L'ingérence divine I

Prisonniers du Grand Autre.

L'ingérence divine.

....Ou s'en dispenser en psychanalyse. Et rien n’est moins sûr nous dit l’auteur.

Franchissant les limites de la littérature psychanalytique, Jean Allouch cherche, dans une démarche analogue à celle de François Jullien, sinologue, à questionner le rapport entre christianisme et psychanalyse. Il apporte une réflexion et une élaboration dense, se promenant de Lacan à Freud, mais aussi, au fil des citations et du développement de ses pensées, en se référant à Claude Levi-Strauss, Jean Hyppolite, Lee Edelman, Erri de Luca, Jacques Alain Miller, Kierkegaard, Héraclite, Aristote, Gershom Scholem, Heideggger, Jean-François Lyotard, Merleau-Ponty, Pier Paolo Pasolini, Didier Anzieu, Elisabeth Roudinesco…Puis de manière plus détaillée J.L. Marion, J.C. Bailly , et Pier paolo Pasolini.

Jean Allouch souligne lui- même le caractère inhabituel des auteurs cités qui peuvent dérouter un peu mais apportent un éclairage étranger et différent même s'il est complexe. Il commence par cette acception : " L'homme, quand il fait ce qu'il désire, ne fait pas ce qu'il veut." Qui conduit à cette question : Que vient faire la spiritualité quand on tente de la frotter au mystère de l'inconscient ? Et comment la psychanalyse tente-t-elle de se débarrasser de Dieu tout en ne cessant parfois de se cogner à la question du Nom de Père, des idoles et des maîtres spirituels dans leurs chapelles respectives ?

La spiritualité est très en vogue dans les thérapies « de pleine conscience », dans celles utilisant la méditation, elle ne peut être réduite pour autant à un signifiant faisant effet de mode. Il est fort opportun qu'un analyste se penche de la sorte sur la question où la dimension d'intrication avec l'inconscient est souvent laissée pour compte sur le bord de la route.

Si nous prenons une définition simple de la spiritualité, elle s'évoque comme la partie la plus élevée de notre vie psychique, mais aussi comme l'inconnu, l'imprévisible, l'infini, l'éternité, l'absolu. On parle parfois de spiritualité laïque ou de mystique laïque. Pascal disait : " il y a deux excès : exclure la raison et n'admettre que la raison."

Jean Allouch prend différents angles d'approche pour se pencher sur un tissage possible avec la psychanalyse, mais il précise que ce n'est ni de l'ordre d'une ou des croyances, de la foi, mais bien d'un au-delà : " L'Autre n'existe pas, quel que soit le nom qu'on lui donne (Être, Dieu, Père, Jacques Lacan.)" Mais qu'est ce que le divin et ce qu'il appelle l’ingérence divine s’y maintient-elle sous couvert de divers concepts tels que l’Autre, le Nom du Père, la temporalité de l’histoire ? Car, si Dieu est mort, sa présence persiste cependant sous une forme fantomatique, dans cet espace que Lacan désignait comme celui de « l’entre deux morts ». Peut-on alors s’en défaire et à quel prix ?

Jean Allouch analyse la réflexion de Lacan au cours de son enseignement sur la question de Dieu, l’Autre divin. La guérison de l’homme quant à cet appel de l’Autre, cette deuxième mort de Dieu ne résiderait-elle pas dans un délaissement de l’histoire d’un monde pensé comme un tout universel en se réglant plutôt sur le divers où chacun invente une façon singulière de faire avec la perte ? Ne résiderait-elle pas dans un vidage de Dieu du lieu de l’Autre en faisant place à la Femme- pas- toute, castratrice du mâle, mais non encore existante, comme l’avance Jean Allouch en prenant appui sur le roman récent « Solaire » de McEwin ?

Puis il convoque, de façon non exhaustive divers auteurs, tels que M.F Lacan, frère de Jacques Lacan et bénédictin, tout en revenant avec humour sur le passé de Lacan avec le Vatican. Plusieurs auteurs sont ensuite invités : Bernard Sichère qui, après un passé maoïste fait paradoxalement un retour vers le christianisme et une croyance en une éternelle actualité de la révélation chrétienne. J.L Marion, théologien postmoderne catholique substitue le Bien ou l’Amour de l’être au nom propre de Dieu. Dans son livre "L'idole et la distance" paru en 1977 aborde aussi la place de l'analyste pas plus idole, objet de culte, qu'icône, plutôt en retrait, permettant ainsi de dévoiler une demande sous la demande. Cette répétition des demandes laissées sans réponse finit par circonscrire le vide et un certain désir. Puis J. Ch. Bailly, poète, «écrivain, dramaturge se questionne lui aussi sur la mort des dieux. Comment effacer jusqu'à leurs traces et passer du vide laissé par leur mort à un "ouvert". Ne plus "penser à lui, ou à eux, et à nous et s'ouvrir à ce qui n'est ni lui, ni eux, ni nous et à ce qui n'est ni à lui, ni à eux, ni à nous, et qui pourtant nous accueille : nous vivants, et lui, ou eux, morts".

Enfin, les références à Pier Paolo Paolini et à son langage cinématographique laissent à loisir le désir de découvrir cet auteur qui lui aussi était marqué par le catholicisme, comme Lacan :" l'un et l'autre savent que l'on ne dégage pas de la question de Dieu, de ce Dieu, en déclarant par exemple simplement un certain jour que l'on n’y croit pas, ou en croyant n'y avoir jamais cru. En délaissant Dieu, on perd la spiritualité…" Spiritualité au sens d'une appartenance à la mythologie chrétienne, hors de sa réduction dans la religion. Le terme est sans doute si complexe que l'auteur n'en amorce que des approches possibles, un peu floues parfois, mais qu'il tente d'illustrer par les différents auteurs dont il s'inspire pour penser.

P.P.Pasolini, marqué par la chrétienté, montre dans « Théorème » qu’il peut se trouver un homme jouant, à un certain moment le rôle déstabilisant d’un Dieu et provoquant une remise en question drastique de la vie de ses hôtes.

Un chapitre fort intéressant interpelle " Une réponse chrétienne à la mort de Dieu" qui permet de revenir à la question. "Car Dieu est mort, mais quel dieu ? La notion d'un dieu qui peut disparaître n'est-elle pas contradictoire avec l'idée même de Dieu ? Dieu n'est mort que s'il peut mourir." Il rappelle que ceux qui ont été habités dans leur pensées philosophiques par cette mort, Nietzsche, Hegel, Hölderlin, Heidegger, ont reconnu en elle la manifestation paradoxale du divin. Dieu mort est-il l'idole et pas l'icône ? Jean-Luc Marion dans son livre , “l'idole et la distance" paru en 1977 aborde aussi la place de l'analyste pas plus idole qu'icône, plutôt en retrait, permettant ainsi de dévoiler une demande sous la demande. Cette répétition des demandes laissées sans réponse finit par circonscrire le vide et un certain désir.

Peut-on dire, suivant en cela J.F Lyotard que « Dieu ne sera mort pour de bon, et le chemin - qu’avec mille précautions Lacan indiquait vers l’athéisme - ne sera effectivement parcouru que lorsque l’on se montrera capable, à quelque niveau que ce soit, de vivre sans que cette vie ne soit en aucune façon prise dans un grand Récit religieux, ou politique, historique, philosophique, culturel ? »

Ce livre complexe a le mérite de mettre en perspective la psychanalyse dans le religieux, en butée au réel et au spirituel, et pas encore une fois l’analyse du religieux par la psychanalyse.

La conclusion ouvre cette porte à une proposition ancienne et très actuelle de Jean Allouch, datant de 2007, " La psychanalyse est-elle un exercice spirituel ?" La psychanalyse absorberait-elle toute présence, y compris celle du divin, dans la représentation ?

André Malraux écrivait-il d'ailleurs : " le XXe siècle sera religieux ou ne sera pas" ou encore " le XXe siècle sera spirituel ou ne sera pas". Cette différence intègre ce concept fondamental qu'est celui de la spiritualité, passerelle vers ses deux prochains ouvrages : " Schreber théologien" et " Une femme sans au-delà." Ce premier volet aux abords théoriques multiples nécessite qu'on s'y arrête, qu'on y revienne car il ne se laisse pas attraper comme cela.

Mais n'oublions pas, comme le rappelle l'auteur en citant Freud : "Je ne crois pas que nos succès thérapeutiques puissent concurrencer ceux de Lourdes, il y a tellement plus de gens qui croient aux miracles de la Sainte Vierge qu'à l'existence de l'inconscient." (S.Freud )

(Jean Allouch exerce la psychanalyse à Paris. Il fut membre de l’École freudienne de Paris jusqu’à sa dissolution en janvier 1980, et contribua aux premiers pas de la revue Littoral. Il est membre de l’École lacanienne de psychanalyse fondée en 1985, et dirige, aux éditions Epel, la collection "Les grands classiques de l’érotologie moderne" qui s’emploie à faire connaître, en France, les études nord-américaines féministes, gay et lesbienne, et la queer theory. De multiples articles et présentations de ses ouvrages sont disponibles sur son site notamment.

Parmi ses derniers ouvrages publiés on retrouve :

La psychanalyse est-elle un exercice spirituel ? Réponse à Michel Foucault (Paris, Epel, 2004)

Pensées pour le nouveau siècle, avec Aliocha Wald Lasowski, Jean-Claude Ameisen et Alain Badiou (Paris, Fayard, 2008)

543 impromptus de Jacques Lacan (Paris, Fayard, 2009)

Contre l’éternité. Ogawa, Mallarmé, Lacan (Paris, Epel, 2009)

L'Amour Lacan (Paris, Epel, 2009) et également une intervention sur la spiritualité en octobre 2012 dans l'université du Michigan☺

http://www.jeanallouch.com/document/246/god-is-not-dead-the-neglect-of-spirituality.html

Isabelle Carré et Anne Ermolieff

Comments (1)

Jean Allouch a relu et corrigé le livre de Claudie Montellier L"éveil de l'autiste". Pourquoi a-t-il fait ce travail? Par un intérêt personnel parce que ce livre aborde d'une autre manière la problématique de l'Autre.