Les rapports compliqués de la psychanalyse et de l'hypnose

A l'occasion du décès de François Roustang, Pascal Keller nous a fait parvenir un texte très intéressant et peu connu d'un étudiant de Budapest Franz J. Polgar et de sa rencontre avec Freud.

Voici la présentation qu'en fait P.Keller suivi d'un extrait du livre de F.Polgar:

« On ne surestimera jamais trop l’importance de l’hypnotisme dans la genèse de la psychanalyse. D’un point de vue théorique comme d’un point de vue thérapeutique, la psychanalyse gère un héritage qu’elle a reçu de l’hypnotisme » Freud, 1924, Résultats, Idées, Problèmes- II

 

Si le rôle joué par Charcot dans la trajectoire freudienne est connu, celui que Franz Polgar y a tenu, 40 ans plus tard, l’est beaucoup moins. L’un et l’autre, pourtant, sont concernés par le phénomène qui a mis Freud sur la voie de l’inconscient : l’hypnose. Mais, alors que le premier est un maître initiant le jeune Freud à cette technique, le second, médecin américain d’une trentaine d’année et hypnotiseur renommé, intervient à la demande d’un Freud vieillissant et déjà célèbre.

Il est admis par la plupart des écoles psychanalytiques que seul, le renoncement définitif à l’hypnose a permis à Freud d’inventer la psychanalyse. Or, durant son travail de thèse [1], Antoine Bioy a exhumé un ouvrage signé Franz Polgar, témoignant d’une réalité plus complexe [2]. En effet, dans cet ouvrage publié selon Bioy en 1951, l’auteur relate avec précision comment, recevant en 1924 une lettre de Freud qui sollicite ses services de praticien de l’hypnose à des fins de recherche, il se rend à Vienne dans ce but. Le témoignage de Polgar, traduit ici, fait apparaître une collaboration difficile, voire houleuse, entre les deux hommes.

Aujourd’hui, la publication de ces lignes a le mérite d’éclairer d’une façon plus nuancée que ne le fait la version généralement admise, la place de l’hypnose dans l’esprit de Freud et ce, bien au-delà de la période de son « abandon » officiel, y compris tel qu'il le relate lui-même dans « Ma vie et la psychanalyse ». Dans l’histoire psychanalytique, et sans remettre en question l’irremplaçable déroulement de la cure type, cet épisode fait apparaître que l’hypnose, en tant que technique originaire, fut moins ostracisée par Freud que par nombre de ses successeurs. Non seulement une réflexion approfondie sur ces questions peut s’en trouver relancée, mais recherche et coopération entre praticiens de l’hypnose et psychanalystes pourraient également y puiser un renouvellement possible.

 

P-H. Keller

 

[1]Bioy Antoine, 2002, Approche clinique de l’hypnose et intersubjectivité, Thèse pour le doctorat de psychologie, Université de Poitiers

[2] Polgar F., 1951, The story of a hypnotist, Hermitage, New York

 

Un témoignage de l’intérêt scientifique de Freud pour l’hypnose en 1924 : Franz Polgar

 

Franz J. Polgar with Kurt Singer, « The story of a Hypnotist ». Hermitage House, Inc. New York, NY (1951) 2nd. Printing 8vo., 222 pp. (Extraits : chapitres 2 à 6)

Traduction de Jean-Denis Fauxpoint et Antoine Bioy

 

2- La découverte de mes pouvoirs  hypnotiques

 

Après que j'ai été secouru de la fosse commune où j’avais séjourné avec des cadavres pendant trois jours[1], on m'a dit que je souffrais de traumatisme de guerre. Ma mémoire fut effacée pendant une demi-année. J'avais juste dix-sept ans, et quand je me réveillais j’étais dans un hôpital de campagne à Udine en Italie. Mon frère Lazlo, médecin et capitaine dans l'armée hongroise, était à côté de mon lit. Il ordonna que je sois déplacé à l'hôpital de base à Graz en Autriche où j’ai commencé à récupérer doucement de mon amnésie et de mon aphasie.

 

C’est alors qu’une chose étrange se produisit. Mais premiers mots en allemand impressionnèrent l'infirmière : elle était sur le point de faire quelque chose et j'avais anticipé son action ! C'était comme si j'avais vraiment lu ses pensées ! Ceci continua à se produire et bientôt je fus le sujet de conversation de tout l'hôpital.

 

Au début, je ne réalisais pas que je faisais des choses qui suscitaient tant d'attention. Mais j'aimais cette attention. Quel patient n'aimerait pas ? Puis des journalistes médicaux en Autriche et Hongrie commencèrent à écrire sur mon cas. Je n'ai jamais été capable d'analyser comment j'avais acquis d'aussi étranges pouvoirs que ceux dont je vais vous parler, mais peut-être que dans mon cas, ils sont une illustration de la loi de compensation. J'avais été pendant six mois complètement incapable de parler et d'entendre, avec ma mémoire évanouie. Il se pourrait qu'un nouveau sens m'ait été donné pour compenser mon infortune, un peu comme les facultés intuitives d'une personne aveugle compensent en quelque sorte sa perte de la vue. Ce « sixième sens » me reste aujourd'hui dans une certaine mesure.

 

Quand j’ai pu sortir de l'unité de neuro-psychiatrie de l'hôpital, je restais dans l'armée comme lieutenant et fut renvoyé à Budapest. À ce moment-là j'avais 18 ans et mon voeu le plus cher était que la guerre se termine bientôt. J'avais forgé le désir de rejoindre l'université de Budapest pour étudier la psychologie afin d'en découvrir plus sur ces mystérieux mécanismes de l'esprit qui s'étaient soudainement manifestés à l'hôpital. Pendant ces longues journées solitaires à l'hôpital, j'imaginais souvent que je possédais des pouvoirs mystérieux. Par exemple, je faisais des rêves éveillés où je pouvais contrôler les gens par mon regard. Mon imagination avait quelque chose d’enfantin. Je m'entraînais à fixer les gens, et parfois cela les effrayait.

 

Un jour en 1918, j'étais en colère et je commençais à faire des remontrances à un sergent pour une infraction à la discipline. J’essayais de faire un travail de particulièrement bonne qualité parce que mon frère, toujours capitaine d'armée, était présent et que je voulais lui montrer que j'étais un bon officier.

 

Dans les instructions de l'armée hongroise, il y avait une règle qui dit qu'un soldat doit regarder fixement un officier dans les yeux quand il lui parle. Je suggérais au sergent qu'il « dormait sur place », comme on dit, et je lui ordonnais de rompre les rangs. Tout le monde se mit en ordre de marche excepté ce seul soldat, qui resta comme cloué au sol. J'étais stupéfait. Qu'avais-je fait ? Mon frère s’approcha du sergent paralysé et l’examina. Son diagnostic médical fut : « tu as hypnotisé cet homme, Franz. Dis-lui de se réveiller immédiatement. » Ce que je fis.

 

Voilà comment j'ai appris que l'hypnotiseur peut endormir son sujet sans savoir qu'il l’a fait. Les journaux commentèrent cet incident.

 

Je commençais finalement mes études à l'université. Je pense que j'ai lu chaque livre disponible sur l'hypnose, des oracles au fakirisme, du magnétisme animal au soin mental. J'étais perdu dans ce nouveau monde d’exploration de l'âme, le monde des mécanismes de l'esprit humain.

 

J’ai été engagé par des psychologues et des psychiatres. J'expérimentais en petits groupes, mes amis se portant volontaires pour être sujets. Bientôt les salons de la haute société de Budapest m'invitaient. Moi, le garçon de la campagne pauvre de la région du lac Balaton, j'avais maintenant assez d'argent pour mes études. Je me sentis au sommet du monde quand je reçus une lettre postée depuis Vienne. Elle venait du docteur Sigmund Freud qui disait que son principal disciple en Hongrie, le docteur Sandor Ferenczi, lui avait écrit à mon sujet. Est-ce que je venais sur Vienne ? Dans ce cas, je devais me sentir libre de l'appeler.

 

3- A Vienne

 

J'avais vingt-quatre ans quand je reçus cette lettre de Freud et le succès m'était monté à la tête. Ce jour de mai 1924, je pensais que je connaissais toutes les réponses. J'étais celui que l’on célébrait comme l'enfant prodige, l'homme miracle, l'homme médecine, le fameux hypnotiseur.

 

Aujourd'hui je suis honteux et humble quand je repense à ces jours. Quelques mois après avoir reçu la missive de Freud, j'entrais dans Vienne sur une lourde motocyclette, portant un manteau de cuir comme les motards le faisaient durant cette époque sur les routes poussiéreuses. J'avais passé une après-midi dans la bibliothèque universitaire à Budapest et jeté un œil sur tous les livres de Freud. Tout ce dont je me souvenais en arrivant aux abords de la belle cité du Danube était « Dieu te bénisse, tu vas te faire un nom à Vienne », les mots d’adieu de ma mère, et un passage que j'avais trouvé dans un livre de Freud et qui continuait à me hanter.

 

J'avais lu que Freud avait écarté l'hypnose de sa pratique parce qu’il échouait fréquemment à mettre ses patients dans un état de transe et de sommeil profond. Freud, le génie de l’esprit, ne réussissait pas comme hypnotiseur, et il m'avait invité, moi[2], à lui rendre visite. Je ne savais alors pas pourquoi Freud avait écarté l'hypnose, mais je savais que j’avais la connaissance d’un art et d’une science que Freud continuait manifestement à étudier.

 

Des rencontres entre le vieux docteur Freud âgé de soixante-huit ans et la jeune lame de vingt-quatre ans, je parlerai dans un autre chapitre. Mais Freud, l'homme qui ne pouvait pas faire lui-même un plein usage de l'hypnose, me rendit hypnotiseur à sa place. Il passa en revue qui j’étais et me dit, « Jeune homme, vous savez comment hypnotiser, comme un technicien, mais vous ne savez pas pourquoi un sujet devient hypnotisé. Vous pratiquez une technique mais vous ne savez rien du pourquoi et comment de l'esprit humain ».

 

Freud m'encouragea à étudier sous sa direction. À cette période je travaillais avec le concept d'évolution de l'esprit moderne[3]. A l’époque de l'homme de Neandertal, peut-être y avait-il seulement l'esprit animal. Avec l'évolution vint l'esprit humain. Plus loin encore dans l’évolution, l’esprit humain fut découpé entre l'esprit conscient -le siège de la logique, de la raison et de la perception- et un second esprit, l'esprit subconscient dormant. C'est ce second esprit qui est devenu l'entrepôt de toutes les impressions qui ne sont pas dans l'esprit conscient. Mais c’est plus qu'un entrepôt. C'est aussi le mécanisme de contrôle automatique de toutes les fonctions involontaires du corps.

 

Des années plus tard, j'essayais d'expliquer à mes auditeurs que l'esprit subconscient ou esprit dormant retient des centaines de milliers de traces de nos impressions, et des centaines d'enregistrements. Tout ce qui arrive à un homme est enregistré et conservé. Cet instrument multidimensionnel, appelé notre subconscient, se rappelle de chaque chose et l'enregistre pour la vie. C'est le travail des psychanalystes d'explorer et de ramener à la surface le matériel dérangeant depuis cet esprit subconscient.

 

L'hypnose aide ici. Elle peut offrir des raccourcis dans la longue et tortueuse route des recherches sur l'âme. Cela, Freud me l'apprit.

 

À l'âge de 24 ans, j’avais de l’aversion pour l'approche scientifique des faits avérés. Je n'en ressentais pas le besoin. Il était certain que je pouvais hypnotiser. Les grandes performances hypnotiques, les larges publics, les applaudissements, me manquaient. J'étais assez irresponsable pour quitter Vienne six mois plus tard.

 

C’est peut-être parce que beaucoup d'hypnotiseurs approchent l’hypnose avec l’immaturité des personnes de 24 ans, sans compréhension scientifique, que le docteur Alfred Adler, un autre géant de la recherche sur l’esprit, fut prompt à déclarer :

 

La plupart des gens qui ont le pouvoir d'influencer le comportement des autres attribuent cette faculté à quelque pouvoir mystérieux qui leur est spécifique. Ceci amène à une énorme incompréhension, particulièrement en ce qui concerne les activités pernicieuses des hypnotiseurs et des télépathes. Ces personnes commettent des crimes si éhontés contre l'humanité qui sont tout à fait capables d'utiliser n'importe quel instrument qui pourrait servir leurs projets néfastes... Le public veut être mystifié. Il veut avaler tous les mensonges sans les soumettre à l'examen rationnel.

 

Cette description, je l'admets sans gêne, m’allait à la perfection à l'âge de vingt-quatre ans : un Svengali[4] en action, l'hypnose au service des farces et de l’exhibition. À l'âge de cinquante ans -et bien avant cela- je découvris que l'hypnose pouvait être un outil formidable pour le scientifique. Je me rendis avec mes propres démonstrations dans les grandes universités.

 

Pasteur et Ignatz Semmelweiss étaient vus comme des charlatans dans leur croisade contre la bactérie. Les champs magnétiques de Franz Mesmer pour chasser « la maladie hors du corps » étaient assimilés à de la magie noire et aux actes maléfiques d'un charlatan. Aujourd'hui, il y a encore des millions de gens opposés à la science de l'hypnose.

 

Je me rappelle un exemple de cela quand je me suis adressé à 300 personnes au Detroit Town Hall. Un câble arriva de Floride pour prévenir le responsable du meeting et le public qu'un horrible désastre résulterait d'une quelconque démonstration d'hypnose et que la police devrait être appelée pour me stopper.

 

Ils disaient que c'était un coup publicitaire. Dans ce livre je pourrai aussi bien confesser qu'il y a peu de meeting pour lesquels de tels avertissements ne furent faits. Des millions de personnes croient encore à l'image de l'hypnotiseur avec les longs et fins doigts tremblants, les sourcils broussailleux de John L. Lewis, le turban stupide du fameux lecteur de pensées dans les 39 Marches d'Hitchcock.

 

L'hypnotiseur du XXe siècle a rasé sa longue barbe noire. Il n'utilise même plus une voix mielleuse pour plonger un sujet dans le sommeil. L'hypnotiseur actuel, qui travaille dans les hôpitaux pour vétérans ou dans les cliniques mentales ou encore comme conférencier, comme moi-même, a quitté les pentacles, les hocus-pocus. Il n'est plus un homme médecine miraculeux. L'âge du Svengali est mort. A Svengali a succédé des hommes qui comprennent qu'un esprit plus fort peut influencer un esprit plus faible. La forte concentration et la volonté peuvent plonger certaines personnes dans le sommeil, mais tout le monde ne peut pas être hypnotisé. La plus grande confusion et ignorance entourent encore le « mysticisme » de l'hypnose.

 

Le responsable de l'une des plus grosses cliniques psychiatriques à New York me demanda un jour franchement : « pourquoi êtes-vous devenus un hypnotiseur ? ». J'ai essayé d’expliquer à lui, au monde, et à moi-même que j'étais devenu un outil de la science moderne et que j'étais fier de cela. Je ne possède que quelques clés en main, mais elles sont précieuses dans la recherche portant sur l'esprit humain. Nous vivons à l'âge de la raison. L'homme a été capable de contrôler la nature, mais l'homme a échoué à contrôler la nature humaine et l'esprit humain.

 

Il y a de cela 25 ans, bien avant que le pouvoir de l’atome soit libéré, le grand Sigmund Freud eut des mots prophétiques quand il a dit : « les hommes ont amené leur pouvoir de contrôler les forces de la nature à un tel point qu’en l’utilisant ils pourraient maintenant très facilement s'exterminer jusqu’au dernier. Ils savent cela -et de là provient une grande partie de leurs troubles actuels, de leur défection, de leur façon d’appréhender les choses ».

 

Je suis devenu hypnotiseur tout d'abord parce que je voulais démontrer mes pouvoirs de concentration et de suggestion. J'ai depuis hypnotisé presque un million de personnes pour la gloire et la richesse. Mais après avoir réussi cela, cela signifiait bien peu. C'est maintenant mon souhait le plus profond de jouer un rôle majeur dans le développement et l'application de l'hypnose pour des usages thérapeutiques. L'hypnose peut aider l'homme dans sa longue lutte contre lui-même et le rendre maître de sa propre nature.

 

 

4- Je rencontre Freud

 

Vienne en 1924 était ruinée par l'inflation, pauvre et déconcertée. L'Autriche vivait sur les lauriers fanés des temps passés. Dans les ruines de l'empire détruit des Habsbourg, des millions de gens vivaient de pain et de « goulash soup ». Leur puissance était révolue, leur gloire évaporée, leur industrie obsolète. Entourée par les nations qu'ils avaient autrefois conquises et dominées, tout ce que l'Autriche avait à offrir à ses satellites était la Kultur[5].

 

Alors que de nouvelles nations étaient en train de construire des empires et des industries, l'Autriche devenait le centre mondial de la musique. Elle donnait naissance à de grands artistes comme Gustav Mahler, Bruno Walter, Maria Jeritza et Léo Slezak. La même ville devint aussi une Mecque pour les étudiants en psychologie et en médecine. C'était à Vienne que le docteur Sigmund Freud a commencé son travail de recherche qui mena à la psychanalyse.

 

Vienne n'était plus une porte ouverte vers le grand monde, mais pour moi elle était le monde. Bien que j'aie vécu quelques années à Budapest et que j'aie vu quelques villes en Italie du Nord pendant la guerre, je n'avais jamais été dans une des villes vraiment importantes d'Europe. J'étais né à Enying, en Hongrie, à peu près à soixante miles au sud de Budapest, où mon très myope de père avait été professeur d'école dans une communauté d'à peine cinq cent âmes. Enying est près du magnifique lac Balaton, de soixante miles de long, avec des vagues comme celles de l'océan. À côté, il y a un sympathique terrain de vignes. Le terrain de mon enfance était seulement constitué de ma très pauvre famille et d’une maison délabrée avec un toit de chaume que je partageais avec deux frères et une sœur. J’étais le plus jeune garçon. Jusqu'à ce que je m’engage dans l'armée je n'avais jamais porté un pantalon neuf. Ma mère recousait toujours les pantalons, manteaux, bonnets et chemises portés par mes frères plus âgés, qui m’étaient ensuite donnés.

 

Mon père connaissait très bien le français, l'allemand, le latin et le grec. Il enseignait en primaire, mais à côté de ses occupations régulières, il donnait des leçons et s’occupait de personnes en classes privées dans le secondaire. Certains élèves étaient en pension dans notre maison et ma mère avait beaucoup à faire pour les éduquer. L’un dans l'autre, elle doit avoir « élevé » à peu près une centaine d'enfants. Elle était connue comme une « tante-maîtresse ». Nous avions un grand jardin, et plusieurs fois par semaine, en commençant à quatre heures du matin, ma mère y travaillait - souvent avec mon aide.

 

Ainsi, comme vous le voyez, j'étais le fils d'un homme pauvre. Je vivais avec un père qui était un érudit et qui devait apprendre à des enfants qui se moquaient constamment de lui à l'école, ce qu'il était trop myope pour voir. Il vivait avec 12 dollars par mois, mais pourtant il était mieux payé que des centaines de paysans dans le voisinage.

 

À dix ans, je fus diplômé de l'école publique. Comme il n'y avait pas d’écoles secondaires dans la communauté, mes parents m'envoyèrent à Kapovàr et Székesfehérvár pour étudier. Je portais en moi dans ces villes un sentiment d'infériorité, comme beaucoup d'autres jeunes garçons de petites villes. Je voulais toujours être supérieur aux autres : mieux, avoir plus de réussite. J'avais grandement souffert de la pauvreté à la maison. À l'âge de dix ans je ne voulais plus être le parent pauvre qui vivait parmi les riches et qui prenait un repas gratuit chaque jour. Mon père payait à peu près un dollar par mois pour un lit dans Székesfehérvár que je devais partager avec un autre étudiant.

 

Je me jetais dans les études. J'appris à parler allemand et français. J'étudiais le latin et le grec. J'ai gagné des bourses en physique, mathématiques et toutes les autres sciences enseignées à l'école. Je servais de tuteur aux garçons plus riches. Quand j'avais huit ans, j'apprenais aux garçons de six ans. Quand j'avais dix ans, j'apprenais à ceux qui en avaient neuf. J'avais grandement besoin d'argent pour la nourriture et les vêtements.

 

À douze ans j'étudiais l'Esperanto et à quatorze ans pendant les vacances j'aidais aux cours de mon père. C'était cette année-là que la première guerre mondiale a commencé. Je me rappelle toujours les premiers soldats blessés revenant de Serbie. La gare était distante de sept miles de la maison et nous recueillions de la nourriture, des cigarettes et des fleurs pour eux. Ma mère disait, « la guerre est mauvaise, la guerre n’est pas juste, ne croit jamais en elle, Ferenz ».

 

L'année suivante j'ai eu mes premiers pantalons longs d’occasion et fus envoyé de nouveau à Székesfehérvár pour continuer mes études. Des personnes aisées me prirent avec elles et il me fut permis de manger dans la cuisine avec les serviteurs. Je fus terriblement honteux de ne pas avoir la permission de manger avec le maître de famille dans la salle à manger. Ma famille voulait que je devienne un homme d’affaire et m’ont envoyé à l'académie de commerce pour étudier l'économie. Je n'avais pas d'amis. J'étais solitaire et frustré. Tout ce que je voulais c'était avoir du succès, « pour leur montrer à tous ». Je fus diplômé à seize ans et demi d'une grande école et puis volontaire pour l'armée. Avec mon éducation j'étais capable de rentrer dans une école d'officiers. Après cinq mois j’obtins mon brevet d’officier. J'étais supérieur après tout et, de retour en Autriche et Hongrie, un uniforme valait mieux que de l'argent.

 

Tout ceci était dans mon esprit quand je montais l'escalier de pierre vers le deuxième étage du grand Sigmund Freud. Je leur avais « montré ». J'étais quelqu'un maintenant. Je n’attendais pas après lui. Il m'avait invité. J'ai bien peur d'avoir été un jeune homme très fier et arrogant.

 

Le célèbre personnage vivait dans une maison sans ascenseur, une résidence simple dans un appartement à l'ancienne mode. J'actionnais la sonnette. Il n'y avait pas de domestique pour ouvrir la porte. Il se tenait là, le grand Freud avec sa cravate à l'ancienne, sa grosse montre à gousset sur l'estomac, sa barbe, ses revers amidonnés démodés dépassant de ses manches.

 

J’avais espéré trouver de la richesse et du prestige, tous les signes extérieurs de succès que je voulais moi-même. À ce moment-là, je ne savais pas quoi dire, et finalement je bégayais avec mon meilleur allemand :

« Guten Tag, ich bin Franz Polgar von Budapest[6] ».

Freud eut un regard comme s'il n'avait jamais entendu ce nom là avant.

« Was kann ich für Sie tun, Herr Polgar ? [Que puis-je pour vous, monsieur Polgar ?] » répondit-il.

J'étais au désespoir. J’avais chevauché « sauvagement » de Budapest à Vienne sur ma motocyclette. J'avais tué trois poulets et un chien sur la route. Je m'étais presque tué moi-même juste pour voir le grand Freud - et il n'avait jamais entendu parler de moi.

« Polgar est mon nom », je dis, et j'agitais la lettre qu'il m'avait envoyée devant son visage à l’expression doucement poli.

Il sourit vaguement. Je ne l'ai jamais vu vraiment sourire.

« Venez dans mon studio ».

Cela ressemblait au bureau d'un médecin avec beaucoup de livres. Il faisait frais, sombre, et Freud semblait aussi être très froid[7] avec moi. Il se rappelait vaguement qu'il avait vu une coupure de journal à propos de mes expériences en hypnose. Il me demanda si j'étais étudiant en médecine et quel âge j'avais. Mais il demeurait immobile et calme. Je savais qu'il avait espéré un homme plus vieux.

 

Il posa des questions à propos du docteur Ferenczi et des autres psychanalystes en Hongrie. Il voulait connaître mon parcours et il me demanda finalement où je vivais à Vienne. J'ai dû admettre que je n'avais pas encore d'adresse. La motocyclette était toujours garée en bas des escaliers. J'étais venu directement le voir.

 

Il me demanda d'être à l'université le matin suivant, à neuf heures, à sa Hörsaal, la salle de classe, où je pourrais le trouver.

 

L'entretien tout entier ne dura pas plus de cinq minutes, et j'avais pris plus de deux jours pour venir de Budapest à Vienne.

 

Finalement, qu'en était-il ? J'avais une centaine de couronnes avec moi ; cela me ferait un mois tout au moins. Cet homme Freud me paierait tout du moins s’il utilisait mes services comme hypnotiseur.

 

La chasse pour un appartement sur Vienne était facile à cette époque pour un homme seul. Cela était amusant, aussi. Vienne, à cette époque, était différente de toutes les autres villes dans le monde quand il s'agissait de trouver un endroit pour vivre. Les prospectus « Room to Let[8] » de New York placés occasionnellement sur une fenêtre pouvait être comparés avec les affiches « Flat to let[9] » à Londres, où une veuve solitaire attendait derrière une fenêtre. Les affiches « Pour louer[10] » dans Paris, où l'on était accueilli par un concierge débraillé ou un employé d'hôtel tortueux, était du même ordre. À Vienne, les maisons étaient construites différemment. Chaque étage avait deux escaliers, chaque maison avait une partie donnant sur une arrière-cour, et en façade de chaque maison, il y avait non pas un mais des douzaines de posters : « Zimmer zu vermieten[11] ».

 

Il y avait des informations supplémentaires : « escalier numéro trois, quatrième étage, appartement nº 59 à droite, un lit, » etc.

Je montais jusqu'à ce quatrième étage. La propriétaire ouvrit la porte. Elle était habillée avec une robe « Dirndl[12] » bien qu'elle ait été vieille d’à peu près quarante ans de trop pour en porter une. Elle demanda :

« Qu’est-ce que vous voulez ? »

« Une chambre ».

« Nous n'avons pas de chambre pour vous. »

« Mais vous avez fait une publicité pour cela en bas, un lit... »

« Oui. Mais c'est pour une fille. Quatre filles partagent ma chambre. Est-ce que vous avez une petite amie ? Elle peut venir, mais pas vous. Ceci est une maison respectable. Qu'est-ce que vous cherchez en venant ici ? Nous ne sommes pas en Hongrie... »

Je partis. Elle avait dû remarquer mon accent hongrois et ce que j'entendis fut sa lamentation « Jésus, Marie et Joseph, cette nouvelle génération, ces hongrois... »

J'ai finalement trouvé un endroit.

Aucune des chambres meublées dans mon secteur de location n'avait de baignoire ou d'eau courante. Je trouvai une petite chambre dans Leopoldstadt, le second district de Vienne. C'était un endroit bon marché. L’eau était à l'extérieur dans le couloir où à peu près vingt-cinq occupants utilisaient le lavabo unique ; les toilettes étaient une volée d'escalier plus bas et servaient pour l'usage de dix ou douze locataires. Nous avions seulement des lampes à gaz. Mais ça ne faisait rien : j'avais un appartement pour moi. Je n'avais été habitué à rien d'autre qu’à une bassine d'eau froide, de toute façon.

 

Le reste de la journée, j'ai visité Vienne et ses larges boulevards. La nuit tombée, je suis allé au Heurigen, à Grinzing, où ils ne boivent pas précisément des vins de qualité et en peu de temps, on se retrouve éméché. J'ai écouté la musique de la vieille Vienne et des différentes valses du Danube bleu.

 

Quand je faisais une halte sur le pont de Budapest, le Danube avait l'air grisâtre et boueux et pas bleu du tout. Mais j’étais si heureux, la même rivière devint soudainement aussi bleue pour moi que la Méditerranée. Je ne pouvais pas prévoir que ce même Danube serait rouge de sang vingt ans plus tard.

 

Je n'oublierai jamais ma première nuit à Vienne. Le Heurigen, district aussi célèbre que Montmartre, avait un effet profond sur moi. J’étais un homme très jeune et je n'avais rien vu d’aussi romantique. Toutes les maisons et les restaurants dans le district avaient sortis de longues perches couvertes de feuilles sur lesquelles pendaient de larges fraîches grappes de raisins verts : le signe que le vin nouveau était arrivé depuis les vallées du Danube environnantes. Les vastes restaurants en jardins étaient décorés de façon la plus attractive qui soit à la mode typiquement autrichienne. C'est à l'intérieur de l'un d'eux que je me suis rendu par hasard.

 

Je peux encore voir les musiciens habillés dans leur gai et vieux costume traditionnel. L'orchestre était composé d'une cithare, « Klampfe », d'un piano et d'un violon. Le violoniste se déplaçait de table en table, jouant et plaisantant avec les gens. Il y avait de jeunes couples, de vieux couples, et des enfants. Les pauvres et les riches étaient assis côte à côte en buvant de la bière blonde et le vin nouveau. Certains avaient amené leur propre pain et beurre, salami, légumes au vinaigre, salade de pomme de terre et schnitzel[13].

 

J'étais venu dans le restaurant seul, mais il ne fallut pas longtemps avant que je fusse invité à joindre un joyeux groupe à l’une des larges tables. J’ai constaté la présence d’une charmante fille viennoise à côté de moi, et nous avons ri, bu et flirté. Nous nous sommes également joints aux autres pour chanter des vieilles chansons, chansons de la gloire passée de l'Autriche, comme « Wien, Wien, nur du Allein » ou cette fameuse chanson de fiacre des oubliés conducteurs viennois de carrosse « Ich mochte wider mal in Grinzing sein ». Le violoniste vint à notre table et, quand il apprit que j'étais hongrois, joua de la musique gypsy. Ensuite les fameuses chansons de Schubert : « Wird sind vom K. » et « K. Imnfanterie Regiment. » Tout le monde présent chanta.

 

La lune et les étoiles baissaient les yeux vers nous. Les petites chandelles sur les tables scintillaient et une entêtante musique de cithare remplit la nuit. La bière et le vin chantaient dans mes veines. Il était bon d'être en vie et jeune.

 

Mais plus tard -beaucoup plus tard- comme je marchais à travers les magnifiques rues calmes jusqu'à ma chambre miteuse, la tristesse s’empara de moi. Je pensais à une ligne du Trilby : « la vie n’est pas toujours drôle[14] ». Et je pensais à moi-même. Ne deviendrais-je jamais rien de plus qu'un autre Svengali au rabais ?

 

 

5- Je fais une démonstration d’hypnose aux étudiants de Freud

 

J'étais à l'université de Vienne à huit heures et demi le matin suivant. Quand le docteur Freud arriva, il hocha la tête vers moi et rentra dans la salle de classe où il y avait à peu près une centaine d'étudiants, un nombre considérable d'entre eux étant docteurs en médecine.

 

Je ne savais pas quoi faire. Je m'assis en me demandant s'il allait faire attention à moi, s'adresser à moi, m'utiliser. Je savais une chose. Même si je faisais le spectacle avec l’hypnose à l'université de Budapest, je ne pouvais pas le faire ici où les gens venaient de tous les horizons pour apprendre auprès du grand apôtre de la psychanalyse.

 

À un moment de sa conférence Freud raconta un épisode qui lui était récemment arrivé. Une précieuse amie de la famille était très malade et ses chances de survie étaient minimes. Il s’attendait à apprendre l’annonce de sa mort à tout moment. Mais hier, il avait reçu un message disant que cette femme était hors de danger et qu'elle allait se rétablir. Le respectable docteur Freud continua alors à raconter comment il avait pris la première chose qu'il avait pu trouver, un vase -qui se révélera être une antiquité de valeur- et l’avait brisé sur le sol. « Je l’ai fait dans une explosion de joie », déclara-t-il. Les étudiants partirent dans de grands éclats de rire. Il définit alors les émotions selon plusieurs aspects et, comme pour justifier son action, il leur dit que Goethe avait l'habitude de jeter de la vaisselle à travers la fenêtre à l'âge de trois ans. Finalement, il mit à mal l'idée qu'il n'était pas important d'analyser des individualités, « tels que Goethe ou Freud, ou M. Metzger, un étudiant, ou M. Polgar de Budapest qui est avec nous aujourd'hui. Nous devons trouver les lois basiques de l'esprit humain qui s'appliqueront à tous ». Le docteur Freud arrêta alors son propos et m'appela sur l’estrade.

 

Il était amical, mais je sentais un ton cynique dans sa voix. « Ce jeune homme est le meilleur hypnotiseur de Hongrie. Il m'a rendu visite hier et va maintenant faire une démonstration de son art ».

 

En face d'un professeur froid, d'un public froid, d’un groupe d'incroyants, mes sentiments d'infériorité revinrent. Que se passerait-il si j'échouais ? Si je ne pouvais pas le faire ? Devant moi, j'avais le plus grand nom de la psychologie dans la salle et il était maintenant le juge. C'est comme si je travaillais en face de la cour suprême. Un échec signifiait la fin de ma carrière professionnelle.

 

Certains des étudiants étaient plus vieux que moi. Les plus jeunes réprimaient des sourires. J'avais tous les paris contre moi. J'étais nerveux. C'était de l'hypnose de groupe et j'avais toujours travaillé avec des sujets consentants. Ceux-là coopéreraient-ils autant ? Je voulais m'enfuir de la pièce.

 

Il y eut un silence, et puis le docteur Freud dit de nouveau, « M. Polgar, montrez-nous votre art ». Cela sonnait de manière encore plus cynique qu'auparavant.

 

Je demandais trois volontaires. Ils s'installèrent sur trois chaises. Je fis l’obscurité dans la pièce en abaissant la lumière. D'une voix basse et monotone j’entrais dans mon rôle: la suggestion verbale, en me concentrant d'abord sur de simples effets comme la somnolence, la relaxation, les sentiments positifs, la fatigue des yeux, la pesanteur des bras et des jambes. Je dis :

« Vous êtes complètement confortables, maintenant. Votre corps tout entier est relaxé. Vous n'avez pas de sensations de tension, nulle part. Vos yeux sont fatigués et vous voulez les fermer. Ils deviennent si fatigués, tellement fatigués. Vous êtes fatigués. Dans une minute vous ne serez plus capable de les garder ouverts. Vos bras deviennent lourds. Vos jambes deviennent lourdes. Vous êtes complètement relaxés maintenant. Vous voulez plonger dans un plaisant sommeil. Vous commencez à être somnolent... Tellement somnolents... Vos yeux sont si fatigués... Gardez-les fermés, de plus en plus serrés… »

 

À ce moment je remarquais qu'il y avait un profond silence dans la salle de conférence. Freud me regardait très attentivement. Deux de mes sujets étaient quasiment endormis. J'avais gagné. La troisième, une fille, me résistait toujours. Je notais que ses yeux commençaient à ciller. Je me déplaçais et me mis en face d'elle. Je posais mes mains sur ses yeux et continuais : « endormez-vous, vous ne pouvez pas ouvrir les yeux, vous êtes si fatiguée, dormez... endormez-vous. Vous voulez fermer les yeux, gardez les fermés, endormez-vous, votre corps tout entier est mou et détendu. Vous êtes si fatiguée maintenant, tellement fatiguée... ».

 

Je comptais jusqu'à 10. Les trois sujets étaient maintenant endormis.

Il y avait de la stupéfaction dans l'assistance.

Je regardais Freud. Que voulait-il que je fasse ? Il hocha juste la tête de nouveau, un de ses gestes favoris, comme pour dire, « continuez, montrez-nous ce que vous pouvez faire avec l'hypnose ». À nouveau, il sourit avec son sourire légèrement cynique, comme pour dire, « j'en sais plus. L'hypnose marche seulement pendant une courte durée, puis disparaît. J'avais raison dans mes théories. J'avais raison d’y renoncer ».

 

Alors que je repris ma démonstration, j'entendis des rires dans l'assistance. Deux étudiants sur les bancs étaient tombés endormis, aussi. L'un d'entre eux était un interne en uniforme.

 

J'avais une petite mallette avec moi. Je l'ouvris à ce moment-là. Les trois sujets étaient encore endormis. Je connaissais leurs noms et dit : « Paul, ceci est une balle ; levez-vous et prenez la ». Il vint jusqu'à moi, et je lui présentais une balle en caoutchouc tirée de la mallette. Alors je lui dis que la balle pesait cinquante pounds[15]. « Ce n'est pas une balle en caoutchouc. Elle est faite de plomb, et pèse probablement cent pounds, 200 pounds, 300 pounds... 500 pounds[16] ». Paul lâcha la balle après avoir résisté contre le poids imaginaire. Alors je demandais à Paul de « se réveiller ». Ce qu'il fit. Je lui donnais la main et dis, « retournez dormir ». Il s'endormit immédiatement. J'ai expliqué aux spectateurs que rien ne pourrait réveiller ces sujets jusqu'à ce que je les réveille moi-même.

 

Le docteur Freud n'était pas impressionné. Je donnais alors au second sujet une carotte et lui dit que c'était une brosse et lui demandais de brosser ses cheveux, ce qu'il essaya de faire. Je lui ordonnais de s'asseoir. Le docteur Freud commençait à s'ennuyer maintenant, mais les étudiants étaient fascinés. Alors je revins vers la fille. Je lui suggérais qu'elle ne pouvait pas voir la lettre « e ». Elle lut à haute voix un texte que je lui donnais, éliminant tous les « e’s[17] » pendant qu'elle lisait. Je lui demandais de recopier un paragraphe du livre. Elle oublia tous les « e’s ». Puis je lui demandais de lire tous les « e’s » du livre et elle répondit : « M. Polgar, vous savez qu'il n'y a pas de « e’s » dans le livre que vous m'avez donné ». Je dis qu'il y en avait. Elle m'obéit et trouva les « e’s ».

 

De cela, je passais à une vraie expérience. Je pris Fritz, le premier sujet, et lui dit de me donner le nom de l'homme avec la barbe : « vous savez », dit-il, « c'est le docteur Freud ».

« Mais cela n'est pas le docteur Freud », dis-je à Fritz. « C'est une vieille dame qui vous cause des problèmes et vous devez lui dire de partir d'ici ou sinon vous appellerez la police ».

Je lui demandai à nouveau : « qui est cette personne ? », pointant le docteur Freud.

« Je ne sais pas. Une vieille mégère, une fauteuse de troubles », dit-il, puis, s’adressant au docteur Freud : « sortez d'ici ou je vais appeler la police ».

 

À ce moment-là, je savais que j'avais gagné la bataille. La cloche retentit. Je réveillais mes sujets. Ils se sentaient relaxés. Le cours était terminé, les étudiants applaudirent avec leurs pieds comme c'était la coutume à Vienne, et le docteur Freud posa ses mains sur mes épaules et dit : « Ayons notre discussion rapidement ; venez me voir cet après-midi à deux heures ».

 

 

 

6- Mon association avec Freud

 

 

Je vis Freud le même jour et régulièrement par la suite durant six mois. Je ne serais pas là où j’en suis aujourd'hui sans ces six mois. Mais je ne pus jamais convaincre Freud des pouvoirs thérapeutiques ou analytiques de l'hypnose et il ne put jamais me convaincre qu'il avait eu raison d'abandonner l'hypnose pour la psychanalyse, comme il l'avait fait. Nous eûmes des controverses. Nous eûmes des désaccords. J'étais l'enfant, il était l'homme sage, et malgré tout il voulait tout[18] apprendre de l'hypnose.

 

Freud avait hypnotisé beaucoup de gens. Mais il n'était jamais sûr qu'un patient allait réagir. J'observais sa méthode dans le détail et avec attention et finis par suspecter ce qui pouvait être erroné dans sa méthode hypnotique.

 

L'éminent scientifique était si connu, réputé mondialement et si important, que ses patients venus des quatre coins du monde, avaient souvent peur de lui. Ils avaient des peurs qu'ils ne pouvaient pas dissimuler, et lui, le grand Freud, n'était jamais certain que l'hypnose marcherait. Il est un fait que si l'hypnotiseur manque de foi dans sa méthode, le sujet le sait inconsciemment. L’hypnotiseur doit être sûr de ce qu’il a « à vendre », et je doute que Freud l'ait été.

 

Les patients ouvraient les yeux, après qu'il ait dit : « Fermez vos yeux... endormez-vous ». Là résidait un défi pour moi. Dans toute mon immaturité, instinctivement je sentais que si Freud pouvait maîtriser l'hypnose, il changerait certaines de ses théories et utiliserait de nouvelles méthodes. Cela ferait aussi de moi non uniquement un hypnotiseur, mais l'hypnotiseur médical personnel de Freud.

 

La théorie de Freud n'avait alors pas de signification pour moi, mais maintenant je la comprends. Tous les grands maîtres médicaux de l'hypnose, Charcot, Liébault et Bernheim, croyaient que l'hypnose supprimait la timidité, les inhibitions, les peurs ; qu'elle guérissait temporairement et souvent de manière permanente des troubles moins importants tels que le fait de se ronger les ongles, le grand tabagisme, le surpoids et même le bégaiement. « Mais », disait Freud, « j'ai besoin d'une thérapie idéale, et la thérapie idéale doit être sûre, rapide, et non déplaisante. L'hypnose possède seulement deux de ces trois caractéristiques. Elle est assurément rapide, elle est certainement plaisante, mais elle n’est pas sûre. Tout le monde ne peut pas être hypnotisé, tout le monde ne peut pas hypnotiser. Je sais pourquoi nous avons la psychanalyse : l'hypnose est trop incertaine ».

 

Il continua, et je me sentis humilié et perdu quand il me sermonna en disant, « l'hypnose est un travail de second ordre ; elle n'est pas scientifique ; c'est une réminiscence de la magie, des conjurations avec hocus-pocus ». Après ce jugement, il pris sur lui et continua : « pourtant, face aux intérêts du patient, l'hypnose ne peut pas être écartée. Je dois l'explorer. Mais je peux avoir du succès dans un cas et échouer dans le suivant. Parfois, j'accomplis beaucoup avec l'hypnose, parfois peu. Je ne sais pas pourquoi ».

 

Je m’interrogeais pendant des jours sur les raisons pour lesquelles j'échouais parfois avec l'hypnose. Nous arrivâmes à la conclusion : tout le monde n'est pas un bon sujet. De plus, j'échoue quand je ne peux pas me concentrer, quand je suis préoccupé.

 

Puis l'argument suivant de Freud fut, « il y a un manque de permanence. Si je guéris un patient aujourd'hui par l'hypnose, l’ancienne maladie peut réapparaître ».

 

Je rapportais des exemples du contraire. J'avais guéri des gens qui avaient cessé de se ronger les ongles depuis deux ans. Freud dit, « pauvre sot, deux ans, qu'est-ce que c'est ? Rien ! »

 

Freud admettait qu'il avait traité des cas psychologiques graves avec de bons résultats.

« Mais parfois je devais utiliser l'hypnose deux et trois fois. Ceci n'est pas bien, parce que les patients s’habituent à l'hypnose comme des drogués. Cela détruit leur confiance en soi ».

 

Mais finalement je devins l'hypnotiseur médical de Freud et il m’était demandé de faire avec ses patients ce qu'il n'aimait pas faire : les hypnotiser. Je devins un technicien ; il était le maître de sa propre recherche.

 

Freud était un patriarche, un vrai scientifique, un personnage distrait -parfois si distrait qu'il oubliait de me payer pour mes services, et j'étais parfois trop timide pour lui demander.

 

Après un mois, ma centaine de couronnes était presque utilisée. Vienne était un endroit où l'on pouvait dépenser de l'argent. Et il y avait Maria. Alors que j’étais allé écouter Jeritza[19] dans la Tosca à l'opéra, j'ai rencontré une jeune et jolie fille au « juchhe » qui à Vienne était un mot tyrolien pour désigner le cinquième balcon où nous étions assis. Son nom était Maria, elle chantait dans un choeur et était aussi ambitieuse que moi. Nous passions nos week-ends à déambuler à travers la Wiener Wald[20], à faire du canot sur le Danube, à jouer au Prater[21]. Il n'était pas difficile pour deux inexpérimentés  et jeunes solitaires de tomber amoureux.

 

Mon travail avec Freud continua, mais son attitude était souvent difficile.

« Pourquoi me gardez-vous ici ? » dis-je un jour, révolté. « Vous êtes contre l'hypnose et vous continuez à faire des recherches dessus ».

« Crétin », dit-il, « je suis aussi contre la mort et je fais des recherches contre elle ».

D’après mes souvenirs et d’après son autobiographie par Freud je vais tenter de reconstruire son travail de recherche dans le champ de l'hypnose.

 

En 1885 Freud se rendit à Paris pour explorer les curieuses expériences hypnotiques de Charcot sur les grandes hystériques de la Salpêtrière. Quand Freud retourna à Vienne il essaya de prouver les possibilités de l'électrothérapie. Dans ce domaine il suivait à la lettre un certain docteur Erb[22], un homme considéré comme une autorité pour les aspects curatifs de l'électricité.

 

Mais Freud s’engageait dans une impasse. Dans son étude autobiographique il déclarait :

« Je dus malheureusement faire bientôt l’expérience que s’en tenir à ces prescriptions n’avançait jamais à rien, que ce que j’avais considéré comme la cristallisation d’une observation exacte n’était qu’une construction fantastique[23]. »

 

Freud fut terriblement déçu et il estima que les tests sur l'électricité du docteur Erb étaient comparables à un livre d’oniromancie égyptien. Il ne croyait pas à l'usage de ces gadgets électriques pour les désordres nerveux.

 

Déçu par l'électrothérapie, il commença à explorer l'hypnose. Il retourna en France en 1889. Il visita Nancy et observa les vieux maîtres de l'hypnose au travail. De nouveau, il écrivait dans son autobiographie :

« Le vis le vieux Liébault qui était touchant dans le travail qu’il pratiquait sur les femmes et les enfants pauvres de la région ouvrière ; je fus témoin des expériences étonnantes de Bernheim sur ses patients hospitaliers ; et j’en ramenai les impressions les plus prégnantes de la possibilité de processus psychiques puissants, qui ne s’en dérobent pas moins à la conscience de l’homme[24] ».

 

Freud avait accepté l'hypnose pour ses expériences thérapeutiques. À Vienne, quelques années plus tard, Freud était rentré en contact avec Josef Breuer, un médecin généraliste, de près de quinze ans plus âgé que lui. Cet homme rapportait des histoires de cas, soulignant le fait que certains de ses patients sous hypnose étaient capables de se rappeler des détails les plus précis concernant l'origine de leurs symptômes.

 

« Ce qui était le plus remarquable avec cette procédure », écrivit A. A. Brill, le premier traducteur de Freud, « était le fait que si elle (une des patientes) disait tout ce qui était en lien avec un symptôme et en même temps donnait libre cours aux émotions qui étaient originellement exprimées en rapport avec l'épisode, alors le symptôme disparaissait ».

 

Quand Freud commença à travailler, il utilisa la technique hypnotique de Breuer dans ses traitements. Il ne faisait pas de suggestions, et laissait les patients parler sous hypnose. L'hypnose était seulement utilisée pour permettre une décharge spontanée des émotions connectées avec l’imagination et la mémoire. Elle fut appelée par Breuer et Freud la « méthode cathartique » ou la « thérapie par la parole ».

 

Les études de Freud sur l'hystérie n'auraient jamais été possibles sans les expériences hypnotiques. Mais en 1896 Freud avait abandonné l'hypnose, croyant qu'il avait trouvé des méthodes plus sûres pour atteindre le subconscient. Je crois toujours aujourd'hui ce que je croyais quand j'avais vingt-quatre ans et que j'étais son élève : Freud échouait comme hypnotiseur et pour cette raison il dû simplement l’abandonner.

 

Je crois que la décision de Freud d'abandonner l'hypnose est la principale raison pour laquelle la majorité des psychanalystes et des psychologues sont opposés à son utilisation. Cependant la psychiatrie moderne l'a utilisée pendant et après la deuxième guerre mondiale avec d'excellents résultats.

 

Dans « Origin and Development of Psychoanalysis[25] » Freud écrivait à propos de ses propres échecs de manière plus ouverte :

« Le traitement cathartique, appliqué par Breuer, exigeait qu’on plongeât le malade dans une hypnose profonde puisque seuls les états hypnotiques lui permettaient de se rappeler les évènements pathogènes qui lui échappaient à l’état normal. Or, je n’aimais pas l’hypnose ; c’est un procédé incertain et qui a quelque chose de mystique. Mais lorsque j’eus constaté que, malgré tous mes efforts, je ne pouvais mettre en état d’hypnose qu’une petite partie de mes malades, je décidais d’abandonner ce procédé et d’appliquer le traitement cathartique.

J’essayai donc d’opérer en laissant les malades dans leur état normal. Cela semblait au premier abord une entreprise insensée et sans chance de succès. Il s’agissait d’apprendre du malade quelque chose que l’on ne savait pas et que lui-même ignorait. Comment pouvait-on espérer y parvenir ? Je me souviens alors d’une expérience étrange et instructive que j’avais vu chez Bernheim, à Nancy ; Bernheim nous avait montré que les sujets qu’il avait mis en somnambulisme hypnotique et auxquels il avait fait accomplir divers actes n’avaient perdu qu’apparemment le souvenir de ce qu’ils avaient vu et vécu sous l’hypnose, et qu’il était possible de réveiller en eux ces souvenirs à l’état normal. Si on les interroge, une fois réveillés, sur ce qui s’est passé, ces sujets prétendent d’abord ne rien savoir ; mais si on ne cède pas, si on les presse, si on leur assure qu’ils le peuvent, alors les souvenirs oubliés reparaissaient sans manquer.

J’agis de même avec les malades. Lorsqu’ils prétendaient ne plus rien savoir, je leur affirmais qu’ils savaient, qu’ils n’avaient qu’à parler, et j’assurais même que le souvenir qui leur reviendrait au moment où je mettrais la main sur leur front serait bon[26].

De cette manière, je réussis, sans employer l’hypnose[27] ».

 

Avec humour, le disciple de Freud, A. A. Brill, parle des difficultés dont il a fait l’expérience dans ses premières tentatives, difficultés en parallèle avec celles de Freud. Dans son livre, « Freud’s contribution to Psychotherapy », il écrit :

« Certains patients étaient hypnotisables et c'était un plaisir de les voir « sombrer » et répondre à mes suggestions, alors que pour d'autres, le sommeil ne pouvait pas être induit. Quand je cajolais un tel patient avec insistance pour qu’il ferme ses yeux et l’endormir, et que je disais finalement avec assurance, « maintenant vous êtes endormi », alors le patient ouvrait dans l’instant ses yeux et disait : « non, docteur, je ne suis pas endormi ». Cela était très déconcertant. Quand cela se produisit la première fois, j'étais naturellement chagriné et plus ou moins déconcerté, ne sachant pas au juste quoi dire. Mais après plusieurs expériences similaires, j'essayais de sauver la face en faisant remarquer maladroitement que je ne voulais pas dire un vrai sommeil. J'ai agi ainsi comme l'oracle de Delphes dont les phrases pouvaient être comprises de plusieurs manières ».

 

Ma tâche personnelle semblait une cause perdue. J'étais trop jeune pour convaincre Freud. Si j’avais eu vingt ans de plus et si j’étais venu vers Freud dans ses jours de résolution, j'aurais peut-être pu être plus convaincant. Il était maintenant trop tard, car Freud avait presque soixante-dix ans. S’il avait été plus jeune de vingt ans, il est possible qu'il ait été plus flexible et qu'il ait pu utiliser l'hypnose en psychanalyse, et je serais peut-être devenu psychiatre.

 

Mais c'était l'année 1924 et Freud était souffrant. Il m'aimait bien et j'aurais pu rester avec lui aussi longtemps que je le désirais. Mais je savais que lui et moi étions dans des camps opposés. Je serais pourtant peut-être resté si une grande tragédie personnelle ne m'était pas arrivée.

 

Maria et moi avions repoussé notre mariage. Elle était malade. La tuberculose faisait rage dans la famille. Une opération avait été d’un bon secours, mais le second poumon était maintenant infecté. Je l'hypnotisais pour lui donner courage et force, mais je savais aussi que l'hypnose ne pouvait pas guérir des maladies organiques. Elle mourut dans mes bras. Je quittais Freud. Je quittais Vienne. Je décidais de retourner à l'estrade, vers les foules, aux applaudissements - aux endroits où au moins j'étais désiré, même si je n’y étais pas nécessaire.

 

 

[1] Franz Polgar avait été laissé pour mort sur le front italien en 1917 (NDT).

[2] Mis en italique par l’auteur (NDT).

[3] Courant anthropologique qui allie notamment différentes notions de génétique comparée, de neurobiologie et d’éthologie (NDT).

[4] Svengali est le nom d’un personnage du roman de George du Maurier, « Trilby ». Il personnifie l’hypnotiseur qui abuse des autres. Le terme « Svengali » désigne couramment une personne sans scrupule, animé de viles intentions, qui persuade les autres de réaliser ce que lui souhaite (NDT).

[5] En allemand et en italique dans le texte (NDT).

[6] « Bonjour, je suis Franz Polgar de Budapest » (NDT)

[7] Jeu de mot avec la répétition de « cool » pour « frais » et « cool » dans le sens d’un contact froid (NDT)

[8] Chambre à louer (NDT)

[9] Surface (ou appartement) à louer (NDT)

[10] En français dans le texte (NDT)

[11] Chambre à louer (NDT)

[12] Type de robe traditionnelle alors portée en Allemagne et Autriche, inspirée des costumes traditionnels des paysannes alpines (NDT).

[13] Plat typiquement viennois : une escalope panée de porc ou de veau, accompagnée le plus souvent de tranche de citron et d’une salade de pomme de terre à la moutarde douce (NDT).

[14] La traduction littérale de cette expression est : « la vie n'est pas que bière et jeux ». L’auteur retrouve dans les termes de sa soirée un passage de l’ouvrage de George du Maurier, déjà évoqué (NDT).

[15] Un peu plus de 22 kilogrammes

[16] Environ 45, 90, 225 kilogrammes

[17] En langue anglaise : les marques de possessivité comme par exemple « Joe’s house » : la maison de Joe (NDT).

[18] Mis en italique par l’auteur (NDT)

[19] Maria Jeritza, célèbre cantatrice longtemps attachée à l’Opéra de Vienne, et qui y connu une immense gloire pour son interprétation de la Tosca, mais aussi de Carmen (NDT).

[20] Campagne alentour de Vienne (NDT).

[21] Un parc de loisirs construit au XIXème siècle (NDT).

[22] Wilhelm Heinrich Erb, Professeur de neurologie à l’Université de Heidelberg (Allemangne), pionnier de l’électrothérapie, dont les travaux faisaient référence (NDT).

[23] Nous reprenons pour ce passage la traduction faite par Fernand Cambon pour « Sigmund Freud présenté par lui-même », Gallimard, 2003, p28 (NDT).

[24] Idem, p30.

[25] Traduit en Français sous le titre « Cinq leçons sur la psychanalyse » dans la bibliothèque scientifique des éditions Payot en 1924 (NDT).

[26] Nous reprenons pour ce passage la traduction faite par Yves Le Lay pour « Cinq leçons sur la psychanalyse », Payot, 1990 (1ère édition chez Payot : 1966), p25 (NDT).

[27] Polgar tronque ici la fin de la phrase de Freud, qui est : « De cette manière, je réussis, sans employer l’hypnose, à apprendre des malades tout ce qui était nécessaire pour établir le rapport entre les scènes pathogènes oubliées et les symptômes qui en étaient les résidus » (NDT ; idem pour la traduction, p25-26).