Au professeur Sigmund Freud

Au professeur Sigmund Freud

Maresfield gardens 20,

Londres, Royaume Uni

Cher professeur,

Si je me permets de troubler votre repos mérité, c’est que j’ai de réelles raisons de le faire.

Depuis presque soixante-dix ans que vous avez laissé la tâche à vos successeurs de poursuivre votre travail de recherche dans le domaine psychique, plusieurs générations de psychanalystes se sont succédé et nous continuons de transmettre les enseignements précieux que vous nous avez légués. Nous avons, j’en suis sûr, réalisé de véritables avancées dans le champ de la psychanalyse avec les enfants ainsi que dans celui du traitement des psychoses. Ceci, en particulier grâce à un certain Jacques Lacan qui s’est attelé au travail de relecture de votre œuvre avec beaucoup de talent. Mais nous avons encore beaucoup à découvrir, le travail d’investigation est loin d’être terminé, il se pourrait même,que le champ que vous avez ouvert soit un des plus riches gisements de découvertes du XXI ème siècle !

Signe de l’importance de votre découverte, le camp de ses opposants n’a jamais déposé les armes et c’est de la dernière attaque en date que je viens vous entretenir aujourd’hui.

Elle provient d’un philosophe « à la mode », fort connu, qui prétend avoir lu votre œuvre théorique en six mois.

Je voudrais d’abord vous dire combien j’apprécie de pouvoir parler avec vous comme si je vous connaissais bien. Il est vrai que j’ai lu et relu votre correspondance à tel point que c’est avec une sorte de familiarité que je vous écris. La lecture de votre correspondance est indispensable pour comprendre votre personnalité mais au-delà pour saisir votre manière de travailler, de penser et de chercher. Y compris celle que vous ne vous vouliez pas laisser à la postérité et que votre élève, la princesse Bonaparte, a néanmoins tenu à faire publier, dans laquelle vous apparaissez toujours comme un homme sincère, franc, volontiers ironique et surtout entièrement préoccupé par sa découverte. Quel dommage que ce philosophe n’ait pas lu vos lettres. Il est rare tout au long de ces pages de vous trouver optimiste ou satisfait de vous-même, c’est même plutôt l’inverse. À aucun moment depuis le début de votre célébrité, c’est-à-dire depuis le début du vingtième siècle, vous ne vous laissez aller à la satisfaction du devoir accompli ni au triomphalisme. C’est une leçon que nous devons méditer aujourd’hui. Vous n’imaginez sans doute pas combien les conditions de diffusion des œuvres ont changé ni combien les auteurs, y compris scientifiques, doivent payer de leur personne pour faire vendre leurs ouvrages. Je suis certain que vous détesteriez cela, du reste je me suis convaincu en vous lisant que vous avez toujours préféré l’écriture à la parole . Votre maladie vous a certes condamné au silence durant les vingt dernières années de votre vie et votre œuvre écrite n’en a pas souffert, loin de là. Bien sûr, vous n’avez pas pour autant dédaigné les honneurs, vous n’auriez peut-être pas été fâché d’obtenir le prix Nobel ( ?) mais le prix Goethe vous a consolé, de même que les nombreuses distinctions universitaires que vous avez reçues. Mais, à vous lire encore, jamais vous ne vous êtes félicité d’avoir tant accompli, vous avez su rester modeste y compris quand les plus grands écrivains de l’époque, Stefan Zweig et Thomas Mann voulaient vous célébrer. Je crois pouvoir attribuer cette modestie admirable à différents facteurs. D’un coté, vous avez toujours avoué un besoin inépuisable de reconnaissance scientifique, au point d’aller chercher en France chez Charcot et Bernheim de quoi innover dans le milieu médical très fermé et très étroit de Vienne.

Mais de l’autre vous êtes toujours resté dans la plus grande défiance et distance vis à vis des honneurs scientifiques et des honneurs en général, en vous méfiant des tentatives de séduction des sciences officielles qui ont souvent cherché à dénaturer votre découverte. Combien de fois de Janet à Bleuler, sans oublier Jung, Adler et compagnie, avez-vous dû vous battre pour rétablir le sens exact de vos découvertes ?

Les honneurs sont parfois plus dangereux que la clandestinité.

Bon, je ne vous cacherai pas que la réalité de la sexualité infantile reste encore difficile à faire entendre en 2010 même si l’environnement socio- éducatif est fort différent.

La psychanalyse en tant que pratique a obtenu un vrai succès populaire. J’en vois pour preuve que la clientèle des milliers de psychanalystes installés en France ne s’est pas tarie , loin s’en faut, et notre pratique s’est, en conséquence, largement démocratisée. Désormais la psychanalyse s’adresse à un public vaste , bien au-delà des intellectuels avisés qui faisaient séjour à Vienne pour s’allonger sur votre divan. Des pratiques inspirées de la psychanalyse sont installées dans les domaines de la prévention infantile, dans l’éducation, le social, la justice et non plus seulement dans le domaine médical. Leurs succès sont appréciés par les personnes qui en bénéficient.

Votre théorie a même eu le terrible honneur d’entrer dans le discours commun, les enfants nous sont adressés car ils « font des oedipes » ; « tuer le père » ou « se défouler » sont entrés dans le vocabulaire quotidien. Il va sans dire que les méprises ou les récupérations sont , elles aussi, quotidiennes mais c’est la rançon de la gloire à laquelle est parvenue la théorie de l’inconscient aujourd’hui.

Ce succès populaire qui ne se dément pas, nous est d’un grand secours pour combattre des résistances scientifiques et philosophiques qui, elles, ne se sont pas ralenties. Depuis maintenant plusieurs années nous constatons la convergence de courants de pensée apparus tantôt dans les laboratoires universitaires de psychologie, tantôt dans les administrations centrales de la santé et de l’insertion sociale, tantôt dans le personnel politique lui-même. Courants qui prônent tous la régulation, l’évaluation, le contrôle de l’être humain, bref la prise en main du psychisme au nom d’un moi renforcé et puissant, vous aviez bien raison de vous méfier des dérives américaines, elles n’ont jamais été aussi présentes !

Mais il y a les effets inattendus de cette poussée conservatrice, c’est ainsi que la psychanalyse est désormais citée et reconnue comme pratique dans un texte de loi concernant les psychothérapies.

Aujourd’hui, c’est du sein de la communauté des philosophes qu’est venue la dernière attaque. Le brûlot est intitulé : Le crépuscule d'une idole. C’est un méchant mélange d’affirmations dénuées de fondement sur votre personne et d’erreurs de lecture concernant votre œuvre. (l’auteur reconnaît n’y avoir consacré que six mois de lecture).

L’événement ne mériterait qu’à peine d’être mentionné si n’y figuraient des attaques « ad hominem » qui soulèvent actuellement l’indignation de l’ensemble des psychanalystes. De nombreuses voix se sont élevées pour contrer l’animal, en particulier celle de notre historienne (car il y a maintenant une histoire de la psychanalyse !) E. Roudinesco. Il semble, je m’avance ici seul, que ce personnage souffre d’une forme assez sévère de pathologie narcissique liée précisément à son inflation moïque. Nul ne peut, en effet, éviter de reconnaître en lui cette idole dont il parle et qu’il est en effet devenu. C’est le philosophe le plus publié, le plus lu et le plus médiatisé de nos jours en France. Ce bien au-delà de la reconnaissance que vous aviez obtenue de votre vivant en autriche. C’est donc, sans doute, de son propre crépuscule qu’il nous annonce la venue. Après avoir enseigné un athéisme hédoniste et nietzschéen, le voilà qui se tourne vers la psychanalyse pour la provoquer en dessous de la ceinture. La brutalité de cette demande ne peut cacher longtemps son caractère dépressif. Ce serait bien là l’accomplissement de son identification revendiquée au philosophe Friedrich Nietzsche qui sombra dans la dépression et la folie quand sa gloire démarrait. C’est pourquoi, il paraît difficile de ne pas lier cet épisode aux effets délétères de l’idolatrie publique, de l’inflation du moi et à son cortège d’effets dépressifs, effets dont vous avez su vous protéger pour notre plus grande satisfaction.

Les névroses narcissiques restent, vous le voyez, une voie de recherche indubitablement prometteuse !

Ce sont nos meilleurs ennemis comme toujours qui nous mettent en fin de compte au travail !

Il me reste cher professeur à vous souhaiter de profiter du doux repos auquel vous êtes désormais attaché, ici bas la lutte continue ! comptez sur nous…

Votre dévoué

Frédéric de Rivoyre