Pourquoi il faut défendre Freud au XXIème siècle

Paru dans Marianne du 8 au 14 mai 2010

Rubrique Carte blanche

Pourquoi il faut défendre Freud au XXIème siècle

Clotilde Leguil

Etait-il bien nécessaire de lire les Œuvres complètes de Freud – 20 volumes, 600 pages comme il est rappelé partout dans la presse – pour écrire le tome II du Livre noir de la psychanalyse ? L’indigestion explique sans doute le style propagandiste adopté par l’auteur du Crépuscule d'une idole, l'affabulation freudienne. Si vous avez aimé Le Livre noir de la psychanalyse au point d’en redemander (cela fait quand même 818 pages…), alors vous aimerez le dernier livre d’Onfray, parce qu’y transpire le même ressentiment à l’égard de Freud et de son invention. Mais si vous voulez apprendre quelque chose sur la psychanalyse, sur Freud, ses questionnements, ses impasses, son cheminement, ouvrez seulement un texte de Freud, Le Malaise dans la civilisation par exemple, et vous découvrirez pourquoi le message freudien n’est pas du tout conforme aux exigences marchandes, manageriales et techno-scientistes de notre société. Vous découvrirez alors pourquoi déboulonner Freud à l’heure du cognitivo-comportementalisme qui conçoit l’être humain comme un rat devant s’adapter à son environnement, c’est tout simplement se ranger du côté des fanatiques de l’évaluation quantitative en vue d’éliminer de la planète de tous ceux qui souffriraient un peu trop, ne trouvant pas dans l’hédonisme le remède à leurs maux.

Pourquoi faut-il alors défendre Freud au XXIème siècle ? Il faut défendre Freud parce que ce que Freud a apporté sur la souffrance, le désir et la civilisation, personne avant lui ne l’avait ainsi formulé. Il faut défendre Freud parce que face au déluge des thérapies cognitivo-comportementales, qui ont maintenant le pouvoir dans la majorité des institutions psychiatriques et psychologiques, la psychanalyse apparaît comme un îlot préservant la dignité de la souffrance psychique. Parce que Freud est le premier qui a considéré que la souffrance psychique ne faisait pas de nous des anormaux, le premier qui a pensé que les hystériques souffraient de réminiscences et qu’elles en savaient plus sur leurs maux que lui avec ses compétences médicales, le premier qui a su écouter ce qu’il ne comprenait pourtant pas chez une femme, le premier qui s’est demandé de façon si claire ce que voulait une femme, le premier qui a pensé que la féminité était peut-être une question de l’être sur sa sexualité et son désir, le premier qui a pensé qu’il n’y avait pas de santé mentale, mais que chacun élaborait à sa façon des solutions contre sa souffrance singulière.

Il faut défendre Freud parce que face à la folie de l’évaluation quantitative que représentent les nouvelles techniques de management dans les entreprises, la psychanalyse affirme que les conduites humaines, y compris dans le domaine du travail, ne peuvent être traitées par le seul principe de l’optimisation. Parce que face à ceux qui traitent l’humain comme on traite des rats soumis à des procédures d’expérimentation scientifiques, la psychanalyse répond par le caractère irréductible du sujet en tant qu’il parle. Parce que face aux suicides, la psychanalyse ne répond pas par les statistiques. Parce que face à la marchandisation de l’intime et à l’invitation à ne plus accorder de valeur à nos embrouilles amoureuses, la psychanalyse invite à ne pas renoncer à la signification de notre désir.

Ainsi au XXIème siècle, il faut défendre Freud et la psychanalyse pour que l’être humain ne se retrouve pas épinglé comme un insecte sur une planche d’observation, soumis à des tests qui valideront sa résistance à la souffrance ou au contraire sa fragilité et du même coup sa condamnation sur le marché de la performance. Si Freud en son temps a dû faire face aux mécontentements que la psychanalyse suscitait, nous aujourd’hui, analysants, analystes, et tout simplement lecteur de Freud et admirateur de sa subtilité, nous ferons face aux passions haineuses en tentant de défendre ce qui des mots de Freud continue de nous éclairer pour comprendre notre époque et l’énigme que nous restons pour nous-mêmes.