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Merci Moustapha
Tout d’abord trois flashes, trois brefs retours sur une époque révolue et qui furent mes premiers aperçus de Moustapha Safouan.
Premier événement : je suis dans la salle d’attente de Lacan, quelques minutes plus tard Safouan, dont je ne savais alors pas le nom, entre dans la pièce pour attendre le moment de ce que je ne savais pas non plus être son contrôle. Lacan se présente dans l’encadrure de la porte et invite… Safouan. La chose ayant eu lieu plusieurs fois, je ne pouvais qu’en tirer la conclusion qu’aux yeux de Lacan certains étaient persona grata, d’autres pas. Il y a, en effet, un élitisme chez Lacan, comme chez Platon et bien d’autres, sur lequel on ne souhaite guère s’appesantir.
Deuxième événement : lors de réunions de l’École freudienne, j’ai assisté, ainsi que les autres présents, à plusieurs affrontements entre Safouan et Leclaire. Leclaire avançait des propositions non orthodoxes que, lecteur de Lacan, je jugeais malvenues (par exemple, son objet petit a'), tandis que, presque toujours, j’approuvais les dires de Safouan. Toutefois, lorsque Lacan prenait ensuite la parole, c’était, là encore, presque toujours, en donnant raison à Leclaire (mais jamais, on s’en doute, à son a').
Troisième événement qui, lui aussi, s’est répété. Une amie, Muriel Drazien, et moi sommes en contrôle à deux chez Safouan, rue Guénégaud. Muriel parle d’un cas, je fais quelques remarques, moyennant quoi il ne reste plus à Safouan, resté silencieux, qu’à empocher notre argent. L’argent payait un tel silence, lui avait dit un jour Lacan.
Mais venons-en à notre réunion d’aujourd’hui, rendue possible par nos hôtes, la librairie Tschann, qu’avec nous tous ici je remercie beaucoup pour son initiative. Comment se présente-t-elle ? Le 9 décembre dernier, Alain Vanier m’écrivait : « Moustapha souhaite que nous lui posions des questions. » Un tel souhait, que je m’apprête volontiers à tenter de satisfaire, n’est pas rien. Il positionne Safouan et ses interlocuteurs annoncés d’une certaine façon : à chacun de nous trois les questions, à lui les réponses. Il ne s’agirait donc pas de donner à entendre à Safouan, ainsi qu’à vous ici présents, un éloge critique de son livre, bien plutôt d’avancer à partir de cet ouvrage, en le laissant quelque peu derrière nous. Et c’est donc sur ce livre que je prendrai appui pour lui poser trois questions.
Auparavant, que je vous dise : ce livre, je l’ai reçu avec enthousiasme, au point de proposer aussitôt à mon éditeur en Argentine qu’il le publie dès que possible – ce qui sera fait. Il m’a en effet permis de me rendre compte comme jamais que le grand ouvrage de Ferenczi et de Rank, Perspectives de la psychanalyse, paru en janvier 1924, avait instauré une fracture dans le champ freudien. Safouan le montre parfaitement, cette fracture distribue deux manières différentes d’analyser qui ne restent pas moins rivales aujourd’hui encore (le séminaire de Lacan L'Acte psychanalytique a clairement pris position du côté de Ferenczi, en prônant l’analyse comme acte et non plus seulement comme « perlaboration »).
L’ouvrage confirme aussi de la meilleure façon qui soit que, de la part d’un analyste, toute visée d’orienter par-delà sa mort la suite de son intervention dans le champ freudien est vaine, malvenue et carrément contre-productive au regard même de ce que cet analyste a pu apporter.
Il confirme aussi à quel point la famille se bat comme un beau diable pour se maintenir en place dans l’analyse, cela en dépit de ses mises en cause par l’analyse. Pour ces trois points, entre autres : merci Moustapha.
I Ma première question portera sur le statut et la fonction du savoir. On est frappé en lisant La Psychanalyse. Science, thérapie – et cause (le tiret est important) par certaines phrases porteuses non pas seulement d’un savoir mais d’un savoir su (qui, en tout cas, apparaît tel à quiconque n’a pas lu les travaux antérieurs de Safouan), et qui intervient de façon abrupte lors de tel et tel développement. C’est un maître qui parle. En voici trois exemples, sur : 1) « Je tiens que le père symbolique est le principe de raison sans lequel aucun accès n’est possible au foyer du désêtre que nous avons tous en partage » (p. 305) ; 2) « le désir de l’analyste fait l’essence de son être » (p. 384) ; « L’amour ne refuse rien à l’aimé » (p. 368). Je ne saurais faire mienne aucune de ses trois affirmations. Ce qui m’amène à devoir préciser ma question.
Sur un tel savoir comme assuré de lui-même, de sa vérité, je suis, au fil des années, devenu de plus en plus sceptique, doutant désormais qu’à aucun des propos qu’a pu tenir ou écrire Lacan ne peut être accordé un tel statut incontestable. De là ma première question. Si Lacan a pu déclarer dans « L’étourdit » qu’« une langue entre autres n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister », n’en irait-il pas, de même, chez un analyste, concernant le savoir ? Un certain savoir su, non pas insu, s’y déposerait petit à petit, sur lequel l’analyste, croit-il, pourrait tabler. Ce qui a été problématisé puis jugé se cristallise ensuite sous la forme d’un préjugé. Freud le premier est à cet égard exemplaire, ainsi que le montre, entre autres échecs, celui de l’analyse de ladite « Jeune Homosexuelle ». Question : chaque analyste n’en est-il pas réduit à être enceint de tels dépôts, alourdi par eux ?
II Deuxième question : elle porte sur l’affaire Lacan, Melman, Miller, car oui, ils s’y trouvent à trois au moins. Je reste très reconnaissant à Moustapha d’avoir donné à lire à ce propos un certain nombre de remarques que j’aurais pu écrire depuis longtemps mais que je n’étais pas en position d’écrire – lui, tout au moins aujourd’hui, si. Il est heureux que cela soit fait, et ainsi fait, quand bien même on y restera sans doute sourd, tout un temps encore, du côté des deux numériquement plus importants groupes lacaniens partis à la conquête de la planète Terre.
Aucun de ces trois n’a su tenir sa place, autrement dit se régler sur l’impasse en laquelle il était impliqué à une certaine place, pas la même pour chacun. Cette impasse est simple à formuler, et Safouan le fait clairement : dès lors que Jacques-Alain Miller était engagé auprès d’une fille de Jacques Lacan, et dès lors qu’il n’existait à ses yeux qu’un seul analyste, son « analyste d’élection » comme le dénommait Conrad Stein, qui n’était autre que Jacques Lacan, sa demande d’analyse se trouvait en impasse – hormis le cas où Lacan l’aurait accepté en analyse (Freud n’avait-il pas reçu sur son divan sa fille Anna ?). Étant donné le refus de Lacan, il ne restait plus à Jacques-Alain qu’à mettre un mouchoir sur sa demande d’analyse et son souhait d’exercer l’analyse, et donc à prolonger la si précieuse position du non-analyste qu’il avait tenue jusque-là et qu’il a abandonnée, « sacrifiée », écrit Safouan. Et, s’il ne s’y résolvait pas, il ne restait plus à ceux auxquels il s’adressait que de refuser un divan qui ne pouvait en aucune façon tenir lieu de celui de Lacan.
Sans doute entrevoyez-vous déjà la question que je pose à Moustapha d’autant que, l’ayant lu, vous aurez sans doute noté que, dans sa présentation de ce qui a viré au pataquès, il n’est pas question de Judith, la fille de Lacan pourtant concernée au plus haut point, et pas non plus, ajouterais-je, de Lucien Sebag, dont le fantôme était aussi partie prenante (serait-il intervenu, favorisant le susdit refus de Lacan ?). Moustapha identifie là un « monde de tricheurs » (p. 273), une expression que l’on ne peut que saluer, bien plus tranchée que tout ce qui a été dit concernant cette aventure si mal emmanchée. Cela dit et bien dit, comment en éponger ce qu’elle a dégagé d’une extrême violence toujours pas résorbée et qui, désormais, a absorbé un nombre important d’analystes ?
Est-il possible d’affirmer que Jacques-Alain Miller et Charles Melman « partageaient le même transfert sur le maître » (p. 349 & 369) ? On ne saurait le déduire du seul fait qu’à un certain moment ces deux-là auraient fait alliance (p. 370). Y a-t-il jamais deux transferts qui puissent être dits « les mêmes » ? Je ne le crois pas. Quant à la « raison » pour laquelle, selon Safouan, Melman aurait accepté cette demande d’analyse et qui, en quelque sorte justifierait Melman de l’avoir fait, la voici (p. 370) :
Je présume que s’il a fini par accepter, c’est qu’une réponse positive présentait à tout le moins une occasion permettant au sujet de se mettre debout, alors qu’il n’y avait rien de positif à attendre d’un refus.
On retrouve ici ma première question sur le savoir su. Comment pourrait-on savoir que rien de positif n’aurait jamais résulté d’un tel refus ? Cela paraît exclu, d’autant que Jacques-Alain étant alors reconduit à l’impasse susdite, à l’endurer, c’est toute la suite qui s’en serait trouvée fort différente de ce qu’elle n’a été.
Par ailleurs, arrive-t-il jamais à un analyste de réfléchir ainsi que l’aurait fait Melman, selon ce qu’écrit Safouan ? Un tel calcul est, si l’on veut, politique, ou bien de pasteur d’âmes, certainement pas analytique.
Plus généralement, cet ouvrage tente de minimiser la responsabilité des premiers élèves de Lacan dans cette affaire et, celle, antérieure et incontestable, de l’élection de Miller par Lacan. Claude Dumézil m’a pourtant rapporté que, au terme d’une réunion tenue chez Melman et rendue nécessaire par le caractère jugé insatisfaisant de la revue Scilicet, Lacan lui aurait dit, tandis qu’il le raccompagnait chez lui dans sa mini-Austin : « Je ne vais quand même pas confier tout ça aux normaliens ! » Ceux qui ont été des compagnons de Lacan ne se sont jamais positionnés en élèves, autrement dit en interlocuteurs qui ne reculent pas à poser des questions, y compris celles qui pourraient mettre à bas un enseignement – un concept de l’élève que partagent Nietzsche et Wittgenstein. Cette dérobade, cette déficience des premiers « élèves » de Lacan, est largement responsable de l’élection de Jacques-Alain et de ce qui s’est ensuivi.
III Troisième question : l’école. Je serai plus bref. Certes, cet ouvrage souligne à juste titre à quel point l’histoire des institutions psychanalytiques présente un côté accablant, quand bien même certaines fractures (pas toutes) sont parfaitement fondées. Pour autant, est-ce une raison de renoncer à reconduire d’une façon nouvelle le projet lacanien d’une école, de cet « abri » (Lacan) qui n’est ni un groupe, ni un collège, ni une association, ni un cercle, et dont la référence était, pour Lacan, l’école stoïcienne ? Cette question n’est pas moins sérieuse que les deux précédentes car, en ne voulant pas de l’école, c’est aussi la passe que l’on écarte et donc tout questionnement possible sur le passage du psychanalysant au psychanalyste. L’idéologie du psychanalyste non inscrit, ou si peu, du psychanalyste non dupe, préservant sa prétendue liberté, est aujourd’hui largement répandue. Une telle non-inscription est-elle tenable, s’agissant de l’analyse ? Peut-il, hors école, y avoir de l’analyste ? Lacan ne le pensait pas. Que l’on ait été ainsi été échaudé (tout au moins l’imagine-t-on), suffit-il pour ne plus jamais replonger dans l’eau froide ?
Comments (1)
Trois questions de Jean Allouch à Moustapha Safouan. Quelles ont été les réponses ? Si quelqu'un les a notées cela serait bien venu !