Réflexions à propos du livre « Faut il renoncer à la liberté pour être heureux »Roland Gori, Editions « Les Liens qui Libèrent ».

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« Faut il renoncer à la liberté pour être heureux »

Roland Gori, Editions « Les Liens qui Libèrent ».

Roland Gori

L'éxécutant est un éxecuteur. C'est comme cela que j'aimerais introduire à la lecture du dernier livre de Roland Gori1, qui nous confronte, comme les précédents, à un certain nombre de questions, au carrefour du politique, de l'anthropologique, du psychique et du social.

Voilà, au fond, à quoi finit par conduire le conformisme généralisé, la soumission librement consentie aux protocoles, aux procédures techniques : à s'exécuter, dans toute la polysémie de cette expression.

D'une part, exécuter l'autre, mon semblable, en ne le voyant que comme un segment de population, une part de marché, ou, quand il tombe malade, un « terrain physiologique où s'exprime le trouble », pour citer Canguilhem. Mais d'autre part, et dans le même mouvement, s'exécuter soi-même. Car au delà de l'autre, il y a l'Autre, le lieu d'où je parle et où je suis parlé, l'adresse à laquelle mes pensées trouvent leur source, et que l'autre, mon frère, mon semblable, incarne et supporte. Autrement dit, le lieu de mon humanité est le même que celui de la fraternité, car celui à qui je parle me permet de penser ce que je viens de dire, et d'en être le sujet.

Au lieu de cela, le commandement de l'idéologie néo-libérale et du « système technicien », qu'analyse rigoureusement Roland Gori dans son livre, semble être : « tu réifieras ton prochain comme toi-même ». Ce qui peut nous faire penser à ces vers de Léo Ferré : « Il est de toute première instance que nous façonnions nos idées comme s´il s´agissait d´objets manufacturés. Je suis prêt à vous procurer les moules. Mais...La solitude... ».

Oui, la solitude. Car il n'y a pas de liberté sans l'autre. La liberté, nous rappelle Roland Gori, trouve son origine dans l'affranchissement des esclaves, l'effacement de leurs dettes. Non pas s'affranchir de l'autre, mais de ses dettes, afin de pouvoir s'engager dans le lien à l'autre. C'est cela, la liberté.

Ce livre nous amène donc à réfléchir aux éléments anthropologiques et politiques permettant de comprendre la recomposition des sensibilités et des subjectivités de notre époque. Sans trop entrer dans les détails, j'en donnerai au moins deux : d'une part, l'importance, l'omniprésence de la technique, des automatismes, des procédures, des protocoles dans nos vies et nos métiers. D'autre part le fond de culpabilité et d'angoisse propre au lien social et à la liberté, à notre liberté, celle qui résulte de l'absence de garantie quand à notre engagement comme sujet de nos actes.

Le lien entre les deux est démontré clairement tout au long de ces pages : pour ne pas avoir à affronter le risque, l'incertitude, le doute et la culpabilité inhérente à nos actes, l'idéologie gestionnaire, le calcul, l'automatisation des procédures viennent à point nommé pour ne rien engager de nous-même dans ce que nous faisons et ce que nous pensons.

Mais ce qu'il s'agit de bien comprendre, c'est que le livre de Roland Gori n'est pas un plaidoyer contre la technique. Il n'est pas question de regretter le temps d'avant, au prétexte que la technique, aujourd'hui, envahit tout et dénaturerait les liens sociaux. Le problème n'est vraiment pas à ce niveau là, et l'auteur tendrait plutôt à se féliciter des capacités extraordinaires qu'offrent les technologies actuelles dans la communication et la transmission de l'information. Non, ce dont il est question, me semble-t-il, c'est de la transformation de notre pensée, une pensée humaine, en une pensée technique, ce qui lui fait perdre toute dignité2.

Car il s'agit bien de la modificaion d'une manière de penser, et non d'un manque de temps pour exercer cette pensée. Les conséquences en sont analysées tout au long de l'ouvrage, et elles sont majeures. Sur le plan politique, cela se traduit par ce que l'on pourrait appeler une dépolitisation assez radicale : les questions politiques finissent par ne plus recevoir que des réponses techniques, celle des « experts ». Par ailleurs, le bien commun – et c'est là où la question du bonheur, comme facteur de la politique selon Saint Just, arrive – se trouve réduit à la gestion individuelle des bonheurs privés et à celle de la sécurité.

Sur le plan anthropologique, maintenant : la culpabilité, au fondement du lien social par refoulement de la haine, se trouve évacuée au profit d'une prise en charge des comportements par l'appareil social, par une délégation de pouvoir, en quelque sorte.

Le « système technicien » (Ellul), au fond, vient se substituer tant à une pensée politique qu'au lien social qui se tisse entre sujets. Il s'agit de réguler la société comme on régule le marché, et plus encore, de se réguler soi-même. Pour employer d'autres références, la culpabilité, socle de la responsabilité pour autrui (Levinas), se trouve ravalée au niveau d'une simple erreur technique, d'un défaut d'apprentissage, qu'une réponse correctrice devrait effacer.

Cette « technicisation » des pensées et des subjectivités tend à s'étendre dans tous les domaines de l'existence, et dans tous les métiers, y compris – et c'est là un point central – dans tous les métiers de l'humain. C'est le cas dans le champ de la psychiatrie, par exemple. Avec les dernières versions du DSM, l'entretien, le diagnostic, la clinique elle-même, se réduisent de plus en plus à une procédure de codage, ignorant complètement ce qui fait la spécificité de l'humain et de ses souffrances. La narrativité du récit clinique, seule à même de restituer la complexité de la psychopathologie, laisse place au formalisme des critères statistiques, des items à cocher, et des échelles quantifiant le niveau de dépression comme on mesure la température d'un individu.

Qui plus est, il ne s'agit pas de coder dans n'importe quel sens. Ce dont il est question, en réalité, c'est de l'extension infinie d'un système de contrôle et de normalisation des conduites, en lieu et place d'une interrogation sur le sens et la signification des symptômes. Ainsi, les normes liées aux performances, aux compétences, aux « habiletés sociales », ne font pas que réduire le malade à la somme de ses comportements, elles en font un « handicapé psychique ». Le symptôme n'est plus à entendre, mais à rééduquer, à normaliser. Il s'agit, au fond, de coder pour ne plus avoir à décoder.

Mais c'est plus largement, et pas seulement dans le champ de la psychopathologie, que l'auteur nous invite à porter l'analyse. L'extension du paradigme techniciste, en robotisant nos existences et notre intimité, en faisant de la vie elle-même un véritable programme d'éducation thérapeutique, transforme chacun d'entre nous en un handicapé existentiel, s'évaluant lui-même en permanence, qu'il le sache ou pas, et se réifiant ipso facto comme objet même de cette auto-évaluation.

Les promesses de bonheur véhiculées par un discours social réduisant les questions politiques à des problèmes techniques ne sont pas sans effet sur les individus, en tant que sujets politiques et anthropologiques. Il ne s'agit pas seulement de séduire les foules pour se faire élire ou ré-élire, ou pour consommer plus. Il ne s'agit pas non plus de dénoncer stérilement l'individualisme contemporain. Non, tout cela a des racines beaucoup plus profondes : il y a là une véritable incitation à abandonner la liberté politique, en rabattant la question du bonheur dans la sphère privée au lieu de la maintenir au niveau politique, celui du bien commun.

Le bonheur privé n'est pas à mépriser, bien entendu. Mais pris comme horizon politique au détriment du bonheur commun, c'est la spécificité du politique elle-même qui se perd, au profit d'une expertise généralisée de nos « affaires domestiques » (pour paraphraser Benjamin Constant).

En se conformant aux discours promettant le bonheur par le respect des procédures, des comptes et des décomptes, l'angoisse et la culpabilité propres à toute position de liberté trouvent donc un soulagement immédiat dans tous ces dispositifs de servitude volontaire. En s'appuyant sur Freud, Roland Gori nous rappelle alors que la culpabilité inconsciente est consubstantielle au lien social et que toute pratique sociale prétendant faire l'économie de l'angoisse sociale ne peut que conduire, sur le plan subjectif et anthropologique, à une impasse en aliénant chacun à sa propre sécurité.

Pour le dire autrement, si la technique libère l'homme, cela n'est vrai qu'en partie, car lorsqu'elle devient norme des pensées et des conduites, elle finit par libérer l'homme...de sa propre liberté. Là où le progrès technique devrait libérer l'homme en lui donnant le temps d'exister comme sujet politique, cette même technique risque en réalité de produire l'inverse : sa propre dépolitisation.

C'est ici que l'on saisit, avec Roland Gori, que la liberté en question n'est pas une liberté égoïste, préservant son seul espace en se désintéressant d'autrui. Pour chacun, la liberté est exigeante, elle oblige, et pas seulement en tant que sujet individuel, mais en tant que sujet politique, qui ne nie pas la dette qu'il contracte depuis toujours avec ses frères d'humanité. Liberté et lien social vont décidément du même pas.

Fabrice Leroy

texte est paru dans la revue "Cliniques Méditerranéennes"

  • 1.

    « Faut il renoncer à la liberté pour être heureux ? », Roland Gori, Editions Les Liens qui Libèrent

  • 2.

    « La dignité de penser », Roland Gori, 2011. Les Liens qui Libèrent.