Enjeux de la rencontre dans le travail social
La clinique du quotidien.Enjeux de la rencontre dans le travail social
Jean-Pierre Lebrun est psychiatre et psychanalyste, ancien président de l’Association freudienne de Belgique et de l’Association lacanienne internationale (ALI). Anne Joos de ter Beerst est psychanalyste, membre praticienne de l’Association freudienne de Belgique et de l’ALI.

La clinique du quotidien

Enjeux de la rencontre dans le travail social

 

Préface de Vinciane DEWAEGENAERE-LENOIR

Avec la contribution de Françoise DUBOIS   

 

Les auteurs témoignent d’une pratique clinique avec des travailleurs sociaux et tentent d’en tirer les leçons : il s’en dégage à quel point le management est en train de tuer dans l’œuf ce qui fait la spécificité du travail social.

 

La « clinique du quotidien » désigne une expérience de plus de douze ans d’échanges autour des situations cliniques problématiques amenées par des intervenants psychosociaux de toutes formations. Ni supervision ni analyse de pratiques, ce « dispositif inventé sur le tas » offre aux participants un espace exempt de jugement.

La richesse des situations partagées, la spontanéité des échanges s’appuient sur la présence des psychanalystes pour tenter d’en dégager l’essentiel, de saisir la place occupée et l’engagement personnel au-delà des mandats professionnels, et de prendre en compte ce qui se noue entre l’intervenant social et ceux qui s’adressent à lui.

Sous la forme d’un dialogue vivant, les auteurs témoignent d’une façon de faire dont ils tentent de tirer les leçons. Ils montrent que le cœur du travail psychosocial est et reste bien la rencontre, aujourd’hui mise à mal par les pratiques managériales qui organisent le « discours courant ». Raison pour tirer, plus que jamais, la sonnette d’alarme.

 

La clinique du quotidien. Enjeu de la rencontre dans le travail social. Jean-Pierre Lebrun et Anne Joos de ter Beerst, avec la participation de Françoise Dubois. Préface de Vinciane Dewaegenaere-Lenoir Toulouse, érès, 2020, 188 p. 

 

 

Jean-Pierre Lebrun et Anne Joos sont de ceux pour qui la psychanalyse ne vaut que si elle sert à tous. Aussi imagine-t-on qu’il ne fut pas difficile à Jacques Dewageanaere, président de La Ligue wallonne pour la santé mentale, de les convaincre de mettre en place une formation qui, sans jargonnage, utiliserait les clés offertes par la psychanalyse pour soutenir l’action d’acteurs du champ psycho-médico-social. C’est de leur rencontre que prit naissance un dispositif original baptisé « Clinique du quotidien ». Ce dispositif propose à des intervenants de toutes professions et de toutes institutions de se réunir une fois par mois pour penser ensemble autour d’une situation exposée sans ses notes par l’un des participants tiré au sort en début de séance, la règle étant à chaque fois de présenter une situation rencontrée « en personne ».

Voilà que vient de paraitre aux éditions Erès - dont on connait le travail dans le champ des sciences humaines en général et de la psychanalyse en particulier- un formidable petit livre qui rend compte de cette expérience de « penser ensemble », toujours en cours quinze ans plus tard. Le lecteur trouvera là un texte irrigué par la passion clinique des deux auteurs qui analysent les fondements et les ressorts d’une action « forgée en la forgeant », examinent des questions du temps présent, formulent des hypothèses cliniques et imaginent des voies d’action, en ne craignant ni les paradoxes ni l’incitation à cette valeur démodée, le courage. Par les temps moroses que l’on traverse, un livre qui donne de l’allant, n’est-ce pas un « p’tit bonheur »?

La Clinique du quotidien, livre amical et généreux, ne renforce pas le « surmoi de la théorie » du lecteur mais l’invite plutôt dans la salle des machines du travail clinique, en démontrant comment on peut prendre appui sur la psychanalyse pour désengluer psychiquement une situation qui parait en impasse. Rien ici qui ressemble à une péroraison d’expert ou à une position de psychanalyste en surplomb des travailleurs sociaux. Les séances de la Clinique du quotidien n’ont pas comme intention de trouver une solution, elles cherchent à apporter un éclairage qui permette à celui ou celle qui aura exposé son embarras en parlant « de son propre chef »(p.95) d’inventer une réponse, sa réponse. Pour cela, il s’agira à chaque fois de miser sur le sujet, avec la parole comme seul outil et en s’appuyant sur la force du transfert. (p.22) : il faudra « … consentir au transfert, repérer à quelle place[JMC1]  [les] ont mis les patients et tenter d’introduire de l’écart dans cette place. » (p.27) Le pari, c’est qu’après un temps d’élaboration collective, l’intervenant qui aura accepté de s’exposer en exposant une situation, trouvera façon de donner corps à ce qui aura été ainsi déplié, même s’il faut pour cela « franchir un seuil, « prendre sur soi, […] s’autoriser à y aller et à supporter l’insupportable de la situation ». (p.52) 

Ayant eu la chance de participer à l’une des séances de la Clinique du Quotidien, je peux témoigner de ce que le livre est fidèle à ce que j’avais pu observer : un intense moment de réflexion collective où, parce que la liberté de dire et de penser est réelle, peut se déployer la créativité de chacun, quels que soient sa profession, son expérience et son lieu d’exercice.

La forme du livre est celle d’un dialogue entre Jean-Pierre Lebrun et Anne Joos qui, à l’image des séances où celui-là s’avance en premier et celle-ci reste plus en retrait, illustre l’un des fondements de leur pratique : l’horizontalité des savoirs est promue au détriment d’une verticalité écrasante, sans pourtant que les places et les rôles ne soient symétriques car, insistent les auteurs, penser ensemble nécessite le maintien d’une place d’exception, au sens logique du terme. C’est cette place décalée qu’assume Jean-Pierre Lebrun, maintenant de ce fait un « pas-tout horizontal, qui atteste à sa manière que de la verticalité est bel et bien toujours là. »(p.46). 

Au fil des pages, les deux auteurs abordent différentes questions, certaines plus spécifiques au dispositif lui-même : comment il s’est construit, ce qu’on peut en comprendre dans l’après-coup, en quoi il se distingue d’une supervision classique, etc. Une attention particulière est portée à la contingence de la rencontre entre un intervenant et une famille, point de départ de la réflexion : « C’est d’abord de prendre en compte les faits dans leur brutalité qui importe »( p.27) et : « C’est le réel de la rencontre clinique qui est et doit rester le point de [ l’] engagement. » Entre rencontre et engagement, le travail consistera d’abord à tenter de border une situation complexe, dont le sens échappe, afin de retrouver qui est le sujet en souffrance de la scène évoquée. Les échanges avec les deux psychanalystes et l’ensemble des participants contribueront ensuite à ouvrir un espace que pourrait ou devrait occuper l’intervenant pour modifier la situation première, sans méconnaitre les obstacles personnels ou institutionnels qui ne manquent jamais de surgir.  

Un deuxième temps du livre offre de riches réflexions sur ce que la clinique du quotidien met en relief comme difficultés liées aux transformations d’une société qui « offre davantage de possibilités peut-être, mais moins de repères » (91): désormais que Dieu est mort et que le Père a perdu de sa superbe, de quoi peut-on encore se soutenir pour légitimer son acte ? Comment s’orienter dans un monde qui promeut un relativisme généralisé et rejette l’idée d’un manque structural au profit d’une idéologie du « tout est possible » ?

L’alternance de la voix de Jean-Pierre Lebrun et d’Anne Joos qui s’interrogent et se commentent mutuellement donne au livre un côté alerte, renforcé par le recours à des illustrations faites de situations exposées lors de séances passées ou d’autres, tirées de scènes de film. On ne s’étonnera pas, par exemple, d’y voir passer Le gamin au vélo des frères Dardenne, ce qui donnera aux auteurs l’occasion d’introduire l’idée d’une pragmatique qui s’accorde aussi bien au film qu’au travail ici exposé (p.43). 

Sans surprise, le dernier temps du livre s’attache à analyser les empêchements constitués par les modes de management qui ont envahi tous les champs du travail y compris ceux du travail social avec les effets désastreux qui s’ensuivent. Invitée à faire part de son expérience avec des travailleurs de l’ONE (Office National de l’Enfance), Françoise Dubois, formatrice et accompagnatrice, insiste sur l’intérêt d’un suivi inscrit dans le temps qui puisse donner sa valeur au lien entre un intervenant et une famille et des enfants en difficulté. Force lui est pourtant de constater combien ce type de travail est souvent contrarié par la saturations des institutions qui laissent les professionnels seuls avec des situations de plus en plus complexes, générant chez eux anxiété et sentiment d’impuissance Ainsi se crée et s’accentue la césure entre les acteurs du terrain et leur encadrement : à des problèmes humains sont opposées des solutions managériales. (p.163) Alors, ne parlant plus la  même langue, ils ne peuvent plus se comprendre.

En dépit de ce constat alarmant, le livre se termine par un salut aux intervenants qui malgré tout continuent à « y » croire et poursuivent leur travail avec courage et détermination.

La Clinique du Quotidien est ce genre de livre qu’on lit deux fois : une première fois, rapidement, parce qu’on est embarqué par ce que racontent les auteurs et qu’on ne veut pas perdre le fil, et une seconde fois, plus lentement, où l’on prend le temps de se laisser arrêter par telle formulation lumineuse, telle distinction utile, telle proposition de lectures ou d’illustration graphique, et que tout cela donne à penser, à associer et à rêver à ses propres patients, ou à ses propres impasses, à ses propres trouvailles. C’est aussi un livre qu’une fois refermé on a envie de faire lire à d’autres.

Dont acte.

 

 

José Morel Cinq-Mars


 [JMC1]