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Lettre de Paques 1953
Lettre de Paques 1953
Abbaye d'hautecombe
Saint-pierre de curtille
73310 chinorieux
(tel (79) 63.20.12) (les chiffres sont là peu lisibles)
Lettre écrite par Jacques Lacan à son frère Marc pax
le mardi de Pâques 1953 (donc le 7 Avril)
5 rue de Lille
Mon cher Marc
Rature du texte manuscrit
Il y a longtemps que nous ne sommes revus. Bien des choses se sont passées depuis. Non pas comme celles dont il s'agit en général quand on s'exprime ainsi : choses qui se sont défaites – Mais au contraire mouvement dans le sens de l'accomplissement, de la certitude , de la construction et d'une responsabilité toujours plus grande. Tout ceci non sans de grandes luttes bien entendu.
Je sais maintenant où je suis dans un certain moment qui est celui de mon siècle concernant l'homme. C'est-à-dire dans un moment qui va déterminer d'où dépend la façon dont les hommes se traiteront eux-mêmes pour un certain temps, au moins dans le domaine laïc, (peut-être au-delà).
Ce « traitement », ce rapport de l'homme à l'homme, est celui qui se manifeste pour l'instant sous diverses rubriques, qu'un seul mot peut provisoirement représenter : psychologie.
J'en vois le sens, c'est-à-dire j'en vois les dangers. La psychanalyse occupe là une position suréminente d'où chacun de ses tenants ne songe qu'à déchoir – pour concourir à quelque grand et général abaissement.
Je suis presque le seul à enseigner une doctrine qui permettrait au moins de conserver à l'ensemble du mouvement son enracinement dans la grande tradition – celle pour laquelle l'homme ne saurait jamais être réduit à un objet.
C'est peu te dire. Aujourd'hui sache seulement que tu ne saurais donner trop de portée à ces quelques lignes, ni trop estimer le point où sont engagées ma vie et mon action.
J'en viens à ce qui fait l'intention de ma lettre. Un conseil, une demande. Il s'agit maintenant de moi.
Je suis arrivé à bien peser, à pouvoir conclure sur ce drame qu'a été mon premier mariage, et sur ma situation actuelle avec celle qui est authentiquement ma femme, (p 2) sans que j'aie voulu me marier avec elle – c'est-à-dire donner une parole que je pouvais croire ne plus jamais m'appartenir.
Il est sûr que la conception sacrée que j'ai de l'engagement du mariage a motivé cette abstention.
Je sais maintenant que je puis le faire parce que mon « premier mariage » n'en était pas vraiment un.
Point que seul peut sonder ce lieu de toute science que nous appelons Dieu.
Y a-t-il sur terre quelque autorité qui puisse oser se charger, dans ma situation, de père de trois enfants par exemple, d'entendre mon procès : je veux dire d'accepter d'être juge de ce que je peux articuler, pour que ce qui n'était qu'apparence soit délié par un pouvoir qui déjà s'est arrogé –non sans fondement- de représenter ce qui traduit en ordre le secret des cœurs ?
Penses-tu qu'il y ait quelqu'un qui puisse, dans l'Eglise, envisager comme possible – si mon témoignage peut être reçu – l'annulation de mon premier mariage ?
Ceci m'importe. Car ma position vis-à-vis de la Religion est d'une importance considérable dans ce moment dont j'ai commencé à te parler. Il y a des religieux parmi mes élèves, et j'aurai à entrer sans aucun doute en relation avec l'Eglise, dans les années qui vont suivre, sur des problèmes à propos de quoi les plus hautes autorités voudront voir clair pour prendre parti. Qu'il me suffise de te dire que c'est à Rome qu'en septembre je ferai le rapport de notre Congrès de cette année – et que ce n'est pas par hasard s'il a pour sujet : le rôle du langage (j'entends : Logos) dans la psychanalyse.
La médiation obtenue pour ce problème personnel qui va loin, tu n'en doutes pas, peut être d'une grande portée pour un développement qui dépasse de beaucoup ma personne.
J'ajouterai que Judith, qui est toujours plus la personne que tu as eu à reconnaître, fait sa première communion le 21 mai. Ceci pour te rappeler que même le problème n'est pas ici limité à moi.
Je t'annonce aussi que je suis depuis janvier président de la Société de psychanalyse française. Après une lutte épique dont le récit nécessiterait que je t'en apprenne beaucoup.
Crois-moi ton frère – profondément lié à toi.
J. Lacan.
(Le mariage avec Sylvia a été contracté à Aix en Provence le 17 juillet 1953. Lettre de Jacques du 5 septembre.)
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