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La leçon d'Artaud
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Dans l'acte même de Sa création Dieu perdit son infinité.
Ce divin faux pas inaugural, Antonin Artaud l'a affirmé pour avoir très jeune choisi l'esprit et s'y être tenu - quitte à en payer le prix par neuf années d'enfermement psychiatrique ininterrompu.
Il voulut en finir avec ce Dieu qui s'est oublié, ce Dieu mal engagé jusque dans l'actuelle sexualité de ses créatures ; il va au-devant d'un autre Dieu chez les indiens tarahumaras au Mexique, en Syrie (où il le trouve). Soulevé contre cette « unanime saleté qui d'un côté a le sexe et de l'autre, d'ailleurs, la messe », il exige de ses proches, hommes et femmes, de ne jamais s'adonner à l'acte sexuel - cet acte qui requiert du sujet erotique, de Dieu et de lui-même une irrémédiable perte d'esprit.
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La Leçon d'Artaud Jean ALLOUCH
Le récent ouvrage de Jean Allouch poursuit un travail commencé au moins dès sa réponse à Michel Foucault La psychanalyse est-elle un exercice spirituel. Sur un chemin où il s'agit de dégager l'esprit de l'emprise religieuse ou philosophique, il rencontre maintenant Antonin Artaud.
Artaud, encore, il y faut de l'audace, Artaud a tant écrit, on a tant écrit sur lui mais une audace sous condition, ce n'est " qu'en collant en permanence aux propos d'Artaud d'aussi près que possible "[1] que Jean Allouch aura pu l'entendre sans vouloir l'interpréter et dégager, à partir de ce que Antonin Artaud se propose comme tâche le 29 juillet 1922 et qui l'occupera toute sa vie : " composer une esthétique de l'esprit ", une conséquence : la construction d'une théologie non chrétienne.
A ce titre on pourra dire que cet ouvrage est élégant puisqu'au travers de l'œuvre intense et immense de Artaud, dans un nombre de pages resserré, il trace un chemin qui part d'une proposition à sa solution dans une proposition nouvelle.
Chemin ardu certes ; dès l'exergue nous sommes en alerte, Artaud : " Cette sexualité fait mourir, j'en cherche une qui fasse vivre ", rien de moins.
Erri de Luca, lui, convie à suivre]" En lectrice...[ le meilleur effet d'une écriture, laisser en suspens mon incrédulité ". Qu'est-ce à dire ? Il ne s'agit certainement pas de croire, lectrice je l'entends ainsi, laisser à l'entrée du livre ce que je pense savoir, ne pas vouloir tout comprendre ou au contraire escamoter ce qui me laisse démunie, me risquer à dire comment je lis. Ainsi peut-être est-il possible de s'approcher au plus près de ce que Allouch appelle « la scène Artaud » autour de laquelle se constitue le « cercle magique » de ceux qui ont pu, pourront laisser leur incrédulité en suspens devant " l'impressionnante parole déclarative d'Artaud "[2] et la recevoir.
La leçon d’Artaud ?
Si c'est une leçon, La Leçon, Artaud serait-il un maître ?
Aucune case ne saurait convenir à Artaud l'insituable. D'où vient donc cette leçon ?
Artaud fit grand usage et des usages variés de ce qu'en grammaire on désigne, rappelle Jean Allouch de l'impersonnel ON. ON devient alors une place, (que Lacan lui aussi a utilisée " Qu'on dise ne soit pas oublié… dans ce qui s'entend "[3]). De ce lieu au-delà des mots, on pourra entendre les cris, les chants, le souffle si fréquents dans la bouche d'Artaud et qui accompagnent sa Leçon, sinon la portent.
" Ce qui importe, écrit Artaud dans une lettre à Jean Paulhan de mai 1937, c'est l'affirmation de l'anonymat ". On est loin de la posture du maître à penser.
Le locuteur anonyme interpelle cependant " tout un chacun ", dès la première page, ce n'est pas seulement Artaud qui est affecté des conséquences de sa proposition mais " l'érotique (pas d'esprit sans corps) de tout un chacun ". On retrouvera ce « tout un chacun » en derniers mots du livre. Invite est ainsi faite à quiconque lira l'ouvrage, d'approcher le cercle magique.
La magie, les envoûtements, les sorts, autant de choses avec lesquelles Artaud vit, souffre et travaille, autant de choses que la pensée dite rationnelle voudrait écarter. Cependant on lira avec intérêt p. 45-47, un avertissement sur les envoûtements majeurs ou mineurs qui traînent un peu partout et attrapent quiconque, vous, moi, chacun ; puisqu'on ne saurait y échapper autant les reconnaître (aliénation-séparation ?)
Il y a chez les Tarahumaras, là où Artaud va précipiter sa recherche d'une esthétique de l'esprit, " tout à la fois une initiation et une écriture du rapport sexuel "[4]. Voilà qui ne peut manquer d'alerter quiconque aura lu Lacan (en aura été envoûté ?). Les déclarations d'Artaud se précipitent dans le texte serré de Jean Allouch, il s'agit là, vraiment de tenir en suspens son incrédulité.
Ce n'est pas au décours d'un raisonnement logique ou mathématique mais bien ailleurs que l'écriture du rapport sexuel est trouvée, déjà là.
Dans les branchages, Artaud distingue, parmi tous les signes qui habitent ce monde et y parlent, " Une figure d'homme et de femme qui se faisaient face et l'homme avait la verge levée "[5]. Ailleurs cette dualité " est ramenée à son principe [souligné par Allouch] dans et par un signe en forme de H fermé d'un cercle "[6].
H déjà rencontré en Syrie dans un temple où cette fois ce sont les ombres de deux piliers que le déplacement du soleil fait se recouvrir sans se confondre qui font signe à Artaud.
L'écriture H du rapport sexuel n'est pas l'écriture d'un rapport mathématique ou logique entre les sexes (les deux) qui dirait comment ça colle ou définitivement pas entre eux, elle est la transcription du souffle puissant qui anime le monde, celui que les Tarahumaras montrent à Artaud, un monde où nature et culture ne se distinguent pas. Transcription qui met à l'écart ou exige que soit mis à l'écart l'acte sexuel dans sa locale trivialité, dans sa spéciation binaire. Là où " se perd l'esprit de tout un chacun "[7] et le sexe qui perd son esprit perd son infini.
Suspens encore.
Le non-rapport sexuel lacanien n'excluait pas l'acte sexuel, la transcription H si.
Et de quel infini parle-t-on ? De celui de la méta-physique, telle que la disent la philosophie ou les religions monothéistes ?
Il me semble être plutôt celui des univers où tout ce qui vit, humain ou non humain, advient, être par être, parle, crie, chante, souffle ou se tait pour peu qu'on veuille bien laisser de côté les rigidités des différenciations, organisées autour de ladite différence sexuelle entre autres. Ce serait ma lecture, à chacun d'y aller aussi de la sienne si celle-ci ne lui dit rien.
L'Esprit de Artaud ne saurait être le Saint-Esprit de la tradition chrétienne, le geste qui parachèvera la construction de l'esthétique de l'esprit sera la proclamation de la fin de l'ère chrétienne ce que Jean Allouch appelle « la théologie de Artaud ». Avant cela ou pour cela Artaud aura fait un voyage dont on sait peu en Irlande, pour y rencontrer ce qu'il appelle la prophétie de St Patrick, mais surtout, c'est ce que déduit Allouch du silence d’Artaud sur son contenu, pour en acter la fin. Et sans doute la fin de toute prophétie chrétienne.
Ce voyage décisif se termine par le premier internement d'Artaud, les autres suivront, presque jusqu'à sa mort. Et c'est depuis ces enfermements que Artaud déclare...
Plus radical que Schreber qui voulait faire des enfants plus réussis à Dieu, Artaud s'insurge contre la perte d'infini à laquelle dieu a consenti en se faisant créateur. Pour remédier à cette perte il se pose, lui, Antonin Artaud en dieu, écrit à la minuscule, ce qui n'est sans doute pas rien. Par ce geste il parachèverait sa construction d'une esthétique de l'esprit. Ce serait sa théologie écrit Jean Allouch. Appellerait-il de ce fait tout un chacun à prendre activement rang et à son propre rythme, dans la série infinie des vies minuscules ?[8]
Chantal Maillet
[1] J. Allouch, la leçon d'Artaud, une esthétique de l'esprit. Paris, EPEL 2023. p. 9
[2]Op. Cité ; 32
Dans le film Sur l'Adamant, en salle au moment où je rédige, on peut entendre quelques impressionnantes paroles déclaratives d’aujourd’hui. Puissent-elles continuer à trouver autour d'elles cette sorte de Cercle Magique qu'est la vie sur la péniche.
[3] Cité par J. Allouch p .24
[4] p. 71
[5] p. 72
[6] p. 93
[7] p. 94
[8] j'emprunte à Pierre Michon, Vies minuscules, Paris 1996. Ed. Gallimard
23 €
ISBN 978-2-3S427-516-7
782354 " 275167