton

J.G. MAUDET Educateur spécialisé S.A.E.M.O. Cholet

G. PAILLAT Educatrice spécialisée S.I.O.E.

I. PARISOT Educatrice spécialisée S.A.E.M.O. Saint Nicolas

V. PERIGNON Psychologue S.A.E.M.O. Monplaisir

B. RAIMBEAU Educateur spécialisé S.A.E.M.O. Patton

S. SIETTE Educatrice spécialisée S.A.E.M.O. Saint Nicolas

D. TERROUANE Educatrice spécialisée S.A.E.M.O. Saint Nicolas

M. VIAU Educatrice spécialisée S.A.E.M.O. Monplaisir