divans maudits

divans maudits

sorelcohen

Exposition de Sorel Cohen 

Centre culturel canadien

5 rue de Constantine, 75007

http://www.canada-culture.org/

Gérard Wajcman a réalisé le texte du catalogue

Du 26 février au 24 mai 2003 ouverture : mardi, mercredi et vendredi 10h 18h

jeudi 10h -21h/ samedi 14h-18h fermé dimanche et lundi

accès métro RER Invalides Bus 28 49 63 83 93

D'UN REGARD…

Sorel Cohen aime photographier les lits, les divans et les matelas. Ceux usés par le temps, défaits par les hommes, remodelés par les femmes ou encore martelés par des lutteurs en plein ébat sportif. Plus encore, elle aime les corps qui y ont laissé une trace ou une empreinte et qui se sont déployés, créant autour d'eux, un univers formel riche d'impressions et de sensations. Cette artiste québécoise, aux origines russo-polonaise, qui œuvre depuis plus de 25 ans, en a fait un thème récurrent. Étudiante en peinture au département des arts de l'université Concordia de Montréal, elle décide pourtant d'utiliser l'appareil photo pour réaliser ses premiers travaux. Dans un Québec des années soixante-dix en plein bouleversement culturel, la place de la femme devient l'objet principal de ses interrogations et de sa réflexion artistique. Si elle s'attache dans un premier temps aux autoportraits, jouant sur l'ambiguïté de son rôle d'artiste et de modèle, ses photographies dépassent vite la simple illustration et sondent la représentation de la femme dans l'art et plus généralement dans la société. Avec Le rite matinal, réalisé en 1977, l'artiste qui expose, dans une série de photographies, une ménagère s'appliquant à faire son lit, s'inscrit d'emblée dans la démarche féministe. Elle fait d'une action simple une méthode, s'ingéniant, en réinventant les gestes de la vie ordinaire, à représenter la condition de la femme et l'étirement du temps, en une séquence photographique. Le lit, auquel elle accorde une importance emblématique devient le symbole de l'emprisonnement du quotidien, de la lutte, du désir et de l'isolement. Elle le radiographie, comme dans cette série de photos intitulée Bed of want où quatre lits vides sont photographiés sous des angles de vue différents. Mais le sujet est ressenti plus que représenté et l'image de ces meubles aux draps désordonnés, marqués par la présence, imaginaire ou non, de corps alités laisse le spectateur, dans une atmosphère fantomatique, libre d'interpréter ce lieu comme celui du rêve, du repos, de l'amour ou encore de la mort.

Son séjour à la Cité internationale des arts de Paris, en 1989, inspire sa réflexion et influence son travail. Ses recherches au musée d'Orsay, sur l'Olympia de Manet, dénommée à l'époque « la scandaleuse », l'amènent à réaliser Noli me tangere, qui associe une photographie du 19è siècle de la bourse de Paris avec, au dessus, le détail de la main, en tirage négatif, de l'Olympia. Cette œuvre, avec Medusenhaup ou Le geste qui cache qui cette fois-ci s'emparent de clichés de Muybridge, décrie intensément la soumission de la femme face à l'homme détenteur du pouvoir et des institutions. Plus encore, elle dénonce les codes de représentation si restreints de la femme dans l'art académique.

Inclassable et déjà considérée comme une artiste sur laquelle la scène culturelle canadienne doit compter, Sorel Cohen poursuit son exploration artistique. À ses réflexions féministes se joignent des références picturales de plus en plus marquées comme dans Vies abîmées : trois tableaux de Degas qu'elle réinterprète pour se pencher, toujours et encore, sur les diverses positions sociales de la femme, tour à tour fille, amante et mère. Par les techniques de surimpression et de négatif, elle mêle constamment les époques, crée un univers intemporel, joue avec les langues en introduisant des inscriptions yiddish, anglaises et françaises et s'intéresse aux liens unissant la photographie et la peinture ; deux modes d'expression qu'elle a plaisir à associer. À travers une série de photographies Bacon/Muybridge elle s'approprie cette fois-ci la nudité masculine pour en faire le sujet de l'artiste féminin. Un clin d'œil, une façon d'inverser les rôles et présenter l'érotisme masculin d'un point de vue féminin. Les matelas sont toujours présents, délimitant l'espace et resserrant l'image sur des corps enchevêtrés et déformés par le flou de leur mouvement.

Dans ces derniers travaux, réalisés en 1996 et présentés actuellement au Centre culturel canadien de Paris à travers l'exposition Divans maudits, Sorel Cohen écarte les corps pour se concentrer plus particulièrement sur l'espace clos du divan. Après avoir photographié les lits, comme cadre de vie, de refuge ou de défoulement, elle dévoile un autre lieu intime et confidentiel : le divan du psychanalyste, et s'aventure sur le thème de la relation patient – analyste. Quarante œuvres, de la photographie aux collages, en passant par les études préparatoires, qui proposent une réflexion graphique très personnelle et grinçante de la cure psychanalytique.

A L'AUTRE

Une étrange et intrigante mosaïque de photos, de textes, d'enluminures, de dessins et de collages : voilà en effet à quoi ressemble cette exposition de Sorel Cohen au Centre culturel canadien - à chacun de (re) trouver son chemin dans ce labyrinthe qui échappe, non sans malice, aux contraintes de la logique spatio-temporelle.

L'artiste se joue et joue des conventions de la représentation : ici la psychanalyse envahit un temps qui ne l'avait pas même encore devinée, par le biais d'une iconographie médiévale à la fois naïve et ludique (il est bien possible en effet que les fleurs décoratives qui entourent les dessins de divans se transforment à votre insu en langues érotiques…). La psychanalyse entre alors dans un livre d'heures moqueur mâtiné de surréalisme : le divan s'envole ou brûle, une main anonyme y dépose un foulard rouge, obscur objet de séduction…

Ce qu'il y a d'étrange, c'est que cet onirisme médiéval côtoie un autre type d'images : des photos qui ressemblent aux premiers tirages sur papier argent d'un Daguerre, contemporain de Freud, et d'autres encore, issues cette fois de notre réalité à nous, les divans des psychanalystes d'aujourd'hui, captés par le regard de l'artiste et l'œil de son appareil dans une étrange uniformité de lumières et de cadrages, qui les fait sortir du présent pour les projeter dans un hors temps presque aussi dérangeant qu'apaisant. Ici, le désir, celui autour duquel tourne la cure, celui qui creuse le divan et y laisse une trace indélébile, le désir circule sans entraves, l'imaginaire en bandoulière comme un appareil photo : union et confusion des lieux et des temps, le corps nu et érotique se fait aussi bien représenter par ses blasons, une oreille démesurément grande écoute une infinité de langues s'agiter et peut-être parler, le Moyen Âge se fait surréaliste et les psychanalystes d'aujourd'hui sont projetés dans un temps sans repères…

Au cours d'une longue discussion-promenade devant son travail, Sorel Cohen nous indique que cet intérêt pour les divans est l'évolution, sinon l'aboutissement, de son intérêt pour les lits et les corps qui y trouvent leur place ou les désertent. Des lits après la nuit, lits célibataires, et autres matelas où l'on boxe, elle est donc « naturellement » passée aux divans de la psychanalyse. En arrivant il y a quelques années à Paris, quelqu'un de ses amis lui donna les noms de dix psychanalystes qu'elle contacta donc, le but étant de photographier leur cabinet, le divan, et éventuellement, le fauteuil à l'arrière-plan. Des dix psychanalystes contactés, neuf donnèrent leur accord à l'artiste. De là naquit le projet, qui s'enrichit également des interrogations de Sorel Cohen sur cet espace éminemment intriguant de la cure, dont seul le transfert peut rendre raison (hors de toute rationalité, bien entendu) : il n'y a ici ni description, ni démonstration, mais monstration, au sens de Lacan, de l'ambiguïté du statut du transfert. À côté de photos de divan où l'on voit en surimpression un corps nu, transparent, prendre des poses lascives, s'imposent des extraits du texte de Freud sur l'amour de transfert et la nécessité pour le psychanalyste de détourner cet amour de sa propre personne – ironie grinçante, défiance ou cynisme ? Une autre série de photos montre des divans solitaires mais accompagnés de ce qui peut apparaître comme un commentaire tout autant discret qu'arbitraire, blanc sur blanc, mais vibrant d'interrogations douloureuses sur ce qui fait de la cure une chambre d'écho, une chambre noire : psychic suffering, emotional turmoil, infantile trauma, sexual inhibition… Là encore, aucune nécessité logique ne lie une photo avec un commentaire plutôt qu'avec un autre : les images et les mots se cherchent, mais rien ne justifie leur rencontre, qui n'en est d'ailleurs peut-être pas une.

Comment demander à l'artiste de justifier son œuvre en rendant raison de sa démarche artistique, lui à qui l'on demande de créer et non d'expliciter ? Mais comment ne pas se demander ce qui pousse une artiste à faire œuvre du divan de l'analyste ? Préoccupation moderniste à l'heure de la postmodernité ? Sorel Cohen y a pensé, elle qui a précédemment proposé des photos accompagnées d'expressions typiques du répertoire de la critique d'art, une sorte de ready-made pour spectateur averti, subtilement moqueur. Faire œuvre du lieu même de la sublimation, la psychanalyse et son laboratoire, le divan, est-ce renvoyer la création à ses propres fondements, ou est-ce renvoyer ironiquement la psychanalyse à ses propres prétentions ? Sorel Cohen se refuse à fermer nos questions par des réponses trop précises. L'on ne saura donc que deux choses, plus faites pour relancer notre curiosité que pour l'apaiser : l'une, c'est que son intérêt pour les lits, qui a toujours été au centre de son travail photographique, lui vient de sa chambre d'enfant, de l'importance du lit dans l'espace, des sensations que procure le corps allongé ; l'autre, c'est que la photographie, qui lui a justement permis de (re) trouver les lits, est pour elle étroitement associée à son inscription dans le champ féministe : il n'y a que la photo, dit-elle, qui lui donne les moyens de rendre compte de la spécificité de son expérience en tant que femme et d'en faire œuvre en tant qu'artiste.

Désir, désir, désir… Ce refrain qui accompagne l'une des photos de divans mots/mau (x) dits est aussi celui qui accompagne le voyage du spectateur dans l'exposition surprenante de cette artiste canadienne encore méconnue en France : il faut prendre le temps de se laisser envahir par le tourbillon de sensations contradictoires qu'elle produit pour en saisir toute la richesse.