Retour à Montsouris

Institut Mutualiste Montsouris


Un beau texte de Thierry Séchan, mort en 2019, frère du chanteur Renaud


RETOUR A MONTSOURIS
(au Dr Dieu)

Le jeudi 11 mars 2004, j’entrai à la clinique Villa Montsouris pour la huitième fois en moins de trois ans. Villa Montsouris, c’est une clinique psychiatrique. N’étant pas à proprement parler un malade mental, on est en droit de s’étonner de ces séjours à répétition dans un établissement qui accueille (et enferme) essentiellement des schizophrènes, des déprimés profonds, et puis des anorexiques, ces jeunes filles qui ne veulent pas manger mais qui sont le plus souvent très jolies, quoique très maigres. Chez moi, nul dérèglement psychique, mais une certaine propension, à certaines époques de ma vie, à boire sans modération. La clinique Villa Montsouris accueillant également les intermittents de l’alcoolisme, c’est en ses murs que je trouve refuge lorsque j’ai besoin de rompre avec une existence par trop chaotique. Pas de quoi fouetter un chat. Un monastère ferait aussi bien l’affaire. « Montsouris », c’est un  havre de paix, de luxe et de volupté. A mon avis, Baudelaire aurait adoré.

Ma fiancée adorait moins. Elle avait du mal à comprendre que l’on puisse dépenser autant d’argent pour boire 3 litres d’eau minérale par jour. Elle consignait sur un cahier les dates de mes séjours à « Montsouris », et notait ce qu’ils m’avaient coûté. C’est ainsi que je puis aujourd’hui affirmer qu’en moins de trois ans, j’y fus reçu (comme un roi) à huit reprises : 

- du 28 août au 5  septembre 2001 ;
- du 26 décembre 2001 au 3 janvier 2002 ;
- du 9 au 17 juin 2003 ;
- du 15 au 22 juillet 2003 ;
- du 7 au 14 novembre 2004 ;
- du 11 au 19 mars 2004.

On notera que je passai le réveillon de l’an 2002 à « Montsouris » ! Ah, ce bonheur de réveillonner chez les fous quand on a si souvent réveillonné chez les cons !

On notera également que mes séjours n’ont jamais excédé huit jours, car il ne faut point abuser des bonnes choses. L’enfermement, c’est bien, mais enfin, le monde extérieur existe. Il s’agit de tenir compte de nos responsabilités familiales, professionnelles, voire humaines. Et chacun sait que je suis un homme sérieux. 

*

Ce jeudi 11 mars 2004, j’entrai donc pour la huitième fois à la clinique Villa Montsouris. Après passage à la case « Admissions », je fus reçu en consultation par le Dr Dieu. Se remettre entre les mains de Dieu, ça vous rassure un bon chrétien. J’expliquai à Dieu que je n’allais pas très bien, que je buvais beaucoup trop ces temps-ci, que j’étais sur la mauvaise pente, que je préférais prévenir que guérir, et qu’une cure préventive me paraissait plus sage qu’une cure trop tardive.

« Je vous félicite  pour votre excellente gestion de l’alcoolisme », me dit Dieu textuellement. Félicité par Dieu ! J’étais aux anges… pour un peu, je lui aurais offert un verre !

Après, une infirmière souriante me conduisit à ma chambre. Enfin seul ! Hors du monde des médiocres vivants ! Loin des casse-bonbons de tous genres et des emmerdeuses de tout poil !

Gavé d'anxiolytiques, je ne tardai pas à m’endormir du sommeil de l’homme libre dans une prison dorée. Durant mon sommeil, un geôlier prévenant vint fouiller mes affaires et me confisquer rasoir et eau de toilette. Comme si j’avais l’intention de me suicider ! Comme si j’allais boire mon « Acqua di Gio » d’Armani à cinquante euros le flacon ! Les gardiens des fous sont fadas…

*

Ce fut un beau séjour, vraiment. Médecins et infirmières se montrèrent plus que charmants, comme on peut l’être avec un vieux client qui connaît parfaitement les règles de l’établissement et qui n’aurait pas l’idée de les transgresser.
Lors d’un sevrage alcoolique (qui n’est pas une cure, Dieu merci!) les deux premiers jours sont toujours un peu comateux. Dès le troisième jour, vous êtes sur pied et vous pouvez vous adonner avec sérénité à la fréquentation des gens fous, mais sobres. Ah, un monde sans alcool, comme j’y serais bien ! Mais la Libye, non merci ! J’aime trop regarder « sous les jupes des filles » (Alain Souchon), plonger mes yeux dans leurs décolletés profonds, noyer mon regard clair dans les arabesques subtiles de leur nombril rose.
Dès le 13 mars, j’étais donc redevenu visiblement l’homme que je suis essentiellement : ténébreux, inconsolable, mais doux. Très vite, je devins le grand ami des petites anorexiques, si grandes, si douces, parfois si tristes, et si grandement poétiques. Je me fis d’autres amies parmi les malades de la vie, comme la petite Émilie si jolie, Émilie fracassée par son passé, Émilie qui enfilait sans trembler des perles de cristal de verre dans des fils aussi ténus que celui sur lequel elle marchait.

En fin d’après-midi, des gens que j’aimais venaient me visiter. Mi-Voltaire, mi-Sade, je recevais ces bons et belles amis. Ils me parlaient du monde extérieur et qui allait mal et me demandaient si j’allais bien intérieurement. Je les rassurais : j’allais bien à l’intérieur, c’était surtout l’extérieur qui me faisait peur. 

Et puis, j’avais pour « médecin traitant » un homme d’une immense humanité et d’une élégance à faire pâlir Lord Byron : le Dr Heim. Un jour, il vint me voir avec les deux bras dans le plâtre. Seules ses mains de pianiste (il était pianiste) étaient libres. « Que vous est-il arrivé, mon bon docteur ? », lui demandai-je, très sincèrement atterré. Le Dr Heim m’expliqua qu’un patient compliqué lui avait cassé un bras, ce qui avait provoqué sa chute, et qu’il s’était cassé l’autre bras en chutant. Casser le bras d’un psychiatre pianiste, il faut vraiment être malade ! Pauvre Dr Heim ! Mais quelle idée aussi, quand on est psychiatre, de recevoir des cinglés dans son cabinet ! Je le réprimandai vertement.

Le 19 mars 2004, je quittai « Montsouris ». Depuis, tel MacArthur quittant la queue basse les Philippines, je ne cesse de ressasser : « I shall return. »