Michael Larivière, La langue comme lieu d'origine par Annie Franck

Les éléphants. Admiration, fascination, fétichisme, culte

Michael Larivière, « Les éléphants, Admiration, fascination, fétichisme, culte », ed. Liber, Québec 2019, 121pages.

 

Par Annie Franck

 

Qu’est-ce qui impose de devenir écrivain ?

 

          « L’écriture est un acte de délivrance et un acte par lequel je me livre à l’autre, un acte de foi dans le langage et dans l’autre, dans la possibilité de la vérité. Comme l’érotisme. »

 

D’où nous arrive-t-il ce souffle qui traverse et porte l’écriture de Michael Larivière ? De quelle rage à aller au plus profond, de quelles blessures impensées se sont forgés cette nécessité d’écrire et ce talent habité, ce rythme inspiré ? De quelles rencontres –  Michael Larivière les nomme ses « éléphants », « ces écrivains tellement immenses qu’ils écrasent quiconque a la prétention d’écrire à son tour », reprenant ce mot  à Pierre Michon, précisément « son éléphant Pierre Michon, le plus grand des contemporains » –  de quelles rencontres cette force s’est-elle nourrie et a-t-elle dû s’affranchir aussi ?

Lorsqu’on a aimé – vraiment aimé : été emporté par –  un livre, un élan vous prend à lancer des mots enthousiastes mais dérisoires : ils diraient surtout la difficulté à se dégager d’un envoûtement, d’une fascination ; et il est vrai que le charme est puissant et qu’on a tout autant envie d’en rester captif que de donner à l’entendre. On voudrait surtout demeurer silencieux.

Il nous arrive d’ailleurs, cet homme-là : sans doute d’une autre planète. Car il faut venir de très loin, être en exil, dans une forme cruciale d’exil, pour écrire cette langue-là qui va toucher droit au cœur, avec cette élégance si singulière qui arrête, qui étonne. Etranger, il demeure l’enfant d’un autre monde dans une « peur ontologique » : « C’est dans la cour de récréation, déjà, que vous comprenez ça, qu’il y a une version du monde dont vous ne serez jamais capable […] Vous êtes là, dans la cour de récréation parce qu’on vous y a envoyé, parce que vous n’avez pas le choix, et vous ne savez où vous mettre, vous n’êtes personne pour personne, vous êtes seul. […] Vous n’avez pas peur de ceci ou de cela : vous avez peur, point. Vous ne vivez qu’à partir de cette peur, tout ce que vous pensez, tout ce que vous faites procède de cette peur […] Et c’est à cause d’elle, cette peur, que monte en vous le besoin de dire. Dire votre étonnement de vous retrouver si seul dans votre coin, si exilé, toujours si endeuillé, si paralysé, si fasciné. […] De quoi enfin n’avez-vous jamais cessé d’essayer de ne pas avoir peur ? Par quoi avez-vous besoin d’apprivoiser le gouffre noir qu’avaient ouvert vos éléphants ? Mais qu’avez-vous découvert de si horrifiant, qu’il vous ait fallu, qu’il vous faille encore à tout prix écrire pour y échapper ? »

Pourquoi devient-on écrivain ? Pourquoi devient-on psychanalyste ? L’un et l’autre, Michael Larivière l’est, et de la même façon : dans la nécessité d’une honnêteté exigeante. Il se doit d’écrire, autant qu’il lui est possible – jusqu’aux limites de ce qui se dérobe toujours à lui – de quoi procède son écriture et de quoi procède son écoute : sans doute de l’énigme jamais close de la solitude, celle de la souffrance enfouie. Cette énigme force à aller vers « l’avant de soi », selon l’expression de Rilke dans une des « lettres à un jeune poète », celle sur l’amour ; elle aimante vers le plus secret de soi-même et de l’autre, vers un horizon ignoré ; elle oblige au saut dans l’inconnu, toujours repris, inaugural. Face à ces confins, face à cet océan, face à ces ports dans lesquels nul n’a pu vous désigner et vous offrir un arrimage, vous comprenez, écrit Michael Larivière, « qu’il vous faudra, cette vie, violemment vous l’approprier, qu’elle sera un perpétuel règlement de compte avec une naissance d’exclusion. Que c’est par effraction que vous y entrerez. »

« Par effraction » ? Il en est beaucoup question dans ce livre : les effractions dans la vie d’un enfant, insurmontables, inentamables ; les effractions dans la vie de « ses éléphants » dont l’auteur nous parle avec acuité pour dire encore la nécessité et le combat d’écrire, de faire entendre sa voix unique, de se débattre avec son héritage et avec la langue, et aussi d’aimer : Joyce, Faulkner, Lacan, Yehudi Menuhin, Hindegard von Bigen, Adorno, ou Henry Miller… Mais les effractions sont aussi celles produites sur le lecteur, plus ténues il est vrai : plutôt « répliques », rappels ressentis et actualisés d’un passé qui ne passe jamais. Car si la culture, la pensée et l’écriture affirment raffinement et subtilité, une forme de violence ne s’en mêle pas moins : la lecture des Eléphants touche droit, à vif, va en plein cœur, verticale ; certains passages, comme secrètement arrachés au plus intime, conduisent aux larmes, ils font ressurgir soudain, presque brutalement, une déchirure : celle qui nous porte à chercher la beauté, toujours, et à nous tenir le plus possible auprès de l’essentiel, de la vérité obscurément enfouie.

A cette vérité, ce livre ne se dérobe pas, il y plonge, avec une sincérité sans complaisance :  « Comment se fait-il que la vie ne vous soit le plus souvent qu’un amoncellement d’ébauches, d’espérances réduites à mesure ? Que vous passiez tant de temps à différer votre avenir ? […] Car en vérité, la haine qui vous a si longtemps lié aux autres n’a servi qu’à construire une armure à votre identité, à devancer l’abandon, à vous cacher que vous aviez très tôt abdiqué pour vous enfermer dans une mélancolie rageuse dont vous craignez maintenant qu’elle ne finisse par avoir raison de vous. La vérité est encore que […] vous avez laissé la terreur et la haine disposer de vos désirs. […] et vous craignez mourir inconsolé de vous-même après vous être abîmé dans des désastres publics et intimes. C’est pourquoi vous écrivez en rêvant de devenir éléphant. Il y a de meilleures raisons d’écrire, vous le savez.» Il y en a de plus mauvaises aussi, a-t-on envie de répondre. Ecrire : est-ce une façon de transformer la vie, de composer enfin une autre origine, de se déprendre d’un destin, de s’ouvrir à l’inconnu, de se délivrer : « Comment vous déprendre de ce qui vous retient en amont de…quoi ? du bonheur ? de la réussite ? de la tranquillité ? de l’accomplissement ? », interroge Michael Larivière.