Plaidoyer clair et direct pour ceux qui sont contre ceux qui sont contre Michel Onfray

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Plaidoyer clair et direct pour ceux qui sont contre ceux qui sont contre Michel Onfray

On ne peut, je crois, éprouver qu’un très profond malaise devant ce déchaînement de passions collectives, pour ou contre Freud, auquel nous assistons depuis quelques semaines. Cet embarras est double, moral et intellectuel. Je serais bien surpris que personne ne les partage.

Le crépuscule d’une idole serait donc le produit monstrueux d’un ignorantin, qui découvre ce que « tout le monde » savait depuis des lustres (des faits qui n’ont de toutes façons aucune importance pour la psychanalyse), et qui vomit sur Freud une haine politiquement suspecte.

Peut-être bien.

Mettez cependant un moment entre parenthèses le gros du gras du livre de Michel Onfray, et contentez-vous d’en relire l’introduction et la conclusion. Il est très difficile d’y voir quelque chose d’à ce point scandaleux. On y entend le cri de colère de quelqu’un qui demande : « Qu’avez-vous fait du Freud que j’ai découvert à l’adolescence et qui m’a définitivement guéri de cette maladie morale qu’est la culpabilité sexuelle ? » Sa lecture libératrice des Trois traités sur la théorie sexuelle, que l’auteur cite dans l’introduction puis la conclusion, voilà du moins ce à quoi il ne renonce pas. Et voilà ce qui lui permet de façon paradoxale de prétendre à la fois critiquer Freud et ne pas rejeter la psychanalyse.

Pourquoi ne pas entendre ce cri qui, de façon traditionnelle dans une veine populiste, dénonce « la trahison des clercs », l’appropriation d’un instrument d’émancipation par les gardiens de la haute culture, et pour finir, un mensonge qui ne peut pas être seulement celui de Freud, mais qui est le mensonge de toute une classe intellectuelle bourgeoise, universitaire, et parisienne, intéressée à établir les marques de sa supériorité ineffable, et de la faire chèrement payer, en confisquant l’instrument tout simple qu’un gamin d’à peine quinze ans découvre, émerveillé, sur un état de livres à Argentan ? Pour ma part, j’ai trouvé que ces pages n’étaient pas sans évoquer celles de Bourdieu, dans un livre qui n’a bien sûr aucun rapport avec le sujet, puisqu’il s’appelle Esquisse pour une auto-analyse[1]. Il serait trop facile d’ajouter Bourdieu « le génie en moins », d’autant que dans ces choses-là, la banalité, voire la vulgarité, ont une importance décisive, et même valeur probante.

Mais il était encore plus choquant de constater la surdité incroyable d’un milieu qui se flatte de la qualité de son écoute face à un tel cri. Le comble du malaise fut peut-être atteint ces dernières semaines sur un plateau de télévision, lorsque tout fier d’un bon mot préparé à l’avance une sommité médiatique de la psychanalyse qualifia Michel Onfray de « fils naturel de Nietzsche et de Zapata » — ou de Zavatta, c’était difficile à discerner. Peu importe qu’il se soit agi du clown ou du guérillero, le bon mot n’a fait rire personne. Sans même se fatiguer d’un sourire convenu, la cible impavide de ce quolibet, d’un simple regard, a fait retomber sur la tête de son interlocuteur plein de morgue le saut de crachats qui lui était destiné. Il n’est pas tout à fait impossible que cette minuscule péripétie ne signe la fin d’une époque, celle d’une psychanalyse barricadée derrière de purs moyens d’intimidation, et qui, en prenant tout de haut, s’arrogeant les prestiges du verbe et de l’intelligence, prospérait sur le sentiment confus entretenu dans la masse des gens que, « décidément, Freud, c’est trop fort ».

Ces vieilles ficelles ne marchent plus. Qui va aujourd’hui sérieusement croire que citer un auteur aux sympathies d’extrême-droite fait de vous un antisémite ? Ou que Freud, pour avancer, n’était pas obligé d’en dire bien plus que ce qu’il savait effectivement ? C’est un peu comme croire, en 2010, que Galilée est vraiment allé à la tour de Pise, ou que les valeurs qu’il annonce dans l’expérience des plans inclinés sont celles qu’il a observées… Enfin, quand on enseigne aujourd’hui à l’université la psychanalyse comme une variété de la psychopathologie étayée par des arguments cliniques, et qu’on donne en exemple les cas célèbres de Freud pour expliquer en quoi consistent l’hystérie ou la névrose obsessionnelle, et comment les traiter, que ces cas soient douteux mérite au moins qu’on s’arrête cinq minutes — qu’on se demande sur quelles bases les étudiants sont évalués et diplômés, si l’on ne veut pas qu’ils voient des Anna O. partout.

On dira, à juste titre, que si l’on entre dans le corps du livre, on ne trouve qu’une combinaison de faits tirés de la longue critique de la « légende freudienne »[2] entreprise depuis les années 1960 par les historiens de la psychanalyse, et d’exagérations plus curieuses imputables au seul Michel Onfray (comme l’avortement de Minna Bernays). Mais là encore, que signifient ces haussements d’épaules ? Tant qu’on n’explique pas au public sur quoi ces découvertes reposent (enfin, celles qui en sont vraiment !), pourquoi bon nombre ont effectivement passé les portes étroites des journaux scientifiques, et aussi pourquoi d’autres ont été laissées dehors, on n’a tout simplement rien répondu. Et on ne cesse d’exciter une juste méfiance.

Il est exact que Michel Onfray a repris un matériel connu de longue date. Il ne cache pas dans ses références bibliographiques l’avoir lu de seconde main. En revanche, sa distance critique à l’égard de ces données est parfaitement nulle. Comme il n’a jamais été en position d’avoir à accepter ou à refuser dans un journal scientifique une publication de cette sorte, il ne se rend pas compte du problème qu’elles posent aux historiens. C’est tout simplement celui du degré de méfiance raisonnable que l’on peut avoir à l’égard de ses sources sans dépasser les normes acceptables de l’interprétation historique. Je ne crois pas que ce soit là un point si technique que le lecteur ne puisse en prendre la mesure. Disons que la pente dangereuse que suivent beaucoup de textes anti-freudiens les conduit souvent aux deux paradoxes suivants :

1. Chaque fois qu’un psychanalyste dit quelque chose qui confirme ou va dans le sens de Freud, c’est parce qu’il est complice conscient ou inconscient d’une manipulation des faits. En revanche, chaque fois qu’un psychanalyste avoue son scepticisme sur une cure de Freud, ou sur un fait précis de la légende freudienne, c’est un beau sursaut de lucidité, et il faut accorder le plus grand prix à son témoignage. Le problème redouble, dans la mesure où les premiers témoins de la psychanalyse, pour une grosse part, étaient eux-mêmes des analystes et des analysants.

2. Il y a bien sûr quantité de gens qui ont été guéris par la psychanalyse, mais c’est soit l’effet de la suggestion, soit une conséquence universelle de l’effet placebo. En revanche, chaque fois qu’un patient de Freud est censé avoir guéri par la psychanalyse, c’est un mensonge, ou une exagération trompeuse, parce que les patients dont parle Freud, et surtout ceux qui présentaient à ses yeux un intérêt théorique particulier, ont été, eux (et eux seuls, alors ?), totalement insensibles à la suggestion ou à l’effet placebo. Certains sont même allés de mal en pis.

Or il y a des indices solides, des preuves, que Freud a ici ou là inventé un certain nombre de cas, ou du moins considérablement exagéré ses résultats. On est donc bien fondé à soupçonner le « maître du soupçon ». Jusqu’où, cependant ? Absolument tout a-t-il été inventé ? Des séries incalculablement longues d’imposteurs complotent-il dans notre dos pour nous faire accroire des balivernes ? Ceux qui prétendent aujourd’hui retrouver dans leur expérience les résultats de Freud sont-ils les pauvres victimes d’une suggestion à longue portée, dont seuls les anti-freudiens se rendent compte, et sur laquelle ils sont seuls à pouvoir dire le vrai ? Il est évident que Michel Onfray ignore les problèmes que les historiens ordinaires se posent devant les faits avérés comme les interprétations problématiques qu’apportent les anti-freudiens. Est-ce si grave ? Est-ce même son propos ? Il a pris le parti de la véhémence, et si mon hypothèse de lecture est juste (c’est une figure de la dénonciation des clercs qui ont trahi), pourquoi le lui en faire grief ? Pourquoi ne pas vouloir entendre ce qui justifie son cri ? Allons plus loin : Michel Onfray vérifie un axiome simple : il est impossible, en France, d’aller à fond contre la psychanalyse. De fait, son déboulonnage ne va justement pas jusqu'à critiquer la psychanalyse en général, mais uniquement celle de Freud, et pourrait-on dire, comme s’il lui importait d’en sauver une « bonne », qui ne soit pas une escroquerie, de la mauvaise, celle des intellectuels parisiens qui ont fabriqué un philosophe idéal dont Onfray ne veut évidemment pas. Il annonce en effet qu’il dira prochainement des choses plus positives sur le freudo-marxisme.

Il faut ajouter quelque chose d’assez déplaisant. Le démantèlement de la légende freudienne a été un processus fort long. Ceux qui aujourd’hui nous racontent qu’ils sont au courant depuis toujours pourraient se souvenir que bien des psychanalystes « savants » ont cru réfuter ces critiques en invoquant des faits qui, à mesure que l’enquête progressait, se révélaient encore plus faux que les précédents. Je me suis même demandé si la ruse des historiens révisionnistes n’était pas justement de laisser s’enferrer les pro-freudiens, pour leur sortir au dernier moment une lettre ou un document inédits qui jetait par terre leurs pauvres défenses. Une fois au moins, j’y ai moi-même été pris. Or l’impression qui s’en dégageait était désastreuse : les freudiens engagés dans la dispute étaient à la fin ridiculisés, et donnaient l’impression de défendre non pas Freud, ni la vérité historique, mais une imposture continuée dont ils étaient objectivement les complices.

Il y a un autre ennui. C’est que l’histoire révisionniste du freudisme ne sombre justement pas toujours dans les paradoxes que j’ai cités plus haut, et qui l’auto-disqualifient. Il en reste bien suffisamment pour donner à réfléchir. Dans les années 1990, nous étions une toute petite poignée à nous intéresser encore à la psychanalyse en prenant connaissance au fur et à mesure des arguments précis et novateurs d’épistémologues américains (comme Adolf Grünbaum) et de certains nouveaux historiens (Mikkel Borch-Jacobsen, Sonu Shamdasani, pour citer deux des plus intéressants). Affaire de générations, il nous était donc impossible de voir mieux chez Freud que le fameux « conquistador » de la correspondance avec Fliess, piètre épistémologue, et prêt ensuite à bien des choses douteuses pour que la psychanalyse continue après lui. Les processus d’idéalisation dont Lacan faisait alors l’objet sous nos yeux ne faisaient d’ailleurs que renforcer notre conviction que la psychanalyse ne se remet pas facilement de la mort du héros. Sa mort endeuille positivement les disciples, et le déni est leur dernier rempart.

La cécité du milieu psychanalytique français à ce qui se tramait alors était donc ahurissante. Il fallait voir l’aplomb avec lequel d’éminents cliniciens (de qui j’ai d’ailleurs beaucoup appris), pouvaient parler de Wittgenstein, ce subtil lecteur de Freud, en citant comme un fait établi ses conduites homosexuelles sordides. Et j’en passe, et des meilleures…

Bref, à moyen terme, le pire était sûr. Fascinés par le miracle circonstanciel de la reconnaissance sociale et intellectuelle dont ils bénéficiaient encore vers 1990, les analystes français allaient s’avérer incapables de se confronter aux remises en cause qui s’annonçaient.

La faiblesse insigne des réponses faites aujourd’hui à Michel Onfray me remet également en mémoire l’incroyable pauvreté de ce qu’on a lu sous la plume des psychanalystes au moment de la publication du rapport INSERM sur les psychothérapies, ou lors de l’épisode du Livre noir. Car cette vieille affaire rebondit aussi à l’occasion du Crépuscule d’une idole.

Il n’était pourtant pas difficile de rappeler un certain nombre de d’études autrement plus citées dans le monde que la revue de littérature de l’INSERM. Car ce travail, certes fort honorable, était totalement incapable de condamner à mort les psychothérapies autres que cognitivo-comportementales (les TCC)[3] :

1. La psychanalyse ne peut pas être considérée dans cette étude comme inférieure aux thérapies cognitives et comportementales, pour la bonne et simple raison qu’il n’en est pas question. Les seules thérapies qu’on pourrait lui comparer n’ont quasiment jamais été mises en œuvre en France, et leur rapport de la psychanalyse ne nous renseigne que sur l’imagination théorique et l’opportunisme de leurs inventeurs. Hélas, tous les avertissements de la sous-équipe responsable de l’examen de ces thérapies quasi psychanalytiques ont été passés sous silence dans le rapport final.

2. Pour des raisons de culture scientifique, ce rapport a privilégié une méthodologie d’évaluation dont il est de notoriété publique qu’elle est la plus mauvaise qui soit pour les psychothérapies en général. Elle cherche en effet à identifier des symptômes-cibles, des techniques visant spécifiquement ces symptômes, et des pratiques professionnelles mettant en œuvre spécifiquement ces techniques (avec des manuels de référence, etc.). Or tout ce que les statistiques nous apprennent depuis 30 ans va contre cette approche ! Les psychothérapies en général sont toutes efficaces, au point que ce sont sans doute parmi les traitements les plus efficaces de l’arsenal thérapeutique moderne. Mais les ingrédients spécifiques dont les écoles de psychothérapie font leur marque de fabrique (divan ou carnets à tenir à la maison) sont de tous les facteurs agissants dans le résultat ceux qui ont le moins d’importance. L’alliance avec le thérapeute, surtout telle qu’elle est perçue par le patient, est infiniment plus prédictive d’un résultat positif ; vient ensuite l’allégeance du thérapeute à une méthode à laquelle il croit ; mais étrangement, une excessive adhérence à sa méthode, l’application rigide des règles, produit toujours de mauvais résultats.

3. Il est difficile de résister au plaisir de mentionner des observations cocasses qu’on découvre dans ces travaux. Par exemple, que les thérapeutes à l’esprit tourné vers la psychologie sont tellement plus efficaces que ceux qui ont un tour d’esprit plus biologisant, que même quand on leur confie la gestion de la file d’attente, qui tient lieu de groupe contrôle où l’on ne fait « rien », ils y obtiennent de meilleurs résultats que dans le groupe où l’on teste une thérapie « active ». Ou encore, lorsqu’on demande à quelqu’un de mettre en œuvre une psychothérapie dont il n’est pas persuadé qu’elle est valable, ou qu’il n’est pas sûr de maîtriser, ses résultats sont mauvais. Autre bizarrerie frappante, plus un thérapeute est persuadé que le problème qu’il a sous les yeux est délicat, et qu’il va falloir du temps pour le traiter et peut-être le résoudre, et meilleurs sont ses résultats.

4. Comme on voit, les facteurs non spécifiques, valables donc aussi bien pour les TCC que pour la psychanalyse, et pour bien d’autres techniques auxquels aucun Français n’a jamais été soumis, l’emportent de loin sur les spécifiques. Il serait donc absurde de proposer des lois qui ne préserveraient pas la liberté de choix des patients. Ils doivent pouvoir choisir leur thérapeute, et le genre de traitement qui convient à leur vision d’eux-mêmes. Sinon, rien ne marchera, y compris les TCC. Il serait donc aussi contre-productif de former exclusivement les thérapeutes à des méthodes spécifiques alors que l’alliance, l’allégeance et la tempérance dans l’adhérence sont les vrais facteurs qui importent, toutes techniques confondues.

Franchement, en quoi un psychanalyste pourrait-il trouver à redire à de pareils résultats ? Car ces constats et chiffres sont extrêmement solides. Ils reposent sur des données recroisées tellement nombreuses que beaucoup de spécialistes plaident aujourd’hui pour qu’on arrête de dépenser de l’argent pour savoir si les psychothérapies marchent (OUI !), ou s’il y en a une qui serait vraiment meilleure que les autres, indépendamment des facteurs non-spécifiques que je viens d’énumérer (NON !).

(On notera en passant que je n’emploie jamais le mot de placebo, car son usage en général, mais plus encore dans la question des psychothérapies, fait partie des questions les plus difficiles qui soient, empiriquement et méthodologiquement. Personne, j’insiste, strictement personne n’est aujourd’hui en mesure d’en fournir ne serait-ce qu’une définition opératoire. Les gens qui se promènent en racontant que les TCC ne sont que de la suggestion qui s’ignore ou que la psychanalyse est une thérapie placebo ne savent tout simplement pas ce qu’ils disent. Même s’ils le hurlent et s’ils tapent du pied, même s’ils font peur à votre médecin généraliste, même s’ils gémissent sur le déclin de la rationalité critique en Occident ou sur la résurgence de l’anti-sémitisme.)

L’ennui, à nouveau, c’est que cette façon de dire que la psychanalyse (dans la mesure où elle respecte bien ces contraintes), a des effets thérapeutiques, et qu’elle a des effets comparables, ni supérieurs ni inférieurs, aux autres psychothérapies, ne plaît pas du tout aux psychanalystes. Elle ne rend aucunement hommage à leur prétention à l’exception, pour commencer. A moins, tout simplement, que pour répondre ces choses toutes bêtes, il faille connaître la littérature scientifique, au lieu de la découvrir dans la revue de littérature de l’INSERM, sortir une calculette, comprendre ce qu’est une taille d’effet, lire l’anglais, toutes occupations déplorables, teintée de « scientisme » dégoûtant, voire de complicité avec la pensée « anglo-saxonne » — et autres billevesées dont la connaissance de l’inconscient nous dispense.

Car tout cela débouche sur une question plus gênante : si la psychanalyse n’est pas la seule à soigner, alors qu’est-ce qu’elle apporte d’autre, ou que fait-elle de plus ?

Malheureusement, je crains que la réponse traditionnelle ne soit en train de s’effondrer sous nos yeux. Que ce soit par exemple une historienne, Élisabeth Roudinesco, qui se retrouve en première ligne pour défendre « la » psychanalyse pose un problème majeur. La contribution à la théorie et à la pratique de la psychanalyse de cet auteur éminent est égale à zéro. Car, comme on sait, c’est bien moins la psychanalyse qui l’intéresse que tout ce qu’elle représente dans le champ de la culture, que tous les idéaux politiques et idéologiques dont elle pense que la psychanalyse est investie, une sorte de néo-humanisme anti-scientiste et anti-néo-libéral au premier chef, coloré, pour faire chic, d’un « sens du tragique » qui rattacherait, paraît-il, l’expérience de chacun aux conditions ultimes de la dignité humaine. Si l’on dégonfle la baudruche de cette psychanalyse idéalisée, et pour laquelle c’est à peine si on nous invite pas à mourir, en traitant de traître, de pervers, au minimum de naïfs ceux qui ne s’y retrouvent pas, que va-t-il rester ? J’entends bien ceux qui s’écrient « Le sujet ! Le sujet ! » C’est un peu léger. Dans le champ de la santé mentale contemporaine, des associations de patients, des usagers, crient de leur côté « Le citoyen ! Le citoyen ! » On aimerait bien savoir en quoi ils sont moins éthiques, en quoi ils sont moins attentifs aux exigences de la démocratie, de l’égalité et de l’autonomie que les défenseurs du sujet. Or comme on sait, ils demandent plus des TCC et de la science normale que de la psychanalyse ou du sens du tragique. Sont-ils de tristes dupes ?

La « valeur ajoutée » de la psychanalyse, en ce moment, sous nos yeux, est en train de fondre : ce sentiment de participer à on ne sait quelle expérience élitiste, classante, et qui a longtemps garanti une sorte de promotion sociale dont les psychologues et autres travailleurs sociaux aux prises avec le quotidien des enfants qui vont très mal, ou des psychotiques chroniques sans solution, n’ont pas autrement l’espoir.

Au lieu donc de se tenir chaud dans une dénonciation de groupe qui fait taire des désaccords par ailleurs documentés, le milieu psychanalytique français, ou peut-être ses porte-voix les plus inquiets, pourrait sans doute travailler autrement. Car que fait-on, quand on n’a plus un Lacan pour étouffer dans l’œuf l’envie d’avoir l’air intelligent en s’attaquant à Freud ? On en remet une couche dans le commentaire ? On annone encore une fois les textes sacrés et ses gloses officielles ? On traque les déviants de la théorie, on les ridiculise ? On continue à publier en série des « vignettes cliniques » censée démontrer la dernière lubie de leur auteur, comme si ce qu’il y a de si juste chez les anti-freudiens n’avait pas discrédité à jamais le procédé ? On se réfugie dans des postures hautaines, à critiquer une époque ingrate, parce qu’elle est devenue insensible aux intimidations moralisantes des derniers élèves de Lacan ?

Ou bien prend-on acte du fait que désormais, pas un projet de sciences sociales ou de santé publique ne fait la moindre place à un regard psychanalytique, alors que la plus misérable théorisation parée de l’adjectif « cognitif » y est intégrée avec des gloussements d’extase ? En voilà une cause : les jeunes qui pensent votent avec leurs pieds, parce qu’on ne leur donne plus chez Freud assez qui fasse penser. Or les raisons de ce désamour ne sont pas objectives. La psychanalyse n’a nullement été réfutée. Mais ses pires ennemis sont ceux qui, comme je l’ai entendu avec effroi, expliquent d’un ton patelin que l’oedipe, ce n’est plus tout à fait ce à quoi on s’intéresse dans les cures, et qu’on ne dirait pas les choses comme ça aujourd’hui. Ah bon ? Et personne parmi les ennemis de Michel Onfray, embarqués dans une surenchère rhétorique dont nul ne voit le bout, ne trouve bon de faire ici une pause, et de se demander où l’on en est pour défendre la psychanalyse comme ça ? Il est louable de dire que les patients se moquent de la théorie du psychisme que défend leur thérapeute. J’applaudis des deux mains, et je veux bien joindre ma voix au concert, si c’est là la chanson. Mais si c’est pour céder sur l’oedipe, parce que ce n’est plus présentable, et qu’on a paraît-il fait des progrès de ce côté-là, il n’en est plus question.

Le crépuscule d’une idole n’est certainement pas le grand livre d’un grand intellectuel. Mais il serait dangereux de continuer à en parler comme on en parle. Non parce qu’on fait de la publicité à son auteur. Il a visiblement celle qu’il mérite. Mais parce qu’on protège ce faisant des insuffisances et des médiocrités qui font à la psychanalyse infiniment plus de mal que les propos de Michel Onfray.

[1] Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d’agir, Paris, 2004.

[2] Sur les origines de cette légende, voir sur NonFiction mon compte rendu du livre de George Makari : Revolution in Mind.

[3] Voir le livre de Bruce Wampold, The Great Psychotherapy Debate : Models, Methods, and Findings, Routledge, 2001, pour mesure où nous en sommes de la réflexion sur ces questions.