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entre les murs de François Bégaudeau
entre les murs de François Bégaudeau
Enfermés dedans
« Entre les murs »
de François Bégaudeau (Verticales 2006)
Il est des utopies comme des individus : certaines réussissent, d’autres non. L’asile de Pinel et l’école de Jules Ferry furent portés par un idéal : faire le partage entre raison et folie pour l’un ; partager le savoir pour l’autre. Dresser des murs, murs de l’asile, murs de l’école, pour donner forme à l’informe : soigner le fou, former des citoyens. Ces deux utopies partageaient l’héritage des Lumières : la raison triomphante, et le triomphe du savoir, ce qui revient peut-être au même.
On voit par cette rapide entrée en matière que le collège unique de M. Haby n’appartient pas aux utopies réussies. Il lui a manqué ce qui fit la force des deux utopies précédentes : être porté par une pensée et un idéal. Pourtant le collège unique avait bien les murs, qui sont là pour contenir déviations et violences. Murs contenants, qui permettent de dispenser un contenu : l’idéal républicain, liberté, égalité, fraternité, laïcité.
François Bégaudeau est professeur agrégé de lettres. Il enseigne dans un collège de Paris intra muros, qui n’est pas unique en son genre, et qui porte tous les symptômes de l’utopie déchue. Avec le regard d’un clinicien, et sans jamais sortir de l’enceinte des murs, il décrit la vie de toute une année scolaire au collège Mozart (XIXème arrondissement).
Les murs abritent parfois une communauté, réunie autour du partage des mêmes valeurs : c’est le cas du couvent. Au collège Mozart, pas de véritable « communauté éducative », à part dans la langue de bois du principal, mais une vie rythmée par des rituels obsessionnels : les conseils de classe, les conseils de discipline, les conseils d’administration. Et deux groupes d’individus qui s’affrontent sur le mode verbal, et parfois physique : les profs d’un côté, les élèves de l’autre.
Lorsqu’ils ne sont pas en train d’affronter les élèves, les profs sont aux prises avec les machines. La machine à photocopier ne fonctionne pas, preuve qu’ils n’arrivent plus à reproduire des clones d’eux-mêmes. La machine à café ne distribue plus le seul carburant qui leur permette de continuer – à dispenser quoi ?
Du Savoir et de la Culture, leur préhistoire pourtant, il ne reste plus rien dans cette salle des Profs, rien qu’un discours ressassé sur le mode de la plainte : « Ah ! Les cinquième 1, je n’en peux plus. » Dans leurs casiers, on trouve des miettes, miettes de gâteaux, de brioche, nourritures oubliées en décomposition. Toujours en train de picorer, comme s’ils étaient eux-mêmes devenus des enfants en mal de se remplir. Symptôme infantile d’une société en voie d’obésité généralisée, ayant perdu l’appétit d’enseigner, ou pire, l’appétit du savoir. Les profs ont perdu leur identité, dans ce moule unique qui rabaisse les dispensateurs du savoir au rang d’éducateurs. Ils n’ont, comme leurs élèves, que très peu de mots de vocabulaire à leur disposition, portent des boucles d’oreille et des tee-shirts à logos. Pertes d’identité, perte du savoir, perte du langage. Comme aux portes de l’Enfer de Dante, nul n’entre ici s’il n’abandonne au préalable son savoir. C’est finalement le point commun entre les profs et les élèves : le refoulement radical du Savoir, qui reste « enfermé dehors », à l’extérieur des murs, exclu définitivement par on ne sait quel conseil de discipline. Les motifs de cette exclusion ne sont pas énoncés, et - c’est là sans doute le plus grave – nul ne semble s’en émouvoir. Tout le monde s’en accommode.
Cependant, on peut trouver d’autres points communs aux élèves et aux profs. D’abord, ils semblent les uns et les autres, enfermés « entre les murs » contre leur gré et par la volonté politique, qui les laisse en découdre, avec le même regard indifférent et vaguement amusé que l’empereur romain observant un combat de gladiateurs. Les enseignants font de piètres martyrs, croit-on, car ils sont tous mécréants. Cela reste à prouver. Il faut avoir la foi bien rivée au corps pour affronter ainsi la mort – symbolique - chaque jour.
Le Héros de l’histoire, car il en faut bien un dans cette épopée apparemment sans gloire, c’est lui, le narrateur, prof principal des troisième 1. S’il ne parle jamais à ses collègues, il les observe et les écoute beaucoup. Toujours aux prises avec ses ciseaux, son arme à lui, il taille et retaille dans la langue des élèves : « Ca c’est correct, ça c’est incorrect». « C’est de la langue orale, ça ne s’écrit pas ». « On ne dit pas “ insulter de pétasses”, on dit “ traiter de pétasses” ». Il ne baissera jamais la garde, le vaillant petit tailleur de la salle des profs, et les ciseaux continueront de couper, ciseler des exercices jusqu’à la fin de l’année.
Le point faible des élèves du collège Mozart, leur symptôme à eux, c’est le langage. Les mots du dictionnaire, ceux de la langue française, leur sont inconnus. Ils ne les possèdent pas, ce sont les mots qui les possèdent. Mais pas ceux de la langue commune, ceux qui servent en dehors des murs, à communiquer, à travailler, à échanger, à penser et à écrire. Non, ils sont hantés par des bribes d’un discours économique et médiatique, qui viennent s’inscrire, non sur leurs corps, mais sur leurs vêtements. Ceux que les marques et les modes leur imposent. Il leur reste cependant quelque chose de vivant et qui leur appartient en propre : l’énergie d’en découdre. Il ne faudrait peut-être pas grand-chose pour que cette énergie devienne la force de penser et d’argumenter.
Alors, profs et élèves doivent résister. Car il s’agit bien d’entrer en résistance « intra muros ». Entre les murs, oui, mais pour combattre. Contre un système qui abrase tout, à l’intérieur comme à l’extérieur. Le combat, dedans et dehors, est le même. François Bégaudeau le réaffirme avec force : surveiller et punir, c’est dans les prisons ; exister, au collège, c’est enseigner.
Mariane Perruche
Cet article a été écrit en avril 2006 et publié sur le site « Exigence-litterature » au moment de la parution du livre de François Bégaudeau. Il concerne donc le livre et lui seul. Il se peut que le film, qui vient d’obtenir la Palme d’or au Festival de Cannes, n’offre pas tout à fait le même point de vue que le livre. Je crois par ailleurs que François Bégaudeau a arrêté l’enseignement pour se consacrer à l’écriture. Il a publié en août 2007 chez Verticales un récit sur Florence Aubenas qui s’intitule « Fin de l’histoire ».
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