Nietzsche contre Onfray

Nietzsche contre Onfray

« Sur la pulsion de mort, Freud a écrit des pages

d'une importance majeure 

dans Au delà du principe de plaisir... »

Michel Onfray in Féerie Anatomiques, P.406.

Je vais essayer de donner un angle légèrement différent à cette triste affaire.

D'autres ont montré les qualités et les défauts du livre d'Onfray sur Freud.

Quant à moi, j'aimerais décortiquer, de manière ludique, la drôle de logique, pleine de contradiction et de paradoxe, qui meut la verve d'Onfray. Et pas seulement dans son livre sur Freud, mais dans sa production en général. J'aimerais insister sur deux points : d'abord, son point de vue dit « nietzschéen  de gauche », qui est un fantasme, mais Michel Onfray, comme un autre, a bien le droit de fantasmer; et ensuite sur une hypothèse de mon cru : si Michel Onfray ne cache pas son matérialisme, il ne parle jamais du « positivisme », au sens de Comte, de son angle de tir. Et s'il est totalement normal de trier à sa guise dans la production d'un auteur comme Nietzsche, ce que tout le monde fait, il ne s'agit non plus d'en réduire sa complexité pour des raisons démagogiques. Aucun être humain n'est cohérent, entier et intact, ni aucun livre écrit par un être humain; tous les êtres et les livres sont bourrées de paradoxes et de contradictions et, comme le disait Hegel, la contradiction, le compromis et le conflit sont les signes de ce qui est vivant.

Mais, justement, le plus consternant, chez Onfray, c'est son manque de lucidité quant à lui-même et ses semblables, c'est cette fixation progressive, cette impression de cohérence intouchable qui n'est pas loin de la raideur du cadavre. D'ailleurs, Onfray a écrit un livre qui s'appelle : La sculpture de soi, en 1991; j'ai comme l'impression que la sculpture est finie, figée et impénétrable par le regard et le discours d'autrui. Imperméable aux autres, certes, mais aussi à soi, à ce chaos incohérent de soi, plein de contradictions et d'arbitraires désirs.

Celui qui voit des légendes et des chapelles partout ne voit pas les siennes.

Celui qui repousse tout exercice du pouvoir d'un revers de la main, n'a-t-il pas crée une université populaire, n'est-il pas traduit dans 25 langues, n'est-il pas un auteur vendable, et donc, fatalement, avec un certain pouvoir, qu'il exerce, qu'il le veuille ou non, sur ceux qui le veulent bien et sur quelques autres qui n'en demandaient pas tant ?

Celui qui méprise l'argent vit-il en hédoniste stoïco-nietzschéen de gauche sans un sou, comme on le fantasme pour Li Po, dans sa montagne, avec la terre comme matelas et le ciel comme seul couverture ?

Celui qui se vante, comme si c'était un mérite en soi, de vivre en province, n'est-il pas 4 jours sur 7 à Paris sur un plateau télé ou dans une colloque en Ile de France pour dire que la guerre c'est pas bien, que les femmes sont des être humains à part entière et que tout le monde ment sauf Michel Onfray ?

Si l'on écoute Michel Onfray, les « gens » ne veulent qu'une chose : être heureux, libres et hédonistes mais seulement, les 5000 psychanalystes français les en empêchent et Freud à travers les âges, et Sade par la même occasion. Sinon, les gens seraient aussi solaires, intelligents et nietzschéens de gauche que Michel Onfray, pense Michel onfray dans son fauteuil de certitudes.

Pourquoi Michel Onfray veut-il que tout le monde soit aussi heureux que lui ? Pourquoi veut-il nous sauver avec son nietzschéisme de gauche assez maladroit ? Faudrait-il voir ici une volonté de nous soigner ? Michel Onfray est finalement extrêmement touchant : il veut être le thérapeute de tous les gens qui ne sont pas encore ou Nietzschéen, ou de gauche, ou les deux. Il adhère au malheur fantasmé d'autrui sur lequel il s'appuie pour se croire plus heureux qu'eux.

J'aimerais bien savoir si Michel Onfray, prof de philosophie populaire, a lu ce petit livre de La Boétie : De la servitude volontaire ? Du coup, pour le savoir, j'ai relu les 5000 pages de ses oeuvres complètes, pendant ma pause déjeuner de gauche, et oui, il dit l'avoir lu, dans son petit essai sur Montaigne, a qui il ne reproche pas d'avoir été reçu par le Pape contrairement à Sade qui, lui, pourtant, comme Michel Onfray, ne croyait pas en Dieu, contrairement à Montaigne; il faut dire que Michel Onfray ne s'appuie que sur des « vérités historiques... » et des « faits » ! Et Michel Onfray, lui, ne se trompe jamais dans le choix de ses vérités historiques.

Tenez, d'ailleurs, Kant était « compatible » avec le troisième Reich... Michel, qui sait tout, le dit dans Le songe d'Eichmann, aux Edition Galilée, en 2008.

D'ailleurs, Galilée, il est pas un peu suspect celui-là, fouillons sa psycho-biographie d'un point de vue nietzschéen de gauche et, ah oui, pas joli joli, s'il avait vraiment mis en pratique ses idées, ne devrait-il pas tourner sur lui-même et autour de la terre comme la planète bleue ? Et s'il avait été un homme intègre, il n'aurait pas dû reculer devant la mort et continuer, comme un stoïcien hedonisto-nietzschéen de gauche, a affirmer que la terre tournait, malgré la menace de mort! Quel lâche ce Galilée, encore un nietzschéen de droite qui s'ignore!

Dans ce même livre, on apprend aussi que : quand Nietzsche fait l'éloge de la guerre, c'est une « métaphore », mais que : quand Sade métaphorise la pulsion de mort dans son rapport à la fixation psycho-sexuelle, c'est qu'il est un délinquant sexuel exposant sa propre biographie. Logique, hein, comprenne qui voudra. Et comme Eichmann aimait Kant, en plusse, c'est Hannah Arendt qui le dit, alors le troisieme Reich était kantien. Logique. C'est lui qui le dit et c'est toi qui y'est, voilà à peu près le niveau d'amalgame onfrayien, autrement dit : effrayant.

Quand les nazis récupérèrent Kant, il l'avait bien cherché; quand c'est Nietzsche, c'est un complot.

Ce paranoïaque qui s'ignore voit du fasciste partout, ou encore du nazi, ou du stalinien ou du misogyne.

« Le mariage d'amour entre l'Eglise et le Nazisme ne fait aucun doute » écrit-il dans son Traité d'Athéologie, p. 220, en 2005.

Et vous ne saviez pas encore que St Jean était un nazi ? La preuve : « Les chambre à gaz peuvent donc s'allumer au feux de la St-Jean. » ! Meme livre, même année.

Ou encore Sade, qui est un « méchant homme », nous apprend Michel Onfrêche. « Les 120 journées de Sodome » est un « grand roman fasciste », dit-il, dans son petit texte sur Sade, en 2007.

Et c'est pas tout, il lui reproche aussi sa « misogynie radicale » et « l'assimilation de toutes les femmes à des chiennes... »

Onfray, avec une mauvaise foi intarissable, confond Sade et ses personnages. Car, pour lui, la métaphore n'existe pas, pour Onfray, tout est confession ou rien, réalité ou mensonge, histoire véridique ou légende. C'est ça, le positivisme d'Onfray. Son vrai Maître est Auguste Comte, et pas Nietzsche, peut-être finira-t-il un jour par se l'avouer.

Bref, bienvenue en Paranoïa : « Tous ces philosophes antiques ont en commun de pratiquer ce qu'ils enseignent, d'agir conformément à leur discours, parfois jusqu'à en mourir. » Ecrit Michel Onfray, et nous voilà dans l'origine de son délire. Pour Onfray, toute pensée est la « confession » psycho-biographique, plus ou moins déguisée, de son auteur. C'est Nietzsche qui l'a dit, alors, donc, c'est vrai et c'est de gauche, en plus.

Kundera a écrit trois essais sublimes pour prouver le contraire, mais il faut croire que cela n'a eu aucun effet sur Michel Onfray, qui a écrit un « manifeste pour le roman autobiographique » à la fin de son livre : Théorie du corps amoureux. Dans ce même livre, toujours pour soigner le monde, il propose : « Une sagesse contemporaine peut s'appuyer sur une pareille logique : réactiver le monde d'avant le christianisme et la culpabilité (…) jouer Athènes et Rome contre Jérusalem »

Pauvre Onfray, comme si la culpabilité avait été inventée par le Christianisme ! Elle lui pré-existait, le christianisme n'a fait que la traiter, à sa manière, qui me déplaît aussi, mais qui lui pre-existe. Comme si il avait un jour existé un monde sans culpabilité! L'âge d'or itou itou!

Quant à jouer Athènes et Rome CONTRE Jérusalem, encore pire. Pourquoi ne pas rayer de la carte toutes les villes que Michel Onfray n'aime pas, tant qu'on y est. Jérusalem, en plus d'être l'une des plus belles villes du Monde, ses habitants et notamment les juifs, nous ont offert un arbitraire commun d'une grande beauté, des textes sublimes, et une manière de penser le « verbe » comme fondateur.

« Dans l'ancien testament juif de la justice divine, on trouve des hommes, des choses et des paroles d'un si grand style que les textes sacrées des grecs et des hindous n'ont rien à mettre en regard. »

Alors, Michel Onfray, à ton avis, de qui est la phrase que je viens de citer ?

Un indice : fragment 38. Toujours pas ? Par delà le bien et le mal, d'un certain Nietzsche, qui n'était ni de gauche, ni de droite, car il n'aimait pas la démocratie, et sur cela, il ne s'est jamais contredit, à ma connaissance.

« Il n'y a pas de faits moraux, mais seulement des interprétations morales des faits. »... cette phrase de Nietzsche, qui est typique de sa façon de penser, est le contraire du positivisme. Et la moraline avariée que nous sert Onfray, en distribuant, rétrospectivement, les bons points et les étiquettes (fasciste, misogyne, délinquant sexuel), ne peut en rien s'appuyer sur Nietzsche, si ce n'est en lui sur-ajoutant ce qui lui est totalement étranger.

« Tout ce qui est profond aime à se masquer », toujours dans Par delà le bien et le mal. Pour un éloge de la confession, j'ai vu mieux. Nietzsche est un homme plus baroque que ça, et plus sophiste qu'il n'y paraît : il peut aussi bien faire, dans une même page, l'éloge du nihilisme et en dénoncer les limites et les dangers. Et c'est ainsi que je l'aime, dans ses contradictions irréductibles et inextricables. Il a aussi écrit des choses horribles, sur les femmes, sur les chinois, sur les races, et j'en passe. Et il faut faire avec. Et il le fait car il croit que « la méchanceté développe l'esprit »; ce que je crois, aussi et surtout car « énoncer des jugements moraux, des condamnations morales, c'est la vengeance des esprits bornés sur ceux qui sont moins bornés qu'eux. » (Fragment 219, le plus beau du livre !)

C'est en cela, proprement, que c'est mon « psychologue » préféré, comme il aimait le dire de lui-même. Quant à savoir si Freud doit tout à Nietzsche, il y a un très bon livre là-dessus, de Paul Laurent Assoun : Freud et Nietzsche.

Bref, le point de vue d'Onfray n'est en rien un point de vue « Nietzschéen », mais un point de vue positiviste et matérialiste à la sauce Onfray. Nietzsche n'y est pour rien et en rien, si ce n'est sous forme de citations éparses.

D'ailleurs, il faudra un jour en finir avec ces histoires de lacanien, machin, truquin, kafkaien. Même Nietzsche n'est pas nietzscheen. Même Lacan n'est pas lacanien et Freud pas plus Freudien qu'un autre. Personne n'est réductible, ni à sa pensée, ni à son corps, et encore moins à ses faits et gestes.

Aucune pensée ne procède que de soi, nous nous connaissons si peu nous même, comment arriverait-on sérieusement à se confesser ! Il s'agit toujours d'un compromis entre ce que nous croyons sur nous et sur les autres et ce que nous pouvons en dire, autrement dit, entres des fausses croyances et un « manque à dire », comme dirait Kaes.

Onfray est allergique à la métaphore, au détour du symptôme, bref, à l'inconscient. Aucun positiviste ne fait l'hypothèse de l'inconscient. Cette allergie à la métaphore, c'est aussi une allergie à un « autrui »qui ne fait pas forcément retour à « soi ».

« En effet, pour moi, le dit ne compte pas autant que le dire lui-même. Celui-ci m'intéresse moins par son contenu que par le fait qu'il s'adresse à un interlocuteur » nous propose Levinas, dans Ethique et Infini.

Les livres d’Onfray ne s'adressent plus qu'à lui-même et à son propre Idéal. Il est en même temps le « comédien de son propre idéal», comme dirait Nietzsche, et son seul spectateur.

Que quelque chose puisse nous séparer de notre Idéal, voilà ce que Michel Onfray ne peut pas/plus admettre. Et ce quelque chose, notamment, c'est l'inconscient, c'est autrui, c'est « l'étrange désir de se nuire à soi-même ». Quelque chose, un « je ne sais quoi », sépare ce que l'on dit et ce qu'on fait, ce qu'on fait de ce qu'on dit, ce qu'on en dit de ce qu'on en fait, ce que l'on en dit de ce que l'on veut dire, ce qu'on en dit de ce qu'on voulait en faire, etc. etc. etc. Ce quelque chose, invisible et bruissant, ce « silence bruissant » dira Levinas, est extrêmement angoissant, j'en conviens. Ce bruissement impersonnel dans l'intime du sujet le travaille au corps. Pour Levinas, l'une des alternatives à ce bruissement, c'est la déposition de sa vision du monde dans la relation. C'est à dire, déposer la souveraineté de son moi dans la relation à l'autre et avec, si possible, ce que l'autre a de plus autre.

Le positivisme est l'une des ruses pour couvrir ce bruissement de l' « il y a » dont parle Levinas, une ruse qui se débarrasse au passage de la seule chose qui compte : la relation soi/autrui. S'il y a des faits positifs et certains, et qu'une vie doit être le décalque de notre propre vision du monde en tant que souveraine, alors, il n'y a plus aucune place pour la métaphore et encore moins pour ce que Winnicott appelle l' « espace transitionnel », ce lieu d'élaboration d'un compromis entre soi et l'autre, soi et le monde, soi et son Idéal. Et c'est pour cela qu'aucune pensée n'est jamais applicable, car elle rencontre, dans son parcours, la pensée, tout aussi enVISAGEable, des autres, se transformant au passage, se compromettant; pour le meilleur et pour le pire.

Etrangement, ce fantasme assez répandu de vouloir se passer de Jérusalem, ou de jouer Rome et/ou Athènes contre Jérusalem, me paraît relever de la même allergie à autrui en ce qu'il a de plus autre à nous proposer. Jérusalem fait partie de notre histoire commune, je ne m'en passerais pour rien au monde, et pareil pour Athènes et Rome. Cette opposition des capitales est absurde.

Ne puis-je pas écouter Hendrix, Vivaldi, Bjork, Sclavis, Beyoncé et Bach avec mon Ipod tout en marchant dans le Panthéon à Rome en lisant Rachi et/ou les sophistes ? Ne sommes-nous pas en 2010, M. Onfray ?

Michel Onfray fait ce qu'il peut, comme vous et moi. Sade explique ça assez bien : « Je respecte les goûts, les fantaisies : quelques baroques qu’elles soient, je les trouve toutes respectables, et parce qu’on n'en est pas le maître, et parce que la plus singulière et la plus bizarre de toute, bien analysée, remonte toujours à un principe de délicatesse. »

Donc, s'il veut croire et fonder un « nietzschéisme de gauche », vaï vaï, croire que certains font l'objet d'une légende et d'autre moins, go go!, je sais bien que tout ça remonte à une délicatesse dont nous ne saurons rien et dont je ne veux rien savoir.

On couvre comme on peut le bruissement de l' « il y a » !

« Puisse la lettre qui ne commence jamais, aller trouver la lettre qui vient toujours, écrète en fumée, obscurcie de brouillard, scellée de nuit... »

Les êtres parlants sont aussi bizarres et complexes que cette phrase de Finnegans Wake.

Et cette complexité, qui est ma fantaisie, me ramène quotidiennement au désordre de ma délicatesse.

Nunzio d'Annibale

Comments (1)

" Un indice : fragment 38. Toujours pas ? Par delà le bien et le mal, d'un certain Nietzsche "

Il s'agit en fait du § 52 dans la troisième partie, "Le phénomène religieux. (on réserve généralement la dénomination de "fragment" aux fragments posthumes).

Sinon, sur le fond, cette critique de la méthode Onfray est largement justifiée. Il a parfois de bonnes intuitions, mais aussi des raccourcis effarants (St-Jean, chambres à gaz).