EXCUSEZ, MOI, JE NE FAISAIS QUE PASSER

J'ai pris la décision de publier dans le site oedipe.org la lettre de démission de l'École Freudienne de Paris de Jeanne Favret Saada ainsi que la lettre adressée au président du jury d'Agrément soit Jacques Lacan, après le suicide de l'une des candidates à la passe, candidate qui au sein de la petite troupe de ceux qui fréquentaient l'École était connue et appréciée. Ce texte a déjà été publié dans deux revues "Les Temps Modernes" puis plus récemment dans l'excellente revue "Penser/rêver". Fallait-il donc à nouveau la faire connaître et sa place est-elle sur le site. Pour ma part j'ai répondu oui à ces deux questions.Cette lettre est importante au plan historique à tout point de vue. Au titre de l'histoire du mouvement psychanalytique dont elle est partie prenante, au titre de l'enseignement des jeunes générations pour les instruire de ce que l'histoire nous enseigne pour construire le présent, et pour les plus anciens pour leur rappeler la place qu'ils ont pu y prendre ou non à l'époque. Elle a sa place sur le site oedipe.org car elle permet d'être consultable tant que vivra le site c'est à dire j'espère assez longtemps encore si ceux qui le lisent continuent à le soutenir et à y apporter leur pierre. J'y joins un texte de Joseph Gazengel au sujet d'un ouvrage de Jeanne Favret Saada. Il dit mieux que moi-même ce que je pense de l'auteur de ce texte

Laurent Le Vaguerèse.

Jeanne Favret Saada

Les deux textes qui suivent datent de 1977 et ont été publiés en juin de la même année dans les Temps Modernes n° 371. A l'époque, j'étais persuadée que toute Association de psychanalyse est, du même coup, une École où l'on inculque une seule interprétation du freudisme et une seule manière d'être psychanalyste. Après avoir démissionné de l'École Freudienne de Paris que présidait Jacques Lacan, j'ai maintenu mon activité de thérapeute sans m'inscrire dans une autre Association mais en adossant ma pratique à un dialogue permanent avec des collègues. Depuis 1977, beaucoup d'eau a passé sous les ponts : dans la psychanalyse et dans les questions relatives à un éventuel encadrement professionnel par l'Etat français et par les institutions européennes. Si j'étais encore thérapeute aujourd'hui, j'adhèrerais donc à une Association -- la moins fanatique que je pourrais trouver --, et j'y participerais à toute action collective visant à l'empêcher de devenir une Ecole.

Jeanne Favret-Saada

EXCUSEZ, MOI, JE NE FAISAIS QUE PASSER

Le 22 mars dernier, j'ai quitté l'Ecole freudienne de Paris. Quelques semaines auparavant, une analyste de l'Ecole dont j'avais, depuis toujours, aimé la vitalité, le rire et l'insolence, s'était tuée peu après avoir été prise, comme tant d'autres, dans cette machine à mouliner les sujets qui se nomme la " passe ".

Pour moi, qui avais admis un moment de jouer un rôle dans le fonctionnement de cette machine, la mort de J. fut l'occasion d'un questionnement radical. Non pas seulement sur la passe, dont je pensais et disais depuis plusieurs mois qu'elle ne pouvait produire que des élèves, des morts ou des fous. Mais sur l'idée même d'une Ecole de psychanalyse, c'est-à-dire d'une institution destinée à transformer en élèves ceux-là mêmes - les psychanalystes - qui sont, en principe, intéressés à libérer la parole de chacun, à commencer par la leur propre.

Comme tant de petits rentiers de l'idéal, je m'étais jusque là arrangée de cette contradiction en silence : me tenant à l'écart des petits jeux du prestige et du pouvoir, refusant poliment d'enseigner au département du champ freudien à Vincennes, démissionnant moins poliment mais sans m'en expliquer sur-le-champ de la fonction de passeur. Je n'assistais plus aux congrès, ni aux journées, ni aux séminaires, ayant compris assez vite que si, dans cette Ecole, on peut tout dire, rien n'est jamais entendu qui ne soit la répétition du discours du Maître ou sa confirmation dans un champ nouveau mais limité. Les coups de gueule de tel ou telle sont, par avance, intégrés dans la liturgie ; et, à une prise de parole plus soutenue, il n'est jamais répondu que par le silence, l'isolement, l'interprétation sauvage et le mépris (" c'est une merde ", " il est nul "). J'étais donc membre de l'Ecole mais absente de l'Ecole, présente seulement à tels analystes chez qui j'avais reconnu un réel engagement dans le discours analytique.

La mort de J. est venue brutalement pulvériser ce petit confort de rentière aux mains propres. Je ne pus alors éviter de savoir qu'en adhérant à l'Ecole sans y regarder de trop près, j'avais admis qu'un analyste puisse être un élève, avec la conséquence que cela comporte : à savoir que le Maître-l'Ecole imaginent un système de garanties doctrinales qui en vienne à fonctionner comme une machine de mort.

Ayant peu d'espoir que cette machine soit supprimée et, moins encore, qu'aucune Ecole puisse jamais soutenir un discours analytique, j'ai donc choisi de démissionner de l'EFP - comme de toute institution analytique - dans une lettre où je dis les raisons de cette décision. On en trouvera ci-après le texte, qui porte exclusivement sur l'expérience que j'ai faite de la passe. Il me paraît néanmoins utile d'y introduire le lecteur en situant cette institution dans l'ensemble des mesures prises par l'EFP pour satisfaire à sa vocation d'Ecole, c'est-à-dire pour donner aux élèves la garantie de ce qu'ils sont bien tels.\ Qu'une Ecole soit nécessaire pour des psychanalystes, Lacan le justifie de ce qu'il enseigne la psychanalyse et donc, de ce qu'il y ait des élèves recevant cet enseignement " pour eux sans rival" (1). Lacan fut, en 1964, l'unique fondateur de l'EFP ; et, depuis lors, son unique directeur. Sur sa proposition, l'Ecole institua, en 1969, des titres garantissant aux élèves qu'ils relevaient bien de sa formation. L'inconvénient d'une telle proposition c'est que, jamais, des élèves - fussent-ils ceux de Lacan - ne sauraient être des analystes, c'est-à-dire des sujets qui s'autorisent d'eux-mêmes à penser, à parler ou à écouter.

Freud répétait souvent qu'on ne peut écouter un patient qu'à la condition d'oublier ce que l'on croit savoir, d'oublier la théorie constituée, quand bien même on en serait l'inventeur, et de se laisser surprendre dans ses certitudes par un trait inattendu dans le discours de l'analysant. Le travail de théorisation, s'il est toujours nécessaire, ne se peut faire qu'après coup, en prenant acte de sa propre surprise et en interrogeant, à cette occasion, la théorie constituée. De là les remaniements perpétuels de la théorie freudienne, comme de toute théorie psychanalytique. Il n'y a pas d'analyse, ni pour Freud, ni pour Lacan, ni pour quiconque, hors de cette invention perpétuelle de la théorie provoquée par le dire inattendu de l'analysant.

C'est pourquoi, s'il est essentiel, pour un analyste, d'étudier Freud, Lacan ou Dupont, ce ne peut être pour attendre le patient au coin d'un bois, armé du gros bâton de la théorie constituée, mais pour pouvoir oublier celle-ci et faire droit à l'inouï. On peut, si l'on veut, dire qu'un analyste est à l'école, mais seulement du dire de ses patients, lesquels le contraignent à mettre en question les théories constituées et à en inventer d'autres, moins insuffisantes" (2).\ Que l'enseignement de Lacan puisse être " sans rival "pour les analystes - c'est lui qui l'affirme, mais ses élèves en sont bien d'accord -, il faut donc y voir le signe d'une grande misère plutôt que l'annonce de lendemains qui chantent. Car la fondation d'une Ecole de psychanalyse entraîne inévitablement la défense et l'illustration de la théorie constituée par le Maître et une inhibition certaine, pour les élèves, à prendre le risque d'inventer la psychanalyse en leur propre nom.

Aussi faut il moins s'étonner de ce que cette Ecole en vienne à instituer un système de titres et de garanties - car c'est dans la logique même d'une école, sinon dans celle de la psychanalyse - que de la prétention, si souvent affichée à l'EFP, d'avoir enfin trouvé " la solution du problème de la Société psychanalytique " et d'en avoir terminé avec les effets d'identification imaginaire à son Chef qui s'y produisent immanquablement. Car si l'analyse permet, en principe, de se déprendre de ses identifications imaginaires, une Ecole fut-elle de psychanalyse - est précisément faite pour les produire et les reproduire indéfiniment.

Je voudrais simplement montrer ici que l'institution des titres et des garanties n'évite à l'EFP aucune des absurdités que Lacan avait, il n'y a guère, dénoncées dans d'autres sociétés de psychanalyse, car cette institution a pour unique effet d'assurer, à l'Ecole qui les distribue, la conformité doctrinale des élèves. Il est, à cet égard, frappant que les textes fondamentaux de l'EFP parlent plus volontiers de " doctrine " que de théorie psychanalytique.

Selon les " Principes concernant l'accession au titre de psychanalyste de l'EFP " (1969), s'il est bien entendu que l'analyste ne s'autorise que de lui-même, l'Ecole, pour sa part, se reconnaît le droit de garantir qu'il relève ou non de la formation lacanienne. A cet effet, elle peut lui conférer deux titres qui ont valeur indépendamment l'un de l'autre :

1) Soit celui d'Analyste Membre de l'Ecole (AME) ou praticien dont la " capacité professionnelle " est garantie par un " jury d'accueil " ".

2) Soit celui d'Analyste de l'Ecole (AE) ou théoricien dont la capacité d'élaboration théorique (ou " doctrinale ") est reconnue par un " jury d'agrément".

En clair, cela signifie que Lacan-l'Ecole considèrent comme allant de soi :

1°) qu'un praticien puisse être reconnu comme " ayant fait ses preuves ", qui ne théoriserait pas sa pratique ;

2°) que la qualité d'un travail théorique ait à être reconnue par un jury plutôt que, par exemple, par les lecteurs ou les auditeurs de ce théoricien.

Pourtant, qu'un titre de théoricien puisse ainsi être décerné par un jury où siège, de droit, l'inventeur de la " doctrine " de l'Ecole, cela ne peut manquer de fausser l'accès de chacun au nécessaire travail de théorisation : car ce titre fonctionne, dans l'imaginaire des élèves, comme une barre qu'il faudrait franchir, après quoi seulement l'on pourrait se dire théoricien. Je pense, au contraire, que la seule barre à franchir, pour théoriser l'inconscient, c'est celle du refoulement et que celle-ci, chacun, pour son compte, n'en finira jamais de la passer : car il y a un avant et un après de la levée de chaque refoulement particulier, qui conduit à une reformulation de la théorie ; mais aussi bien, parce qu'aucun progrès n'est jamais garanti dans la pensée d'un analyste et que rien n'est jamais gagné pour toujours sur le refoulement, des retours en arrière ou l'abandon de thèses intéressantes parce que l'on n'ose pas se risquer si loin.

De là vient que la théorie psychanalytique est, à la fois, l'exercice le plus difficile et la chose la mieux partagée du monde : il est impossible d'être un simple " praticien " soit un " pur clinicien " rebuté par l'abstraction, mais tout aussi impossible de recevoir d'un jury la garantie de ce qu'une élaboration théorique ait été gagnée sur le refoulement. Et la théorie de Lacan, pas plus que celle de Freud ou de quiconque, n'échappe pas à la commune condition : comme toute explicitation de l'inconscient, elle a ses limites, ses failles, ses fausses fenêtres et le travail théorique, pour un analyste, ne consiste pas à l'apprendre comme une leçon mais à repenser - à réinventer - la psychanalyse tout entière à partir de son propre repérage de l'inconscient. A ce travail, nul praticien n'échappe, qu'il le sache et le veuille ou non, et aucun jury ne saurait lui garantir qu'il l'accomplit sans défaillance.

La " passe ", qui fait l'objet de la lettre publiée ci-après, vient s'inscrire au cœur du dispositif des garanties instituées par l'EFP, puisque le titre de théoricien (AE, Analyste de l'Ecole) est ou non décerné aux candidats qui acceptent de " s'offrir "(5) à une expérience de théorisation de leur analyse personnelle. Celle-ci est destinée à fournir à l'Ecole - représentée, en l'occurrence, par un " jury d'agrément " présidé par Lacan - des matériaux pour élaborer une théorie de la didactique.

Il faut porter au crédit de l'EFP qu'elle ait mis au centre de ses préoccupations la question de savoir ce qui se passe quand la fin d'une analyse débouche, pour le patient, sur le fait qu'il devient analyste à son tour. Je voudrais toutefois développer deux critiques à ce propos : l'une, de principe, et la seconde, de fait.

1. Il est tout à fait improbable que la réponse à cette question cruciale, qui est aussi celle de la transmissibilité de l'expérience analytique, puisse jamais être apportée par une Ecole ou par une société de psychanalyse, quelle qu'elle soit, car les institutions psychanalytiques ne doivent leur succès ou leur survie qu'à la méconnaissance systématique des effets de transfert qu'elles provoquent.

Une cure psychanalytique, c'est, pour le patient, la position d'un transfert et la levée de celui-ci : la position d'un transfert, c'est-à-dire la supposition que l'analyste sait ce que j'ignore de mon propre fonctionnement et qui, si seulement je le pouvais savoir, me sauverait de la répétition où je m'épuise ; la levée de ce transfert, c'est-à-dire la découverte de ce que l'analyste était seulement supposé le savoir et que cette supposition m'a permis de répéter la série des fantasmes qui me déterminent. La terminaison de l'analyse, c'est de vérifier que l'analyste n'est pas mon père, ni ma mère, ni le docteur, qu'il est " rien " ou seulement le support artificiel de mes fantasmes. Le fait que, du côté de l'analyste, le moins possible de réalité vienne faire écran à la projection de la fantasmatique du patient, le caractère artificiel de la situation analytique est donc absolument indispensable à l'effectuation de la cure.

Or la chute du supposé savoir et, avec lui, de tout supposé, n'a de chances sérieuses de se produire que dans les analyses dites thérapeutiques, celles où il n'entre pas dans le projet du patient de devenir analyste à son tour. Car dans le cas contraire - celui de la didactique - le transfert et les fantasmes qui le soutiennent ne sont généralement pas levés, mais seulement déplacés de la personne du psychanalyste à celle du chef ou du maître d'école.

Celui-ci se présente régulièrement comme l'unique incarnation de l'esprit de la psychanalyse et il est soutenu dans cette prétention par ses élèves, qui sont incapables de dissocier le transfert sur la personne du maître de la " cause "(6) psychanalytique proprement dite ". Ce faisant, ils énoncent, en substance, ceci : ce que mon analyste était seulement supposé savoir, Lacan - mais aussi bien, Freud, Nacht ou Dupont - le sait, lui. Si je reste son élève et que je travaille avec acharnement dans les voies qu'il m'indique, si je conquiers les titres qu'il me propose d'obtenir, peut-être me dira-t-il un jour que je puis enfin le savoir, moi aussi.

Ainsi sont introduits dans le, procès analytique deux éléments de réalité, étroitement liés entre eux et qui font obstacle à la chute de tout supposé : d'une part, la personne du fondateur de l'Ecole ; d'autre part, l'institution psychanalytique elle-même, c'est-à-dire l'organisation des élèves. Aucune société de psychanalyse ne peut faire l'économie de ces deux éléments de réalité et c'est en quoi toutes sont foncièrement anti-analytiques : qu'on tente, en effet, de les supprimer, il n'y aura plus de société ; mais qu'on les maintienne, et il n'y a plus d'analyse terminable pour un psychanalyste.

2. D'autre part, le dispositif particulier imaginé par l'EFP et la manière dont celui-ci fonctionne depuis bientôt dix ans interdisent absolument que quelque lumière soit faite sur la question de la didactique. Puisque c'est là ce que dit ma lettre de démission, je voudrais simplement, pour finir d'introduire celle-ci, décrire les règles formelles de ce petit jeu de société psychanalytique qu'on nomme la " passe " : le principe en est qu'un " passant ", ou candidat théoricien, demande au " jury d'agrément " de reconnaître son effort de théorisation de sa propre analyse en passant par le truchement de deux auditeurs quelconques (ou " passeurs "), et en acceptant de ce fait qu'une part de son discours se perde en chemin.

a) Le passant tire au sort dans le chapeau du Secrétaire de la Passe les noms de deux passeurs. Ceux-ci sont des analystes débutants en fin d'analyse chez un théoricien garanti ou Analyste de l'Ecole (AE). Les passeurs sont désignés dans cet office par leur propre analyste qui, en principe, ne leur demande pas leur avis sur cette affaire. Les AE les choisissent parmi les débutants parce que ceux-ci sont supposés avoir encore l'oreille fraîche, la tête bien faite et n'être pas autrement impressionnés par les têtes bien pleines des candidats théoriciens. Au passeur, on ne demande d'ailleurs pas de théoriser, mais seulement de transmettre le discours du passant qu'il est censé entendre d'autant mieux qu'il se trouve lui-même dans le moment où . l'analysant " passe " à l'analyste.

b) Le passant a ensuite un certain nombre d'entretiens libres avec ces deux passeurs à l'oreille fraîche : il leur parle séparément de ce que fut son passage du divan au fauteuil et tente d'en faire la théorie. L'expérience suppose évidemment qu'on livre son réseau signifiant le plus secret et qu'on engage dans ce procès de parole le plus intolérable de son propre vécu.

c) Quand ils estiment en avoir assez entendu ou que le passant déclare forfait, les deux passeurs comparaissent devant le jury d'agrément pour lui transmettre, chacun, ce que fut le discours que leur adressa le passant. Le jury entend donc deux témoignages indirects et distincts sur l'expérience du passant. Il délibère alors sur le " matériel " qui lui a été ainsi apporté et conclut la discussion en acceptant ou non d'admettre le passant au titre d'Analyste de l'Ecole, c'est-à-dire de théoricien garanti.

d) L'un des membres du jury d'agrément est délégué auprès du candidat pour lui transmettre sa décision. Il le fait à l'occasion d'un entretien où il est censé justifier le bien-fondé de cette nomination (ou de son refus) et provoquer ainsi, chez le passant, un effet de retour de ce que furent ses discours initiaux aux deux passeurs.

Monsieur le Président,

Le récent suicide de J.L. peu après qu'elle ait soutenu la passe, le silence ou les réactions simplement défensives que sa mort suscite chez les membres du jury d'agrément et le spectacle d'une institution psychanalytique qui s'obstine à préserver votre choix plutôt que de se risquer à le questionner, ces raisons me conduisent à quitter l'Ecole freudienne de Paris et à vous demander d'en prendre acte.

Cette décision, je l'ai prise dans une quasi-solitude, sans demander à quiconque de me suivre et sans avoir le projet de rejoindre une autre société de psychanalyse. Car je considère à présent que toutes les institutions psychanalytiques sont mauvaises, bien que certaines soient pires que d'autres , et que, si l'on entend soutenir le discours analytique, mieux vaut se passer des garanties illusoires que sont les écoles, instituts, groupes et associations de psychanalyse.

Je ne puis savoir par avance si et jusqu'où cette position est tenable ; elle me paraît simplement moins dangereuse que son opposée. Au demeurant, je n'entends pas débattre ici de principes, mais dire plutôt comment l'expérience que j'ai faite de l'Ecole freudienne est venue achopper sur le suicide de J. Il m'est d'ailleurs tout à fait intolérable qu'il ait fallu la mort d'une femme pour que j'en vienne à énoncer publiquement ce que, depuis des mois, je pensais de la passe et, à travers elle, de l'orientation par vous donnée à l'Ecole.

Il y a presque deux ans, J., que je connaissais déjà, vint me voir parce qu'elle m'avait tirée dans la liste des passeurs. Je me récusai immédiatement parce qu'il existait alors, entre l'autre passeur et moi, un contentieux tel qu'il me paraissait dangereux d'y mêler une passante en proie à des questions fondamentales. Je tentai aussi, pendant plusieurs heures, de la dissuader d'entreprendre la passe.

La semaine précédente j'avais, en effet, comparu pour la première fois devant le jury d'agrément. Parlant à J., j'étais encore sous le coup du scandale qu'avaient provoqué en moi la médiocrité des propos échangés, la trivialité de quelques-uns et la dérobade générale quand il s'était agi de transmettre à l'intéressée les réflexions du jury. Je reconnais qu'il y avait quelque raison à vouloir se dérober devant la tâche impossible de traduire en discours analytique ce qui n'avait été qu'un libre-échange entre lecteurs de France-Dimanche. C'est pourquoi, d'ailleurs, la décision finale avait été simplement absurde. Du moins, elle avait été jugée telle quand un membre du jury en avait fait la proposition. Mais quand vous-même l'aviez reprise à votre compte sans la justifier plus, on n'entendit plus une mouche voler : les bonnes raisons, théoriques et cliniques, de s'y prendre autrement pour donner quelque sens à la démarche de la passante, soudain s'évanouissaient devant l'impossibilité physique de les soutenir, dès lors que Lacan avait parlé.

Ceux de mes camarades qui faisaient, à l'époque, office de passeurs, partageaient d'ailleurs mon impression quant à la légèreté de ce jury qui entend ce qu'on lui rapporte selon l'humeur du moment un jour avec l'oreille du psychiatre (cet analyste est-il fou le jour suivant avec celle de l'universitaire (connaît-il bien ses textes ?) et, parfois - car en un tel lieu, tout peut arriver - avec celle de l'analyste.

Je dis à J. que rien, dans la position du jury, ne pouvait garantir qu'un propos analytique soit entendu ; que, si elle briguait seulement le titre d'Analyste de l'Ecole, il lui fallait surtout éviter d'être sincère et d'engager ses questions ; que, si ces questions comptaient vraiment pour elle, le jury d'agrément était le dernier endroit où il fallait les risquer.

1.. Maintenant, elle est morte. Ayant soutenu la passe, elle n'a reçu, pendant plusieurs mois, aucune réponse du jury. Puis, sur une intervention personnelle de la passeuse qui m'avait succédé, elle en a finalement reçu un message, mais totalement dérisoire. J. vivrait encore, sans doute, si elle n'avait soutenu la passe. Jamais, pourtant, je ne dirai que la passe l'a tuée : ça la ferait rigoler. Je pense plutôt qu'elle est morte de ce que son inanalysé, cautionné par son analyste puis par la reconnaissance de ses collègues, soit venu s'engouffrer dans la passe, qui me parait être le dernier lieu où un fantasme pourrait s'analyser. Elle n'était pas, assurément, sans le savoir et c'est en quoi sa mort lui appartient.

Il reste que toute l'Ecole, moi y compris, qui ai accepté d'être passeuse jusqu'au jour où j'ai signifié au secrétaire que j'entendais être rayée de ses listes - toute l'Ecole est responsable de ceci que la passe sous le couvert de l'expérience analytique la plus extrême, institue un lieu d'inanalysable. Qu'un tel lieu puisse exister constitue un danger très grand, non seulement pour la vie des patients, mais aussi pour le discours analytique, tel que l'Ecole prétend le soutenir.

C'est pourquoi je souhaite cesser d'en cautionner l'existence plus longtemps, tant il me paraît peu probable que les questions et les remous provoqués par la mort de J. aboutisse à la suppression d'une institution qui a pris une place centrale dans le fonctionnement de l'Ecole.

Je voudrais toutefois, au préalable, vous faire part des raisons pourquoi je pense que la passe institue un lieu d'inanalysable. A cet effet je vais envisager successivement les trois positions du passeur, du jury et du passant, en me tenant au plus près de l'expérience que j'ai pu faire de la passe, c'est à dire en évitant de répéter les critiques traditionnelles, bien qu'à ces critiques , il n'ai jamais été opposé de réponse qui tienne.

Commençons par la position du passeur, la seule dans laquelle je me sois mise. Le jury d'agrément désigne les passeurs sur proposition des analystes de l'Ecole, qui les choisissent parmi ceux de leurs patients qui leur paraissent être en fin d'analyse. Le passeur se voit donc annoncer, par la voix de son propre analyste, que l'Ecole lui confie la charge d'écouter et de transmettre le discours des passants qui lui seront adressés. Le passeur a beau se désintéresser des hochets de la reconnaissance, c'est un sacré cadeau qu'on lui fait là :

Au moment même où le passeur est en proie aux difficultés de la terminaison de son analyse, son analyste, le désignant comme passeur lève du même coup toute incertitude (tout suspens) sur ce qui est en train de se jouer pour lui, car il énonce en substance : " Mais oui, vous êtes bien dans la fin de votre analyse ; cette fois, vous allez pouvoir partir tranquille, ce ne sera pas un passage à l'acte, ce sera la terminaison de votre analyse. "

b) Alors que le passeur vient de s'installer dans un fauteuil tout neuf (ou qu'il va s'y installer), son analyste et l'Ecole lui disent sans ambiguïté : " Mais oui, nous vous jugeons apte à écouter.

"Mais à écouter quoi, qui et comment ? Les textes spécifient que le passeur n'a pas à faire office d'analyste, mais seulement de témoin. Position assurément confortable : pas question pour le passeur d'avoir à se coltiner le transfert de son passant (son analyse, du moins), transfert pourtant inévitable, puisqu'il s'agit d'un procès de parole qui, souvent, dure plusieurs mois. Si le passeur est bien élevé, il essaie tout de même de comprendre quelque chose de son contre-transfert. Il ne peut, en effet, éviter d'apercevoir que celui-ci est d'autant plus violent que le procès de parole n'est pas limité par les contraintes - de la situation analytique - le face à face, pas d'argent, pas de régularité pas d'association libre - et que le passant se débat dans les questions mêmes dont le passeur est alors la proie.

De cela, il lui est difficile de parler dans sa propre analyse, parce qu'il est difficile de faire des associations libres auprès de qui a, par avance, introduit un élément d'appréciation dans un procès de libre parole (vous êtes en fin d'analyse, vous êtes apte à l'écoute, l'Ecole par ma voix vous a chargé de mission). Si les passes dont j'ai été chargée ont duré si longtemps (à peu près un an à chaque fois), c'est que le discours des passants me rendait littéralement stupide : je n'y comprenais rien et ne me souvenais, le plus souvent, de rien. Il m'a fallu un travail acharné pour désintriquer le réseau signifiant de chaque passant d'avec le mien propre : alors seulement, je pouvais prendre des notes après coup et transcrire leur parole. (Pendant la même période, cela ne se produisait guère avec mes analysants, ou seulement de façon fugitive.) je m'en suis d'ailleurs, à chaque fois, expliquée avec eux. L'une d'elles, nettement plus âgée que moi et assurée par avance de ce qu'elle était analyste, a cru bon de me proposer son écoute analytique... Ce que le passeur a tant de mal à formuler pour lui dans sa propre analyse, voilà qu'il doit le formuler pour un autre - le passant - devant un jury qui l'a préalablement reconnu apte à l'écoute. Mais il doit le faire en y effaçant sa propre parole, laquelle lui est d'autant moins reconnaissable qu'il est en train de ne pas pouvoir l'énoncer dans sa propre analyse. Même si - comme je l'ai fait - il ne transmet au jury qu'un montage des dires du passant, ce montage est étroitement commandé par la manière dont, sans le savoir, il se situe par rapport à la demande de reconnaissance du passant.

D'autre part, ce n'est pas rien pour un analyste débutant que de parler devant un jury constitué par Lacan et quelques uns des analystes les plus connus de l'Ecole. Pour moi, qui n'avais jamais pris la parole devant une instance de l'Ecole, ce fut une épreuve mémorable : j'avais tenté de satisfaire le mieux que je pouvais aux impossibles exigences de la situation mais je ne trouvai en face de moi que du n'importe quoi et ce n'importe quoi se nommait aussi Lacan, de qui je croyais tenir un certain sens de l'éthique de la psychanalyse. je me souviens, en particulier, de la dernière passe où j'aie eu quelque responsabilité : pendant les mois que durèrent mes entretiens avec la passante, Lacan avait fait auprès d'elle quelques interventions sauvages, interventions qu'il n'éprouva nul besoin de commenter ou de justifier, se contentant de les confirmer au jury. Nul, d'ailleurs, ne semble avoir songé à lui en demander raison ; pas besoin de faire des vagues, le cas de la passante était assez évident : de toute manière, elle serait recalée.

L'insuffisance de tel ou tel, Lacan compris, n'est pas ici en cause, mais la position même d'où le jury entend les rapports des passeurs : quel est son enjeu dans cette affaire, je n'ai jamais pu le comprendre. Certes, les textes organisateurs de la passe indiquent que le jury s'est voué à une tâche d'élucidation théorique essentielle : comprendre ce qui se passe quand la terminaison d'une analyse débouche, pour le patient. sur le fait qu'il en vient, à son tour, à occuper la place de l'analyste. Mais ce travail ne semble pas près d'aboutir, s'il a jamais été entrepris. Depuis dix ans que le jury entend les\ rapports des passeurs, il devrait pourtant disposer de quelques éléments de réflexion. Quand, en 1973, les membres du jury furent interrogés, au congrès de Montpellier, sur leur activité, ils se montrèrent perplexes ou évasifs. Vous-même, Lacan, fîtes une longue intervention, mais qui se bornait à énoncer que la passe, eh bien... on n'en pouvait rien dire car vous étiez vous-même en attente (de quoi et pour combien de temps ?) ; qu'en tout cas, la passe était un éclair (lequel vient de foudroyer J.L. ?), ou un tonnerre, car Héraclite, déjà, disait, etc. L'étonnant est que ce bredouillement ait pu paraître génial à beaucoup.

Si donc le jury n'effectue pas le travail théorique pour lequel il a été constitué - et qui, seul, justifie l'institution de la passe -, on peut penser qu'il se borne à décerner un grade, celui d'Analyste de l'Ecole. Dans mon expérience et dans celle des passeurs ou passants que j'ai consultés, il n'est pas du tout indifférent que le jury décerne un grade. Quand le rapport des passeurs n'est pas tel que le refus soit évident, l'essentiel des discussions du jury tourne autour de la question de savoir si l'on va ou non recevoir le candidat à l'examen. (Les critères psychiatriques ou universitaires les plus éculés sont invoqués à ce propos.) Il suffit d'ailleurs d'ouvrir l'annuaire de l'Ecole pour y voir que la liste des A.E. est placée en tête, qu'elle est la plus brève et qu'elle désigne donc une élite à l'imaginaire de chacun ; si bien que l'habile distinction faite par Lacan entre un grade et une hiérarchie ne résiste pas, même le temps d'un regard, à la suggestion typographique.

Ce jury a été coopté parmi les vieux compagnons du Général, mais c'est parce que toute institution a des commencements arbitraires, nous a-t-on expliqué à Montpellier de toute façon, à l'exception de Lacan (pourquoi, d'ailleurs ?), tous ses membres seront progressivement remplacés par des A.E. ayant soutenu la passe.

En effet, pendant que j'étais passeuse, j'ai vu apparaître un, puis deux membres de la nouvelle élite analytique dans le jury. S'ils ont ou non radicalement transformé le fonctionnement du jury par leur écoute, je ne puis le dire, car ils furent obstinément muets. Je ne sais s'ils le sont toujours, mais je puis dire les raisons pourquoi je crois qu'ils sont désespérément coincés : que le jury les ait admis au titre d'A.E. alors qu'il refusait tant d'autres candidats, que le jury, à vrai dire, réponde par oui ou par non à la requête d'un passant, ce qui revient à celui-ci, c'est nécessairement une non-réponse car une nomination - pas plus que le refus d'une nomination - ne saurait équilibrer ce qui fut, de la part du passant, une parole. C'est pourquoi je n'incrimine pas l'insuffisance particulière des membres du jury chargés de rendre à J. la réponse de leurs pairs : de toute manière, elle ne pouvait être que dérisoire. Pour qu'elle ne le fût pas, il aurait fallu que chaque membre du jury soit personnellement concerné par les questions de la fin de l'analyse et de la didactique, ce qu'une cooptation par Lacan ne suffit manifestement pas à produire.

Pour ce qui est des passants, je me suis souvent demandé ce qu'ils allaient faire dans cette galère. Chacun assurait que le titre d'Analyste de l'Ecole lui était complètement indifférent. Mais quand j'expliquai, par exemple, à J., qu'il n'était question que de cela, elle n'en souhaita pas moins soutenir la passe pour forcer le jury à l'entendre, disait-elle.

Pour autant que je puisse en parler, il me semble que les passants - du moins, les plus authentiques d'entre eux -se laissent inévitablement prendre au mirage de l'expérience analytique la plus extrême, celle dans laquelle on pourrait enfin se faire entendre de Lacan-l'Ecole. Comme tous les analysants en quête de vérité, ils ne sont pas cependant sans savoir qu'il est quelque chose dont ils ne parleront en aucun cas. Ce quelque chose, qu'une véritable analyse les conduit tout de même à proférer, la passe le laisse tout à fait intact parce qu'il n'y a pas là d'analyste (bien que toute l'expérience se joue entre analystes), c'est-à-dire aussi pas d'analyse.

Que l'institution de la passe connaisse un tel succès, on peut donc le comprendre : les passeurs y terminent leur analyse à bon compte (ce fut probablement mon cas), les passants se dispensent d'en faire une et le jury dit d'agrément jouit, bien qu'avec une certaine perplexité, des tranches de vie qui lui sont ainsi amenées. Que, par-dessus le marché, un grade soit décerné, et le plus prestigieux, ne gâte évidemment rien è l'affaire.

Jeanne FAVRET-SAADA. \ Paris, le 22 mars 1977.

1- Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l'Ecole.

2 - Sur ce point, c.f. l'ouvrage fondamental de François Roustang, Un destin si funeste, Paris, 1976, Ed. de Minuit. C'est lui que j'entendis récemment traiter de nullité théorique par un collègue, lequel déclara d'ailleurs n'avoir pas lu son livre ni souhaiter jamais le lire, puisque c'était une " merde ". Ainsi va cette Ecole, où l'on prend néanmoins le temps de commenter à l'infini le moindre pet de Lacan (pour continuer la métaphore triviale de mon interlocuteur). \

3. Proposition du 9 octobre... - Lors de la création de I'EFP, en 1964, Jean Clavreul déclarait * " Aujourd'hui, nous avons la chance exceptionnelle de pouvoir construire une Société qui sera vraiment Psychanalytique parce qu'elle assumera, dès le départ, l'ambiguïté irréductible de sa position, celle d'avoir à être porteuse d'une découverte qui se renierait si elle cessait d'être scandaleuse pour toute société et d'abord pour toute société psychanalytique. " Sans doute évoquait-il ainsi les sociétés de psychanalyse qu'il avait quittées pour suivre Lacan, non l'Ecole qu'il allait se fonder : car on ne voit pas comment cette " ambiguïté irréductible " pourrait jamais être " assumée " par quiconque, n'étant rien d'autre qu'une impossibilité logique. (On trouvera ce texte dans 0rnicar, L'excommunication, La communauté psychanalytique en France, II, p. 148).\

4. Nimporte qui peut être analyste et, par ailleurs, membre de l'Ecole ; mais ne sont Analystes Membres de l'Ecole que ceux dont le jury d'accueil aura apprécié les compétences selon des critères que les textes ne se donnent pas le ridicule de préciser.\

5. Le mot est de Lacan.\

6. Ce terme fut d'abord employé par Freud. Il fut ensuite fréquemment repris par les chefs d'Ecole et Lacan n'y fait pas exception quand il annonce solennellement en 1964 : " le fonde - aussi seul que je l'ai toujours été dans ma relation à la cause psychanalytique, L'Ecole française de Psychanalyse. " Quelques lignes plus loin, Lacan déclare vouloir restaurer " le soc tranchant de la vérité " et opérer " un mouvement de reconquête ". Celui qui parle là se présente, sans la moindre ambiguïté, comme un chef de secte décidé à entreprendre une guerre de religion : à quoi l'ont peut mesurer que l'analyse des sociétés totalitaires comme I'Eglise et l'Armée, inaugurée par le fondateur de la psychanalyse, n'empêche ni Freud ni Lacan de succomber à la fascination qu'elles exercent sur tout chef de bande. \

Jeanne Favret Sada, « DÉSORCELER » édition de l’Olivier, 2009.

J’aime Jeanne Favret Saada pour cette grâce qu’elle partage avec d’autres ethnographes de regarder les hommes et les femmes non pas avec indifférence, mais sans en attendre rien d’autre que de comprendre comment ça fonctionne, comment ils parviennent à vivre entre eux, sans aucun autre a priori que de savoir qu’ils sont bien de la même espèce que l’observatrice, sans aucune idéalisation préalable de leur condition humaine, avec un très vif intérêt qui exclut, pour ce qu’on en sait, jusqu’à la possibilité d’en être déçu ; Mais pas non plus une position d’entomologiste, car l’ethnographe sait bien qu’elle se regarde dans le miroir de ses bons sauvages.\Les bons sauvages de Jeanne Favret Saada sont les habitants du bocage normand et elle s’intéresse à leur façon d’affronter les malheurs répétitif qui peuvent frapper leurs très modestes exploitations agricoles en recourant aux services des désorceleurs.\J’avais en leur temps lu avec une certaine ferveur « Les mots la mort le sort » (1977) qui relatent minutieusement les observations de terrain. J’avais été un peu déçu par « Corps pour corps » (1981) qui ne tenait pas ses promesses. Ce livre devait en principe démonter le fonctionnement de la sorcellerie et l’expliciter, mais ce n’était qu’une reprise du même matériel sous un angle à peine différent. C’est vous dire si j’ai été heureusement surpris de la sortie de « Désorceler » (2009) qui venait trente ans après répondre à la promesse de l’auteur de nous expliquer comment ça fonctionne.\Qu’on ne s’y trompe pas, les désorceleurs sont des thérapeutes qui permettent de sortir de la répétition (au même titre que d’autres thérapies (comme la psychanalyse). Malgré leur « exotisme », leur aventure ne peut donc nous laisser indifférents, et que l’observatrice soit aussi psychanalyste lui donne un degré de liberté supplémentaire dans l’analyse de ce phénomène proche et lointain.

Quel thérapeute désorceleur ou psychanalyste pourrait prétendre savoir tout ce qu’il fait et entendre tout ce qu’il dit ? Voilà une de ses impertinentes questions.\La plus grande dette que j’ai contractée auprès de JFS c’est encore de m’avoir fait toucher du doigt à quel point je suis, à quel point nous sommes à notre insu animés encore de pensée magique – à quel point nous ne sommes pas si différents que ça de ses bons sauvages du bocage normand et de leurs désorceleurs.

Elle même nous avoue qu’elle n’a pu observer la sorcellerie d’une position « neutre » mais d’une position engagée où de quelque manière elle ne pouvait pas éviter d’occuper la place d’un des maillons de la sorcellerie : prise parfois dans la position d’une sorcière, d’une ensorcelé ou d’une désorceleuse. Prise même plus intimement que ça : elle avait beau savoir que les paroles ne tuent pas in abstentia, elle n’a quand même jamais pu livrer le nom d’un persécuteur à sa désorceleuse qu’elle rencontrait alors aussi régulièrement que son analysteEt pourrait-on décrire la psychanalyse « objectivement » sans avoir occupé une des places engagées : patient sur un divan, analyste dans son fauteuil ?

Joseph Gazengel