A propos de « Autre pourrait être le monde » Jean Cooren

JEAN COOREN
A propos de « Autre pourrait être le monde » (Hermann 2015)
REIMS - La Criée – 15 Octobre 2015


L'écriture est toujours orpheline
Un auteur ne parvient jamais à résumer le livre qu'il a écrit. Une bonne partie de ce qui se trouve
niché entre les lignes du texte – serait-ce le plus précieux ? – lui échappe. Seul le lecteur y accède
parfois, mais ce ne peut être que partiellement. En lisant le livre, il en déplisse les pages, croit
deviner ce qui y est dissimulé, en parle, réécrit le livre à sa manière, comment savoir ce qui est
juste ? Cet imbroglio entre lecteur et auteur dissémine une parole entendable, mais aussi un
certain type d'écriture, autonome, sans origine propre, et sans destinataire assuré. Elle circule
entre nous sans même que nous le repérions, car elle est active, capable selon les circonstances du
meilleur comme du pire. Elle ventriloque, influence et s'influence.
Il sera question ici de cette écriture non dédiée, écriture possiblement différante, écriture à
laquelle nous devrions prêter plus d'attention si, d'un certain point de vue, celui de la
psychanalyse, nous voulons penser politiquement ce qui se passe dans le monde et échappe à la
raison. Bien plus en effet que la justesse des idées, c'est elle qui crée les mouvements d'opinion,
fait et défait les majorités, atteint chacun de plein fouet.
Avec ce livre qui entend parler de démocratie, j'aimerais donner au lecteur quelques perspectives
supplémentaires pour considérer ensemble et le politique et la psychanalyse, pour qu'il ait envie
de mettre l'un et l'autre en circulation à partir des fils qui pendent de chacun de ses onze
chapitres, qu'il s'en empare, se les approprie, autour d'une pratique personnelle qui peut être aussi
celle du simple citoyen. Car mes deux livres (« L'ordinaire de la cruauté1 » et « Autre pourrait
être le monde2 ») parlent du monde actuel, celui dont l'écriture ne cesse de se révéler tous les
jours un peu plus cruelle, nous laissant collectivement démunis. Ils ne parlent donc pas d'un
monde idéal, encore moins d'une « vision du monde » qui serait celle d'une psychanalyse
totalitaire cherchant à tâtons à étendre son influence.
Depuis le siècle dernier, la « raison » teintée d'humanisme que certains avaient cru pouvoir
opposer à la « volonté de mort »3, s'est révélée impuissante, inefficace pour empêcher les
génocides, et sa traduction en croisades « démocratiques » (Afghanistan, Irak) a encore des
conséquences tragiques. Si la psychanalyse qui inspire ces deux livres est capable de déconstruire
en bonne partie (et non de supprimer) ce qui suscite la cruauté radicale – celle aussi que l'on dit
« sans alibi »4 –, elle ne représente pas à elle seule une force opposable sur le plan collectif, et
chaque État trouvera toujours quelque nouveaux motifs à l'exercice de la violence. Tout au plus,
la référence quotidienne à la psychanalyse permet-elle d'envisager la possibilité d'un pas de côté
individuel et parfois de choisir l'exil pour ne pas l'entretenir.
S'il est exact qu'au terme d'une psychanalyse individuelle, le nouvel espace de pensée structure
une manière différante du vivre ensemble, provoque même une inscription autre dans le
2
politique, ce résultat ne peut être atteint que dans la mesure où s'est lentement déconstruite dans
le transfert à l'analyste, de part et d'autre, l'écriture souveraine du « Un ». Sinon celle-ci, qui se
meut sous l'emprise de la « pulsion de mort », va réinstaller tôt ou tard une volonté de toute
puissance dans l'agir de chacun, dans les institutions qu'il fréquente et les pratiques collectives.
Est-il possible d'aller plus loin que ce constat, peut-on – avec la psychanalyse – penser autrement
certains aspects de ce monde5, déconstruire avec elle ce qui entraîne la passivité, l'indifférence,
voire le cynisme, en divers lieux institutionnels notamment psychiatriques, et réintroduire le
poème, l'art, l'utopie, et le politique, là où ils s'absentent dangereusement ?
Un changement de posture est possible à partir d'une manière différante d'écouter la folie du
monde, d'y prendre en compte les diverses écritures qui le traversent de part en part, notamment
celles directement liées à la pulsion de meurtre, tant chez l'individu que dans le collectif. Nous
vérifions déjà tous les jours le bien fondé de l'hospitalité inconditionnelle à la parole de l'autre,
dans cette pratique que vous connaissez bien, celle de la psychothérapie institutionnelle. Mais une
autre hospitalité d'inspiration déconstructive manque de plus en plus cruellement dans les
pratiques élitistes, pédagogiques, policières et comptables, de nos démocraties représentatives,
alors qu'elle se cherche encore, à tâtons, de façon conditionnelle du côté de la démocratie
participative. Encore faudrait-il y dégager là les lois et les présupposés autour desquels elle
pourrait mieux se structurer. Dans un contexte de crise généralisée de toutes les démocraties et,
en France, de lepénisation des esprits, il appartient bien sûr à chacun, analysant ou analyste,
d'opérer des choix et de prendre des risques. Mais il est possible aussi d'anticiper et
d'accompagner les choix personnels en avançant quelques points de repère. La violence est
omniprésente au coeur de la démocratie comme elle est présente au coeur de l'humain.
L'hospitalité ne se confond pas avec la gentillesse, elle peut consister parfois à savoir dire non
aux compromis.
*****
Pour débuter, je propose un détour par une vidéo repiquée sur «You tube ». Elle n'est pas longue,
un peu étrange, et son contexte particulier d'écriture me donnera l'occasion de préciser
l'originalité de notre référence à la psychanalyse. Brièvement : il s'agit d'une oeuvre de Danae
Stratou, une artiste grecque de renommée internationale, par ailleurs compagne de Varoufakis,
l'ex ministre grec de l'économie, celui qui a fait enrager son homologue allemand jusqu'à sa
démission surprise du gouvernement Tsipras. Voici son titre en français : « Il est temps d'ouvrir
les boites noires !6 »
**** (video, 5 minutes environ)
Je résume le message politique : les diverses boites noires qui enregistrent ce qui se passe dans le
monde, se mettent toutes progressivement en alerte maximale. Nous nous trouvons au bord d'un
précipice : quelques secondes encore et ce sera le désastre, tout va s'arrêter, exploser, nous
tomberons dans le vide interplanétaire. Danae Stratou délivre ici un message politique et
écologique, elle veut faire réfléchir sur la surdité collective, témoigner de ce que les diverses
techniques issues des sciences contemporaines ont déjà enregistré comme signes avant-coureurs :
à ce rythme, si rien ne change, la planète va dans le mur. Effectivement, certaines catastrophes se
matérialisent déjà sous nos yeux : les guerres et l'afflux massif de réfugiés, la crise économique
mondiale et la famine, les problèmes écologiques et les inondations récentes, la révolte des
Palestiniens à Jérusalem, tout était prévisible.
3
La démarche de Danaou nous est a priori familière en tant que psys. L'objectif d'« ouvrir à temps
les boites noires » se matérialise dans notre façon d'écouter, que nous soyons infirmier,
psychologue ou médecin, analystes ou non. Confrontés au malaise et à la souffrance, nous ne
restons pas à la surface des symptômes, nous cherchons à comprendre ce qui se passe dans son
lieu de vie et de travail, son histoire et ses fantômes familiaux, nous entendons les mots qu'il
choisit pour en parler, nous pouvons aussi réaliser une analyse institutionnelle dans les lieux qu'il
fréquente ... Il arrive même que notre questionnement déborde le strict horizon du patient et son
lieu de vie, on cherche ailleurs, un peu plus loin, afin de mieux saisir le malaise ambiant, tenter
de lever la surdité médiatique et la censure vis à vis des problèmes sociaux.
La démarche de Danae Stratou est donc à première vue connue de nous, familière. Et pourtant
une réserve de taille va creuser un écart entre les arguments utilisés dans la vidéo et notre
pratique : les psys que nous sommes ne se laissent pas enfermer dans une logique
d'enregistrements techniques ou statistiques. Car c'est une parole vive qu'ils écoutent, un
ensemble d'écritures qu'ils déchiffrent, et à travers celles-ci, ils questionnent un type très
particulier d'enregistrement, celui d'une mémoire humaine, qui a peu de choses à voir avec la
logique statistique. Notre ministre de la Santé semble l'oublier. La mémoire individuelle
enregistre bien plus que l'ensemble des boites noires réunies, mais elle ne le fait pas du tout sur le
même mode qu'elles, elle choisit, elle trie, et elle oublie sans cesse ou met de côté une partie de
ce qu'elle enregistre. Et elle ne le restitue ensuite, à la demande ou de façon imprévisible, que
modifié, affecté, criblé. Non seulement notre mémoire a transformé tout ce qu'elle a enregistré,
mais en plus elle sait tricher afin de le rendre conforme au désir ou à son masque. La mémoire de
l'humain est donc active et sélective, interprétante, en perpétuel remaniement. Elle recrée à
chaque instant l'histoire de chacun et le réinscrit dans l'histoire collective. De plus la parole
censée en rendre compte, jamais standard, est logée dans l'oreille de celui ou de celle qui écoute
et interprète. L'enregistrement comptable des activités mentales trouve ici sa limite, car il cherche
toujours à saisir la quantité, alors que la qualité subjective qui est le propre de l'humain n'est pas
quantifiable. Et cet oubli du « politique » a un coût faramineux.
Dans notre pratique, et même hors celle-ci, comment privilégier cet écart entre l'humain et le
numérique, le soutenir envers et contre tout, résister, apprendre à déchiffrer ? Vont en effet se
trouver entremêlées quantité d'écritures, non seulement celles, linguistiques, issues du calcul de
l'inconscient et donc déjà inexactes au seul titre de la raison pure, mais aussi quantité d'écritures
annexes linguistiques et non linguistiques qui n'ont jamais eu accès au standard névrotique, qui se
superposent et viennent compliquer le message. C'est là, dirait Derrida, le « hors texte » du
« texte », un hors-texte que nous sommes plus ou moins en mesure, par nos interactions, ou en
situation, par notre pratique, de rapatrier dans « le texte ». Cette complexité du « subjectif » fait
enrager le politicien standard qui ne croit qu'en la validité de chiffres « objectifs », enregistrés par
des statisticiens déjà sous contrôle et à partir desquelles il va déduire des prévisions erronées ou
inadaptées. Le message de Danae Stratou, artiste engagée, est certes fiable d'un certain point de
vue, il est rationnel, documenté, intéressant, direct, et il parle bien à notre monde informatisé,
nous la rejoignons donc tout à fait quant à ses conclusions : il y a urgence à traiter les problèmes
économiques ou écologiques ! Mais l'urgence est aussi la conséquence d'une défaillance
collective de la pensée politique, de la capacité de « penser poétiquement » le politique, a dit
Hannah Arendt7, de le traduire autrement donc que sous la forme de discours préfabriqués par de
mauvais communicants qui oublient l'essentiel de ce qu'est « l'humain » et rabaissent
4
l'information au niveau de la stricte efficacité économique.
L'enregistrement statistique, si prisée dans notre société moderne, ne sait pas réinterpréter les
chiffres, les replacer dans l'histoire individuelle et collective. Leur froideur et leur partialité
intoxiquent souvent la scène médiatique. C'est le cas en ce moment à propos des Réfugiés et de
Migrants dont le gouvernement ne parle qu'en termes de masse numérique à caser quelque part, et
le moins possible, sous le prétexte que les chiffres économiques seraient mauvais et ne
permettraient pas de prendre en compte le malheur des autres. Qu'en sera-t-il lorsque le niveau de
la mer se sera élevé d'un mètre ? Les gouvernements européens, ex coloniaux, oublient que les
frontières entre soi et l'autre, entre soi et le monde, ou entre le passé, le présent et le futur, ne sont
jamais sûres, qu'elles seront toujours poreuses, perméables. Même lorsqu'on établit des murs en
béton ou avec du barbelé, comme le fait Israël, ou la Hongrie de Orban, cela ne suffit qu'un
temps. Les autres écritures - le hors texte - celles qui font que l'humain reste un humain, qu'il
n'est pas seulement un corps que l'on peut mettre en prison ou dans un camp, cherchent toujours à
se faufiler au travers, à passer au-dessus, à chercher des appuis ailleurs. L'esprit est par nature un
migrant, un réfugié, ou un exilé, et c'est bien ainsi que « l'autre en soi » peut trouver sa place, et
réciproquement que nous pouvons espérer trouver une place en l'autre.
*****
Autre détour : une représentation à laquelle j'ai assisté en septembre dernier à Lille, plus
exactement un spectacle de cirque au Théâtre du Nord. Le voici conté en quelques mots.
Figurez-vous une grande scène théâtrale vidée entièrement de ses accessoires, de ses décors, de
toute sa machinerie, un puits haut d'une trentaine de mètres, et un plateau sur lequel pénètrent à la
file indienne les spectateurs par un long couloir latéral. Ils regardent un homme défier « le
vide »8 (c'est d'ailleurs le nom de la pièce), il grimpe à dix ou quinze mètres de hauteur, la corde
casse, il tombe au milieu des cris sur un matelas soigneusement préparé à cet effet, il rebondit, ne
se décourage pas, recommence avec une autre corde, effectue des figures périlleuses. Quand cette
corde casse à son tour, il se rattrape in extremis, refait un noeud, va accrocher lui-même
l'ensemble avec précaution. Mais ce n'est pas suffisant, la corde se détache, casse encore
plusieurs fois, il tombe et reprend imperturbablement son ascension. L'assistance mal à l'aise rit et
applaudit devant tant de talent, autant d'obstination. Mais lui reste indifférent aux
applaudissements, ce qui l'intéresse c'est de reprendre l'effort, monter encore, tomber,
recommencer ... Vous l'avez reconnu, cet homme s'appelle Sisyphe. Qu'il roule ou non une pierre
en haut de la montagne, ou qu'il grimpe à la corde, la question insiste : pourquoi fait-il tout cela,
pourquoi s'obstine-t-il ? …. A la fin de la représentation, une pancarte circule dans l’assistance,
elle pose une question : « cet homme, croyez-vous qu'il soit heureux ? ». Qui donc dans
l'assistance pourrait répondre ? Lequel d'entre nous ne s'est pas reconnu en la personne de
l'artiste qui grimpe et retombe ? Nous ne cessons d'échouer, de recommencer, de perdre, de
reprendre la tâche, de gagner, n’est ce pas ainsi la vie ? Nous vivons au dessus de nos moyens,
mais c'est aussi de cette façon que l'humanité se maintient, régresse ou progresse, depuis son
origine, par la « répétition ». Quitte à nous sentir un jour ou l'autre fatigué ou mal à l'aise devant
son insistance.
Le principe de « répétition » est vital. La « répétition » redouble la trace où s'origine notre désir,
elle est source de progrès, mais elle sait aussi se montrer infernale, se mettre en travers de ce
même désir, l'attaquer jusqu'à la mort, elle est donc à la fois remède et poison. Toujours et
5
partout, ça » se répète, non seulement dans la cure où cette répétition est flagrante dans le
transfert, mais également d'une génération à l'autre, et même au sein de la théorie et des
institutions psychanalytiques. Rappelons qu'elle a vivement contrarié les projets de Freud, tant au
niveau de sa recherche effrénée de « preuves scientifiques », qu'en ce qui concerne ses projets
institutionnels à prétention mondiale. Mais comme souvent en pareilles circonstances, Freud qui
a tenté d'abord de la canaliser par la mise en place d'une police institutionnelle, en a finalement
retiré quelque chose de plus substantiel pour notre réflexion : l'« au-delà du principe de plaisir »
et sa théorie de la « pulsion de mort ». En 1930, dix ans après l'avoir élaborée, il publie Malaise
dans la Culture. Le « malaise », dit Freud, est inscrit dans la nature humaine, il subsiste en
l'homme de par sa condition d'être parlant et désirant. Il perdure en tout lieu et en tout temps, et il
se renouvelle dans la cité sous des formes diverses.
Cette répétition parfois très mal venue, on la retrouve en psychiatrie au niveau de la
symptomatologie, tant chez les patients et leurs familles, que chez les soignants et aussi dans les
conduites aberrantes de l'administration. On la découvre même dans les familles d'accueil qui
reçoivent avec soin un enfant en difficulté et ne s'attendent pas à voir pourtant réapparaître les
symptômes (cf. le chapitre III). Elle est un outil de travail chez les analysants et les analystes dans
le transfert. Mais la psychiatrie et la psychanalyse recueillent ainsi par le biais de la répétition ce
qui est considéré en général comme le « hors-texte » ou le rebut de notre société, ce qui fonde
aussi son « malaise » permanent. C'est pour ce motif que le savoir issu de leurs pratiques de
psychiatre ou de psychanalyste est si intéressant à étudier du point de vue politique, il
communique en effet directement avec le malaise du monde, le reflète à l'infini, il ouvre sur un
vide qu'il convient de ne jamais combler.
Lutter, échouer, recommencer, accepter la répétition. Certains praticiens de la psychiatrie, blasés,
n'attendent que l'âge de la retraite pour la fuir, mais d'autres, renseignés par leur parcours
personnel, par la psychanalyse, et par l'Histoire, s'interrogent devant la dérive dont elle est
porteuse. Ainsi beaucoup de praticiens, tracassés par une administration tatillonne et porteuse
d'exigences comptables inadaptées, s'inquiètent aujourd'hui de la direction qu'elle prend à travers
des indices évoquant le retour des années brunes. Ils se demandent alors comment mieux résister,
comment accueillir autrement le malheur contraignant de Sisyphe, comment ne pas se laisser
impressionner par le pouvoir administratif, comment réfléchir ensemble à partir de divers points
de vue, et surtout ne pas rester seuls. L'artiste dont j'ai parlé, celui qui défie le vide, a certes des
compétences physiques, mais il a aussi autour de lui une équipe qui l'assure et le réassure en
permanence sur le plan physique. L'équipe de psychiatrie a une fonction analogue vis à vis du
praticien, mais pour cela elle doit rester ouverte sur l'extérieur pour saisir sur le vif ce qui se
passe en elle et autour d'elle, demeurer vigilante vis à vis d'elle-même pour ne pas se casser la
figure, éviter à ses membres de se déprimer, de s'enfoncer dans une forme ou une autre de
cruauté, de sadisme ou de masochisme, de réponse en miroir à l'agression d'un patient en
souffrance. La psychiatrie et la psychanalyse, par la qualité de l'accueil au hors texte sociétal,
représentent de ce simple fait une force politique résistante.
Notre société capitaliste ultralibérale s'inquiète des coûts, et sous ce prétexte, prétend encadrer et
parfois pourchasser diverses formes de répétition. Je rencontre de temps en temps des soignants
honteux et révoltés par leurs conditions actuelles de travail, parfois même désespérés et prêts à le
quitter, tellement ils se sentent contraints. C'est ainsi que le « silence neuroleptique »
[nervenberuhigend] se généralise un peu partout en France, aveu d'impuissance, échec par rapport
aux autres façons de soigner qui exigent plus de temps dit « perdu », de compétence, d'inventivité
6
et de personnel formé9. La contention est bien à l'image de cette société qui surveille et punit à
tours de bras faute de savoir prévenir et accompagner. Elle signe le rejet d'une certaine
psychiatrie, celle de Tosquelles et de Oury, celle qui apprend à ne plus avoir peur du « vide »
psychique et au contraire se sert de cette proximité comme on apprend à se servir de la
gravitation universelle. Car cette psychiatrie que nous aimons explore les bords de ce « vide ».
Celui-ci paraît d'autant plus affreux en compagnie du malade psychotique et aussi névrotique que
son voisinage n'est pas accompagné, car la fréquentation de ses bords va devenir instructive
lorsqu'il seront devenus pensables par le soignant, notamment par le biais de l'identification
projective ou introjective. En l'état actuel de l'organisation sociétale, la réponse psychiatrique fuit
de plus en plus cet éprouvé de vide, et prône à son encontre une multiplicité d'attitudes
compensatoires : l'excitation, l'hyperactivité, le sport à outrance, le bruit, la vitesse, la
consommation, les drogues, les jeux informatiques, le recours aux antidépresseurs, la fuite en
avant, les passe-temps. Tout ceci se généralise pour le plus grand bénéfice du capitalisme
ultralibéral qui, sans vergogne et dans l'indifférence générale, en a fait une source de profits.
Support d'une jouissance addictive collatérale, cette perversité ne s'épuisera donc pas d'ellemême,
mais par une transformation dans la Culture des modalités d'écriture, redéployant la parole
qui s'en est absentée.
J'en donne une illustration dans le chapitre II (« A se taper la tête contre les murs ») sous la forme
d'une vignette clinique. Je résume à l'extrême : c'est l'histoire de Jérôme, 11 ans, qui se tape la
tête contre les murs de sa chambre au point de réveiller les voisins. Je précise dans le livre la
configuration familiale tragique dans laquelle il évolue, mais je montre aussi comment un cas
isolé peut être le reflet de ce qui se passe dans un quartier, avec une déshérence d'un groupe
social qui fait qu'on ne sait jamais par quel bout prendre le problème. Faut-il faire un
signalement, et si oui, pourquoi cette famille-ci plutôt qu'une autre ? La famille alpha est une
famille « ironique », aurait dit Jean Baudrillard10, elle est l'exemple du « crime parfait », celui
dont on chercherait en vain l'auteur. Ça convulse en certains endroits du réseau collectif, à
l'image de ces crises convulsives qui surgissent sans cause précise chez un individu isolé. Et tout
ça concerne bien le Politique par sa capacité de penser le fait sociétal.
Sur tous ces points, un certain « savoir » pertinent de la psychanalyse peut éclairer l'action
politique, rendre plus intelligible ceci ou cela, faire en sorte que l'on privilégie au niveau des
décisions politiques d'autres moyens que la coercition ou la surveillance. Lors des décennies
précédentes, un certain nombre de décisions heureuses dans le domaine de l'enfance témoignaient
d'une réflexion politique influencée par la psychanalyse, que d'aucuns jugent désormais
pernicieuse. Ils attaquent résolument la psychanalyse, car elle heurte de plein fouet la volonté
d'emprise, la course en avant de l'économie libérale, la corruption des esprits, mais aussi parce
qu'elle encourage un certain type de prise de parole en démocratie. Le savoir de la psychanalyse
est pourtant consistant et résistant. Mais il faut aussi du courage politique pour en tenir compte.
Nous pouvons certes nous battre pied à pied pour défendre le bien-fondé de nos positions de
principe, il faut le faire, mais sous réserve que la psychanalyse ne garde par ailleurs aucune visée
de pouvoir. Ceux qui se réfèrent à la psychanalyse se doivent de renoncer aux calculs pervers
pour obtenir par la force la maîtrise du terrain, la psychanalyse y perdrait son âme, sa substance.
Ce qui suppose pour l'analyste de ne s'aventurer dans le domaine de la réflexion politique qu'en
tant qu'analysant de son propre discours et en se basant sur ce que le transfert individuel lui a
permis de comprendre et de lire, à savoir que la répétition en acte sur la place publique dessine
une sorte d'écriture du réel, travaillant de façon aveugle, tantôt dans le sens de la construction,
7
tantôt dans celui destruction. Le problème est de parvenir à lire cette écriture inédite. Hannah
Arendt nous livre à ce sujet une métaphore pertinente en comparant le travail de la pensée et celui
de l'exploration sous marine. Il convient, dit-elle,de parvenir à penser le fond sans l'excaver.
« Comme le pêcheur de perles qui va au fond de la mer, non pour l'excaver et l'amener à la
lumière du jour, mais pour arracher dans la profondeur le riche et l'étrange, perles et coraux, et
les porter comme fragments, à la surface du jour... »11. Comment la psychanalyse peut-elle
contribuer à mettre à jour « le riche et l'étrange », les « perles et coraux » de cette écriture du réel,
sans pour autant « excaver » la Culture et le Politique par des interprétations sauvages.
*****
Arrêtons-nous quelques instants : comment poursuivre cet objectif ? N'y aurait-il pas à dépasser
un interdit collectif de penser, une timidité d'ensemble de la théorie analytique à l'égard du
Politique, un saut conceptuel difficile pour passer de l'un à l'autre. Depuis toujours, la pratique
analytique relève le lien entre l'individuel et le collectif, mais le mouvement naturel de la cure est
toujours allé dans le sens d'un recentrement sur l'histoire individuelle, l'idée étant de privilégier
les points de capiton qui structurent le langage de chacun. Aussi peinons-nous à trouver les
outils théoriques permettant de dépasser cette solution de continuité, la scène collective
fonctionnant sur une logique autre que celle du Sujet. Ce qui est essentiel d'un côté ne l'est pas
nécessairement de l'autre, en tout cas pas sans précautions ni aménagements. L'enjeu crucial du
côté du Sujet est le déploiement du discours inconscient et la possibilité de l'interprétation, alors
que de l'autre, sur la scène collective, s'impose surtout le souci d'arriver au pouvoir par l'action
politique. Peut-on établir un pont entre ces deux lieux, et à quelles conditions ?
*****
Il y a heureusement plusieurs façons d'aborder ce qui se trame et s'extériorise dans le collectif,
mais du point de vue du « savoir » analytique, deux points me semblent essentiels : l'importance
de prendre en considération la brutalité de la force pulsionnelle qui le hante, et d'autre part
l'intérêt, pour parvenir à la penser, d'effectuer un détour par la notion d'écriture mieux adaptée à
mon sens que celle de discours.
Le pulsionnel. Pour s'aventurer sur la scène sociale, économique, ou politique, il faut garder à
l'esprit la force extraordinaire du pulsionnel, trop souvent associé dans les esprits à une version
soft de Eros, alors qu'il s'agit essentiellement d'une force agressive, dissolvante et destructrice.
Freud l'a le premier isolée en tant que « pulsion de mort », sans bien saisir sur le coup le contenu
exact de ce concept et ses divers terrains d'application. Or elle parvient à se prendre en masse
chez un individu, mais aussi à se densifier sur le plan collectif, par exemple lorsqu'elle se déploie
dans une institution ou dans une nation.
A la suite de Freud, de multiples auteurs ont compris l'importance de cette « pulsion de mort » en
clinique individuelle et familiale, et il y a toute une filiation qui reste à explorer dont je ne puis ici
rendre compte. Pour ma part j'apprécie tout particulièrement la manière dont Nathalie Zaltzman
en a précisé les caractéristiques et relevé la traduction sociétale12. La pulsion de mort n'est en
effet pas du tout ce qu'on dit qu'elle est dans les journaux et sur les ondes. Certes le but de la
pulsion de mort, omniprésente, est le meurtre de l'autre ou de soi, mais heureusement, elle ne
cesse de rater son but, de s'attaquer elle-même, ou de se lier, et du coup elle autorise la vie et la
régénère. Thanatos-Eros devient de ce fait une source considérable d'énergie, donnant aussi
8
l'opportunité d'effectuer divers pas de côté.
Mais il est vrai que sous certaines conditions, la pulsion de mort est susceptible de devenir un
siphon pour la pensée et la parole, elle est capable, nous ne le savons que trop par l'Histoire, de
conduire aux pires atrocités. En utilisant un certain vocabulaire et par des slogans, un chef
parvient à enrégimenter la « masse » et à la mettre au service de sa volonté de puissance, tel
Hitler avec le discours nazi qui avait envahi et appauvri la langue allemande, ou tel Pol pot au
Cambodge, comme le montre un film récent, « La parole manquante », de Rithy Panh, qui a
reconstitué le processus à l’oeuvre dans le Cambodge des années 70, livrant tout un peuple à
l'idéologie de quelques dignitaires. Quand la pulsion de mort rencontre ainsi des conditions
sociétales défavorables (misère, inégalités, colonisation, bombardements, guerre etc.) elle balaye
tout sur son passage, elle devient capable d’araser la pensée et de dissoudre ce qu'on désigne
habituellement sous le nom de Culture. A un certain moment, les digues cèdent, plus rien ne
résiste à la force de destruction qui s'empare, renforce et pervertit dans un État la violence
naturelle du droit13 et livre alors les individus à une fin ignomineuse.
L'écriture. Dès qu'on aborde l'ensemble scène individuelle-scène collective, le mot « écriture »
me paraît mieux adapté que celui de « discours ». Derrida souligne dans « Freud et la scène de
l'écriture »14 combien cette écriture est présente pour Freud dans la structure intime du langage
verbal (cf. « l'ardoise magique »15). Et Lacan de son côté parle souvent d'un « inconscient
structuré comme une écriture ». Pourtant c'est le mot « parole » qui prend le dessus en
psychanalyse, car il est vrai que le discours verbal occupe l'essentiel de l'expérience analytique
sur le mode de l'association libre, en s'enrichissant d'un accès à la scène inconsciente, tandis que,
à l'inverse, ce même discours verbal magnifié devient l'ombre de lui-même quand, sur la scène
sociétale et politique, il se trouve instrumentalisé, mis au service d'un programme et d'une
réélection, ou encore à la solde des profits de l'économie ultralibérale.
En psychanalyse, le transfert analytique entre deux personnes peut s'envisager facilement sous
l'angle de l'écriture et de la réécriture. Mais il en est de même pour ce qui se meut sur la scène
sociétale, par exemple pour cet ensemble de phénomènes qui ne sont pas repérés en général
comme des signifiants linguistiques relevant du langage parlé mais sont considérés comme des
« signes » plutôt à exclure quand ils ne sont pas conformes aux règles et aux lois en usage :
traces, marques, tags, gribouillis, émotions, borborygmes, odeurs, postures, tatouages, actes
terroristes, etc., des artefacts qui s'inscrivent sur des supports multiples : murs, feuilles de papier,
groupe social, corps propre, etc.. Il faut être très attentif pour en devenir le lecteur et les prendre
en compte.
L'intérêt d'utiliser le mot « écriture » est sa souplesse d'utilisation, notamment pour élargir
l'écoute du discours à ce qui n'entre pas directement dans le champ névrotique de la parole : il
introduit une plus grande continuité entre les diverses scènes d'expression. Le « graphe » ne
suppose pas a priori qu'il y ait en deçà de sa production une volonté de communication, mais on
peut tout de même le considérer en attente d'y trouver sa place. W. Bion utilise une « grille »
[raster, liste] pour noter et rendre compte des « éléments » non encore signifiants apparus dans le
fonctionnement psychique d'une personne. Piera Aulagnier évoque de son côté, en deçà des
processus primaire et secondaire liés à la langue, un lieu « originaire », un « pictogramme », celui
d'une inscription à jamais inaccessible, une trace sensorielle déterminante dans la psyché
psychotique.
9
Toutes les modalités d'écriture dans la psyché interagissent entre elles, je vous propose de
différencier trois types, qui se connectent entre elles autant chez l'individu isolé qu'entre les
individus dans un collectif :
⁃ l'écriture de la conscience, c'est celle de la pensée scientifique, des théories, du discours
rationnel, logique, mathématique, « universitaire » ; celle de la morale et de la religion ;
de la métapsychologie aussi ; elle suppose et exige une cohérence de la pensée, une
articulation stable entre ses contenus. Elle est capable notamment de théoriser l'aporie.
C'est le niveau des Lumières, de l'Encyclopédie, du Sens, du Symbolique, c'est le niveau
aussi des programmes politiques avant les élections, mais aussi des justifications qui font
suite. On ne doit jamais sous-estimer son importance et sa nécessité au regard des deux
autres écritures. Son défaut le plus évident est l'effet de fermeture sur elle-même, elle se
nourrit de l'inconnu mais supporte mal ce qui n'est pas rationnel.
⁃ l'écriture inconsciente, c'est celle que Freud et tout le mouvement analytique n'ont cessé
d'explorer. C'est le fil rouge du transfert. C'est le royaume de Eros, mais aussi de la mise
en évidence de Thanatos. Elle n'a pas d'existence propre en elle-même, et elle ne prend de
sens que dans l'après coup de la parole, au terme d'un travail de perlaboration dans le
transfert. Cette écriture inconsciente a le mérite de se moquer des lignes de flottaison du
discours conscient, de révéler le Désir et le manque qui lui est lié, mais aussi les affects.
Cependant elle a besoin de conditions favorables pour émerger et claudiquer dans le
langage et les actes. Tout l'enjeu actuel du politique et de l'économique est de savoir
jusqu'à quel point ceux-ci peuvent tolérer son existence et son émergence.

⁃ la troisième écriture se décrypte au terme d'un déchiffrage de ce qu'on nomme habituellement
« le réel ». C'est elle qui rend le mieux compte de « la fêlure intime du monde, lieu de la
douleur primitive » (chapitre IX). Active, elle manifeste sa présence par des signes, des
incursions, des « trous » inopinés dans les deux autres, où elle se met à battre et à bruiter
avec fureur. Dépourvue d’intentionnalité, de sens, elle est capable par sa brutalité de
rendre muettes les deux autres écritures, de les prendre plus ou moins en otage, et de
produire en eux et à son encontre des manifestations réactionnelles d'emprise visant à la
faire taire mais qui restent sans grand effet. Dans les trous qu'elle suscite, il n'y a
probablement que du « rien ». Ou plus exactement ces trous n'ont que des bords,
fréquentés par des « fantômes ». Livrés à eux-mêmes, sans élaboration, ces trous
possèdent une puissance énergétique considérable capable de lyser tout support individuel
ou collectif, toute écriture, en des points peu ou pas prévisibles disposant d'un faible degré
de résistance, par exemple à la frontière psyché et soma, ou encore dans un tissu social
qui se déchire.
Il s'agit là de trois types, et non pas, je précise, de trois niveaux d'écriture, ce qui supposerait une
supériorité ou une antériorité d'une écriture sur l'autre. Ces trois types d'écriture doivent
fonctionner ensemble, et elles doivent le faire de façon suffisamment harmonieuse, c'est bien ça
la caractéristique de l'humain dans une société « humaine », par ailleurs toujours en risque de
s'auto-détruire. La perspective la plus heureuse pour les humains est de parvenir à maintenir cette
troisième écriture en eux et autour d'eux à un niveau d'intensité supportable par les deux autres,
sinon il se produira ce que nous appelons un « trauma ». Les écritures consciente et inconsciente
ont besoin d'elle, car elles ne peuvent rester opérationnelles qu'à la condition de se déconstruire
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en permanence, et cette déconstruction ne se réalise que grâce à l'apport renouvelé et dissolvant
de la troisième qui les met plus ou moins en péril. Ceci est valable autant pour un individu que
pour une collectivité (institution, quartier, pays). Et ceci suppose qu'il n'y ait pas de censure
institutionnalisée à son encontre.
Le champ de la psychanalyse doit s'ouvrir aux trois types d'écriture, même si elle privilégie
naturellement la lecture de la scène inconsciente avec l'ouverture du transfert. Et le praticien doit
toujours garder à l'esprit l'importance d'une perméabilité entre ces trois types d'écriture, être
attentif à ce qui gêne leur prise en compte, être capable donc de suppléer à la défaillance de
lecture des deux premières par rapport à la troisième. Mais, par ailleurs, on peut dire aussi que la
démocratie a été inventée pour permettre le libre jeu entre ces trois types d'écriture qui ne
cesseront de se contrecarrer et de se déconstruire d'un citoyen à un autre et entre les divers
groupes contradictoires d'intérêts.
La question qu'aborde indirectement Derrida en divers points de son oeuvre est celle de
l'ouverture ou plus exactement de la non-clôture de ces trois systèmes, ils restent ouverts en
permanence sur le passé et ses fantômes, sur le présent et son actualité, et sur un futur que le
passé contient déjà en germe mais qui reste de l'ordre de l'indécidable. C'est parce qu'un système
d'écriture reste ouvert qu'il peut s'enrichir, ou au moins éviter de s'auto-détruire de façon autoimmune.
C'est ce que n'ont pas compris certains pays d'Europe qui ferment leurs frontières aux
réfugiés et aux migrants, ou Israël qui a construit un mur pour se protéger des Palestiniens, ou le
gouvernement de la France quand il devient frileux.
L'aporie est fondamentale, elle se retrouve dans la genèse et dans l'existence même des trois types
d'écriture. Elles sont par définition orphelines et ne cessent de reproduire entre elles le manque.
L'absence de délimitation nette entre chacune suscite chez certains de la terreur et provoque en
retour des effets de fermeture dont l'acmé le plus visible se matérialise dans un retour à
l'intégrisme (musulman, juif, catholique, évangélique, laïque) et dans le recours aux guerres de
religion pour imposer une certaine vision du monde. Ils visent à effacer la béance que la pensée
du « Tout autre » aurait au moins le mérite de préserver. La démocratie ne peut que naviguer au
milieu des périls, c'est sa chance et aussi son drame.
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Il m'apparaît, à la lumière du « savoir » qui découle de l'expérience analytique, et à la lumière
aussi de celui que procure un certain exercice de la psychiatrie référé à la psychanalyse, que trois
« préceptes » [doivent se retrouver constamment au travail dans notre vie, nos pratiques, nos
institutions, notre démocratie, et dans la réflexion « politique » lorsque celle-ci s'inspire de la
psychanalyse. C'est loin d'être le cas actuellement, mais c'est aussi un motif de plus pour
s'engager résolument dans cette voie.
Je dis trois préceptes, mais je pourrais tout aussi bien réunir ces trois caps à tenir en un seul, vous
laissant le choix de décider lequel aurait vos préférences, je veux parler ici de l'hospitalité, de la
justice et de la solidarité. Il ne vous a pas échappé que je les préfère aux trois mots qui
constituent notre devise nationale, ce n'est pas indifférent, mais il serait trop long ici de dire
pourquoi, vous le comprendrez mieux si vous lisez « Politiques de l'amitié »16. Ces trois
préceptes ne sont pas à entendre comme des injonctions surmoïques, mais comme des axes de
déconstruction autour desquels se déroulent les expériences humaines de la démocratie et de la
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psychanalyse, en leurs multiples écritures conjointes.
Vous savez par votre propre expérience quotidienne que nous n'en aurons jamais fini avec ces
trois axes déconstructifs, et que le performatif que j'ai mis en titre de mon livre : « Autre pourrait
être le monde », suppose qu'ils restent en analyse infinie autant chez l'analyste que chez
l'analysant tant sur le plan individuel que vis à vis du collectif. Il n'est pas question ici de vertu
mais bien de nécessité, comme survie commune et possibilité d'avenir.
L'écriture est toujours orpheline des deux autres, orpheline de son origine propre comme de sa
finalité. La psychanalyse est là pour en témoigner et pour maintenir avec d'autres cette ouverture.
Jean Cooren (Lille)