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Lacan, un homme de paroles
Lacan, un homme de paroles

Je tiens d'abord à préciser que je ne m'adresse pas à vous en tant que transcripteur des Séminaires de Lacan, sinon pour moi-même.
Je vais persévérer dans la naïveté que m'a prêtée Jean Allouch à propos de mon affirmation que l'enseignement de Lacan est essentiellement oral, qu'il l'a voulu ainsi. Je persiste donc en posant une question vraiment naïve : pourquoi tant d'analystes ont oublié qu'au Séminaire, un homme, Lacan, parlait ? Et pourquoi semblent-ils obnubilés par la rage d'établir un texte canonique, plutôt que de se préoccuper de la diffusion d'enregistrements audio de qualité ?
Faire de l'enseignement de Lacan le progrès de la théorie psychanalytique ne peut se faire qu'en y gommant les contradictions. Pour ma part, je ne crois pas à l'idée d'un progrès dans l'enseignement de Lacan. Nous n'avons pas seulement affaire à des problèmes de théorie inaccomplie, inachevée ou erronée, mais aussi à des niveaux d'élaboration différents, des strates d'élaboration psychiques différentes – c'est-à-dire des différences de subjectivité dans la vie de cet homme psychanalyste. Nous devons donc aussi faire jouer la temporalité.
Rapportons cela à un problème central du mouvement lacanien : l'enseignement de Lacan est principalement un enseignement oral. C'est un Lacan « passant » ou « analysant » qui avance à tâtons, et ce tâtonnement lui-même importe aux psychanalystes. Je veux dire que ce qui m'intéresse, c'est qu'il tâtonne. À ce propos, je voudrais reprendre les propos de Jacques-Alain Miller hier : « Pas question d'interpréter Lacan. » Évidemment. C'est secondaire, même si de façon contingente ça peut intéresser tel ou tel. Du reste, c'est un contresens de croire que la théorie psychanalytique tiendrait sa véracité d'avoir été expurgée des déterminations inconscientes de son auteur. Donc ces tâtonnements m'importent par leur existence même – pas au sens de faire l'analyse de l'inconscient de Lacan (ça, c'était son affaire à lui). Je pense qu'il est préférable de ne pas en effacer totalement les traces ; c'est pourquoi j'ai une position plus nuancée par rapport à la transcription « en habit de gala » ou en « jardin à la française », comme Lacan lui-même l'aurait demandé à Miller. Je me fiche pas mal d'analyser Lacan, mais je ne me fiche pas du tout que le Séminaire soit la parole d'un homme… ni qu'il reste quelque part cette parole en habit d'intérieur à disposition des praticiens de la psychanalyse.
Il en résulte que, d'une part, tout n'est pas théorique dans son enseignement, loin de là, et Lacan se contredit ; et que, d'autre part, sa voix et son théâtre ont une fonction : celle de subvertir ce qu'il énonce, de nous avertir de l'existence de double-fonds qui minent la doxa des élèves installés dans la certitude tranquille d'une compréhension toute théorique. Lacan – et c'est quelque chose qui me semble déterminant – est quelqu'un qui ne cesse de retirer le tapis dessous les pieds de ceux qui se croient tranquilles, à l'abri de la doctrine, ceux qui oublient qu'ils ne sont pas moins que leurs patients en difficulté avec leur inconscient. Je vous en donne un exemple saisissant. Dans la discussion du rêve de Lucia Tower1 et du remaniement subjectif qu'il opère dans la rêveuse, Lacan en analyse les effets sur la cure du patient concerné : il va enfin rencontrer la castration primaire. Tout est bien qui finit bien, tout rentre dans l'ordre ; Lacan est clair sur ce point fondamental. Mais en vérité, ce n'est rien de trop stable, rien de carré, car aussitôt il ajoute que désormais le patient va pouvoir rentrer dans la " comédie œdipienne", jouer la "comédie de la loi "! Il me semble que c'est une assez bonne illustration de ce qu'a avancé Allouch : Lacan savait être à côté de ce qu'il avait lui-même construit. C'est ainsi qu'à mon avis, il nous avertit de la distance juste qui est à prendre par rapport à ce qu'il dit. Voilà ce dont répondrait le choix lacanien d'un enseignement troué par l'énonciation, ce qui n'est pas de tout repos : « Je ne puis, ce discours, le soutenir que d'une place essentiellement précaire, à savoir que j'assume cette audace énorme à chaque fois, croyez-moi bien, j'ai le sentiment de tout risquer, cette place à proprement parler intenable, qui est celle du sujet. Il n'y a rien de comparable avec aucune position dite de professeur. »
Lacan est un des rares à avoir entendu qu'il y avait une voix derrière les écrits de Freud. C'est ainsi qu'il affirme à propos de la fonction des frayages : « La pensée de Freud, c'est son expérience » (Séminaire VII).
Nous devons appréhender de la même façon l'œuvre de Lacan ; ce qui devrait être plus facile puisque son enseignement aura été plus manifestement incarné, étant d'abord un enseignement oral. Mais attention aux confusions. Ce qui compte, ce n'est pas tant sa voix elle-même, c'est que l'enseignement est lesté par une voix. L'essentiel n'est pas dans la voix elle-même : son timbre ou quoi que ce soit d'autre… quelque chose qui priverait à jamais de l'enseignement de Lacan ceux qui ne l'ont pas entendu. Ce n'est pas un reliquaire, un morceau du corps de Lacan pieusement conservé par quelques dévots.
Si vous m'avez suivi jusqu'ici, nous pouvons déjà avancer quelques propositions décisives :
- Contrairement à ce qui se colporte, le Séminaire de Lacan est éminemment clinique. C'est une clinique de l'analyse du psychanalyste. La monstration y vaut démonstration.
- Il y a bien un Réel en jeu dans la formation du psychanalyste.
- Nous avons plus affaire à des traces qu'à des preuves. Le Séminaire n'est pas la simple constitution d'une doctrine, mais aussi l'inscription (une inscription qui « colle assez » – comme il le disait : est-ce que je colle assez au discours psychanalytique, qui n'est pas sans comporter une certaine sorte d'horreur froide…) d'une expérience-limite, d'une expérience de la limite, et la tentative de théoriser cette expérience.
- Il est alors évident que le Séminaire de Lacan est un Séminaire de psychanalyse parce que c'est un Séminaire de psychanalyste. Il s'y produit un savoir « crû en son propre ». On ne peut donc totalement séparer le savoir produit de ses conditions de production. Ce savoir est signé, voilà la première occurrence de la dimension d'auteur ; mais – c'est la seconde occurrence, et c'est un début de réponse à la naïveté de ma question- tout lecteur digne de ce nom d'une si forte énonciation que celle de Lacan devient lui-même un auteur, c'est-à-dire un transcripteur, un interprète.
Je reviens maintenant à ma question naïve.
Avant de finir d'y répondre, elle apparaîtra peut-être moins naïve si on la réfère aux enjeux actuels.
Il faut dire clairement que la psychanalyse tend à redevenir aujourd'hui du baratin, ce malgré Lacan, mais parfois à l'aide de sa doctrine. Un bla-bla-bla, une couche de Ripolin : voilà pourquoi votre fille est muette. Inexorablement elle semble retrouver ce statut détestable et scandaleux de commentaire, et de commentaire de commentaire à l'infini, perdant sa fonction de rempart intransigeant face à l'absurdité d'un monde étouffant.
Se repose donc, par-delà le problème de la lecture, la question de savoir avec quoi l'analyste entend, et d'où il entend. Surtout dans les analyses où le patient ne fait pas son analyse tout seul ou malgré son psychanalyste (les névrosés normaux).
Si on n'entend pas un enfant à partir de ce qui est sa plus grande douleur, et si l'analyste n'entend pas aussi à partir des traces laissées en lui par certains passages (dont, par exemple, ce que Lacan a appelé douleur d'exister), il vaut mieux faire un autre métier – sinon nous ne serons jamais que des éducateurs ou des aliénistes. Eh bien ça, je l'entends dans le Séminaire de Lacan. Il me laisse entendre d'où et avec quoi il entend ; et on l'entend d'autant mieux qu'on se heurte à la dimension orale de son enseignement. Je ne pense pas du tout, comme Allouch, que la clinique du Séminaire est exclusivement une clinique de l'écrit. Il est facile de le démontrer à partir des analyses des rêves. Prenons, par exemple, le rêve « son père était de nouveau en vie et lui parlait comme d'habitude, mais il était mort quand même et ne le savait pas. »2 Bien sûr, Lacan commence par placer sur le graphe qu'il est en train de construire tous les éléments du rêve, y compris l'interprétation de Freud « selon son vœu ». Puis subitement jaillit une interprétation d'un tout autre ordre, un savoir intime à Lacan en quelque sorte, quelque chose qui tombe là sans explications. Peut-être s'agit-il de cette distinction des savoirs qu'il indique dans le Séminaire I entre anerkennen et agnosieren. Quoi qu'il en soit, à propos de ce rêve, il vient à Lacan une interprétation surprenante, sans aucun rapport avec ce qu'il s'échine à démontrer avec le graphe, puisqu'il prend le rêve à la lettre pour nous avertir d'avoir à tenir compte de ce qu'il y a de moitié mort dans toute espèce d'être vivant. Il n'est, du reste, pas sans importance de remarquer que Lacan attribue ce savoir-là au psychotique. Il évoque à l'appui de son interprétation « ces moments féconds de la psychose où le sujet pense qu'il a en face de soi effectivement quelque'un qui est mort, qu'il vit avec un mort et simplement qu'il vit avec un mort qui ne sait pas qu'il est mort ». En l'occurrence, ce qui, ici, n'est pas une clinique de l'écrit est un savoir de la psychose.
Je crois pouvoir démontrer que ce type de rhétorique est à l'œuvre dans tout l'enseignement de Lacan. En tout cas, à chaque fois qu'il parle d'un rêve.
Tout ça me préoccupe beaucoup, et je veux surtout rappeler cette préoccupation à ceux qui ont la charge de la transcription des Séminaires. Je souhaite que tout cela ne soit pas trop arasé, c'est-à-dire qu'on ne corrige pas trop Lacan.
La doctrine psychanalytique est en quelque sorte une pensée corporéifiée. C'est pour le dire vite, car cette formulation n'est pas très bonne. Mais on saisira mieux ce que j'évoque en le reportant au coup réalisé par Lacan en 1964-1965 (Séminaire sur Les problèmes cruciaux pour la psychanalyse – et j'insiste sur « problèmes cruciaux » – quand il fonde le Séminaire fermé sur le « Poord'jeli » de Leclaire, formule du fantasme inconscient qu'il pousse jusqu'au point où on ne peut plus distinguer la lettre du corps – « approche du terme de la sensorialité, dans la genèse de l'objet a » dira Lacan. Il n'est pas étonnant que le Séminaire fermé se clôturera cette année-là sur Marguerite Duras.
Ce que Lacan a produit, c'est à partir de son expérience. De son expérience d'homme, de son expérience d'analyste, de son expérience d' homme-analyste, car à vrai dire il n'y a pas de différence entre les deux. Et c'est ça que nous devons faire nous aussi. Nous ne pouvons pas analyser en nous contentant d'appliquer les trouvailles de Lacan ; la théorie n'est pas le référentiel de l'acte, elle est ce qui s'en dépose.
Ça a des conséquences sur la façon dont on le lit, et sur ce qu'on attend des transcriptions.
Ceci vous montre que, non seulement certains partis pris dans la transcription ont des conséquences pratiques (Jean Allouch), mais qu'un certain parti pris pour la transcription elle-même en a aussi. C'est pourquoi j'ai été tout particulièrement satisfait que Patrick Valas nous ait donné hier des informations sur la commercialisation d'enregistrements audio de bonne qualité, largement accessibles. J'espère que ceci sera réalisé dans les délais les plus brefs.
J'en reviens maintenant à la naïveté de ma question initiale.
La réponse y est donnée depuis hier. Nous sommes réunis pour un colloque sur la transcription. Et qu'y faisons-nous dans l'ensemble ? Nous lisons ; nous confrontons des lectures. C'est très exactement cela qu'immédiatement ça a produit. Pourquoi ? Parce qu'analyser c'est savoir lire. Et comme l'analyste ne peut pas montrer ses œuvres, il ne peut faire que ça, montrer qu'il sait lire. Il ne rate aucune occasion de le montrer. Surtout si de cette lecture il en est l'auteur, qu'elle le fait auteur ; ce qui, du reste, est requis de chaque analyste. Ajoutons qu'un tel colloque, c'était l'occasion ou jamais !
Donc, depuis hier, nous lisons ensemble. Tout va bien ! Parler de la transcription, c'est faire de la transcription, et la comparer aux autres transcriptions. Il peut y avoir disputatio ouverte sur la lecture de Lacan, ces journées en sont la preuve. Pourvu que ça dure… Mais pour que ça dure, il ne faut pas qu'il y ait de texte-canon. À vrai dire, il est clair maintenant qu'il ne peut pas y en avoir. Quelque chose est perdu ; quelque chose était perdu pour Lacan lui-même. Ça n'a pas d'importance. Ceci a été établi ici même pendant ces journées. C'est cette perte, la reconnaissance de cette perte, que je vise en qualifiant l'enseignement de Lacan d'essentiellement oral. Je comprends très bien que Lacan, inquiet de son vivant, ait pu dire à Miller : "N'y mettez pas ce que j'ai dit mais ce qui doit prendre place dans un livre ", je pense que ça peut faire un objet livre, mais un Séminaire de psychanalyste ne sera jamais un livre.
Quelque chose a commencé ici, qui va au-delà du petit ménage des blessures diverses. Les fâcheries n'étaient pas qu'épidermiques ou transférentielles, elles pourraient bien être en leur fond des divergences de lecture. Nous allons enfin le savoir. À condition, bien sûr, comme le formulait le Cartel qui a parlé hier matin (Hall, Perez, Roland, Ruellan) que « les transcripteurs donnent les moyens d'une autre lecture que la leur ».
En résumé : transcrire, c'est lire ; transcrire, c'est faire des choix théoriques, donc transcrire c'est théoriser. Or analyser, c'est lire (exercice le plus difficile qui soit). Est-ce à dire que transcrire, c'est analyser ? Eh bien, non.
Je pense que nous avons affaire à une aporie. À la fois, chacun est tenu de produire sa lecture de Lacan, c'est incontournable ; mais à la fois ce qu'il y a à lire est déjà une lecture…
Il y a plusieurs façons de traiter cette aporie. Ces journées nous montrent l'état des lieux dans son traitement. En ce qui me concerne, je me méfie beaucoup d'un surcroît de sollicitude qui prétend lire à ma place – ou m'imposer la bonne lecture. J'apprécie, par contre, qu'on me donne les moyens de m'y risquer.
27 novembre 2005
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