Scartèlement, sur son chemin pavé de fleurs

Scartèlement, sur son chemin pavé de fleurs

Catherine Holl, Paule Pérez, Bernard Roland, Marc Ruellan

Cartel Holl Perez Ruellan Roland

cartel de transcription du Séminaire L'identification », 1961-62


C'est un panneau à l'entrée du jardin public de Tarbes : il est défendu d'entrer dans le jardin avec des fleurs à la main. C'est ce que nous raconte Jean Paulhan dans Les fleurs de Tarbes ou La Terreur dans les Lettres [en parlant de l'écriture et autour de Sade], cité par Jacques Lacan dans la séance du 28 mars 1962 du Séminaire l'Identification. Des fois qu'une femme, un homme peut-être, couperait une fleur dans le jardin pour se la mettre quelque part. Ce qui exclut qu'il ou elle aurait pu venir avec sa fleur. S'agissant de la transcription, dans le jardin de Lacan, qui est plein de fleurs, qu'en serait-il de la lecture si le tout à lire était déjà dans le jardin ? Avec cette insistance de Lacan sur la lecture, il ne s'agit pas de recenser ou d'encenser les fleurs sans qu'il en manque une, mais d'y apporter aussi…les siennes
.


I - Transcrire

I . 1 - Entre production et travail

Historique et organisation

Ce cartel a débuté il y a environ 10 ans. Il réunit 3 ou 4 personnes, mais certaines, au fil des années ont quitté le cartel et ont été remplacées. Deux « cartellisants » aujourd'hui sur 4 sont là depuis le début sur la quasi-totalité d'existence de ce cartel.

Il n'y a actuellement pas de plus une personne, une sollicitée en dehors du cartel avait refusé cette place. Depuis, cette question a régulièrement fait l'objet de discussions dans le cartel, avec l'idée que cela pourrait être la tâche elle-même qui serait en position de plus une personne, au sens où cette question avait été abordée dans une journée des cartels en avril 1975 (Lettres de l'Ecole freudienne de Paris, N°18), plaçant « la Mathématique » comme la « plus une » personne des groupes de mathématiciens. Pour Lacan, « quand les mathématiciens se retrouvent il y a ce « plus-une » incontestablement. A savoir que c'est vraiment tout à fait frappant, que les mathématiciens, je pourrais dire ils ne savent pas de quoi ils parlent, mais ils savent de qui ils parlent, ils parlent de la Mathématique comme étant une personne. »

Si l'analogie est envisageable, cela induirait que la « plus une » dans ce travail de transcription, serait la psychanalyse, via l'enseignement et le nom de Jacques Lacan.

Une histoire de Temps

Ce travail est pris dans la temporalité : chronologie, durée, rythme…Ce qui d'une part, incontestablement fait continuité est la « production » du cartel. Production sans terme ou objectif fixé : sur 26 séances, 15 sont transcrites.

Pour ce qui est de la durée, la question est récurrente :

- Certains mettent l'accent sur le côté production du cartel, adoptant en cela la position du capitalisme qui ne s'intéresse qu'à la production de marchandises, de biens manufacturés destinés à être proposés à un public, (celui d'un colloque par exemple).

- Mais le côté « production » est souvent mis à mal, par exemple :

-Comment considérer les différentes formes de ralentissements ?

-Comment s'opère le processus de décision en cas de doutes persistants ?

-Quid des digressions? Y a-t-il d'ailleurs des digressions ? Cela peut faire partie du travail du cartel qui a néanmoins à se remettre au travail de transcription.

A plusieurs reprises nous nous sommes penchés sur des modalités susceptibles d'accélérer le travail, nous avons ainsi été amenés à donner différentes formes à ce que nous appelons « boudin »)…

On peut à cet égard rappeler le travail de l'Ecole lacanienne de Psychanalyse sur les errata du transfert qui avait mis l'ensemble des membres de l'école au travail, avec, là, une accentuation du côté de la production, non sans effets et motivations transférentielles.

Il y a certes, à chaque fois, à doser entre la production et le travail. Mais on l'aura compris, en cela déjà la production est objet de débat, motif d'écartèlement.

I . 2 – Un acte de lecteur et de passeur

Le mot vient directement du latin scribere, écrire. Trans, au-delà, de l'autre côté, par-dessus. On peut noter que trans, dans ce cas, ne dénote pas directement le au- travers de Lacan. Transcribere veut dire transcrire, et transcriptio, une transcription, c'est-à-dire une copie ou même une cession. « Transcrire un testament sur d'autres tablettes » par exemple. En français, le terme reçoit deux acceptions différentes : l'une tient à la fidélité littérale à un original, qui ne vaut que par l'authentification d'une autorité et qui fait droit, c'est le cas pour un testament. L'autre tient à une fidélité essentielle, ou peut-être mieux, spirituelle, à un texte source, qui ne tient que par l'identification du transcripteur reconnu, c'est le cas d'une transcription musicale. Elle comporte alors une activité créatrice.

Transcription comme l'acte de transcrire : un acte marqué par la fidélité littérale ou fidélité spirituelle.

Transcription comme résultat de l'action d'écrire au-delà, de l'autre côté, par-dessus : en ce sens, elle égale, voire outrepasse l'écrit. Ce n'est pas d'abord un passage-à-travers, même si le préfixe trans a pris ensuite cette signification. C'est la création et l'existence d'un nouveau document qui n'est pas l'écrit originel.

Il n'y a donc pas dualité entre l'écrit originel et la transcription, et partant, pas non plus duplicité dans une duplication, qui révèlerait la source comme peu sûre du fait d'un quelconque inachèvement, ou le nouveau produit comme traître ou menteur. A proprement parler, elle n'est pas un écrit.

L'écrit se limite à lui-même, ne renvoie qu'à lui-même, quelque riche qu'il soit de toute la culture qui le voit naître et de tous les écrits qui le précèdent et le suivent. On en voit la preuve dans le fait que l'incognito d'un auteur n'invalide pas l'écrit. Auteur est un nom d'auteur. Alors qu'une transcription n'a de sens qu'en référence à un écrit originel. Les transcriptions pour le piano de Liszt des œuvres pour orgue de Bach : elles ont une existence propre et ne sont ni un ajout ni une trahison de Bach.

Dans les deux sens évoqués, la transcription instaure le transcripteur comme passeur d'écriture. Dans son double sens la transcription dénote l'action du transcripteur. Elle ne vaut pas comme écrit qui s'offrirait tel qu'en lui-même à l'attente d'un lecteur, ou qui vaudrait donc d'être conservé pour lui-même à la BN avec un numéro d'édition, etc. Elle est spécifiquement une action d'écrire. La transcription est du côté de l'action de l'écrivain, mais au sens d'écrivain public, de scribe.

Il y a cependant une condition sine qua non de la transcription : ne pas avoir affaire à une œuvre close, un écrit, mais à un corpus signifiant qui invite à Stécriture, en autorisant les variances de signification à partir même des divergences et différences signifiantes. L'œuvre parlé de Lacan semble répondre à cette exigence, il l'a lui-même indiquée. Un problème demeure, pour le moment et pour une part, celui de la sauvegarde, la divulgation et l'utilisation des sources, dont l'accessibilité devrait être aujourd'hui facilitée. Mais la multiplication des bibliothèques et des versions va certainement dans le sens d'une responsabilisation des lecteurs.

I . 3 - au pied du mur de la lecture :

Texte source et méthode, un appareil critique particulier

Le texte source constitué de la sténotypie appelée « JL », et des notes d'auditeurs est déjà un texte résultant d'une lecture. C'est déjà une écriture, et par la fabrication du « boudin » est tenté un retour à l'oral : nous appelons « boudin » la saisie sous lecture et sans ponctuation de la sténotypie (voir le cartel de transcription traduction en espagnol de la séance du 10 juin 1964, qui a procédé de même, voir aussi Christina Fontana et Graciela Strada, Essaim N° 7).

Le « boudin » est la tentative de revenir à un moment d'avant la ponctuation, tentative pour retrouver le temps de l'énonciation signifiante, de façon à rouvrir des lectures possibles. Sa fabrication est celle d'un texte qui a évoqué pour nous celle des stèles antiques : sur la Pierre de Rosette par exemple, seuls les noms propres sont isolés dans des cartouches.

La situation de travail

L'un de nous lit la version « JL », deux suivent sur « le boudin », et consultent les notes d'auditeurs, un, toujours le même, participe à la lecture tout en « saisissant » sur l'ordinateur le texte, les apports, modifications, et enrichissements dans l'appareil critique. Cette fonction du scribe assisté par ordinateur, d'autant plus qu'elle ne tourne pas, le place dans une position particulière, question que nous n'avons pas approfondie mais qui a été à l'origine de tensions.

Ce choix de transcrire en cartel, dans le sillage du travail de Stécriture, nous a amenés à nous doter d'un appareil critique adapté à nos buts. Faisant partie de la transcription, il se constitue par la connaissance de l'environnement du producteur du corpus, de ses travaux et rencontres, des lieux et date d'apparition du corpus, de ses variations, ses suspensions - ses incohérences aussi bien.

Cet appareil utilise d'une manière privilégiée les marges, mais aussi les notes de bas de page, et de fin de chapitre. Il se sert également d'une structure typographique et d'un marquage particulier de signes typographiques. Proposant une lecture, non seulement il n'en exclut pas d'autres, mais il invite le lecteur à les produire, en laissant la trace des opérations des transcripteurs. Pour cela, il indique, au moyen d'un signe particulier, (pour nous #, dans le texte, avec un numéro de page en marge) le repérage du texte source principal.

Bien que, dans l'ensemble, nous ayons suivi les conventions assez habituelles, il indique aussi avec des signes caractéristiques les remaniements du texte jugés nécessaires, à partir des variantes des sources et de l'avancée de la lecture. Notons que le travail sur le « langage » (ne dirions-nous pas : la langue ?) de Lacan méritait amplement le marquage spécifique auquel nous avons recours.

Notons encore à propos des interventions de Lacan au tableau, que nous avons incorporé au texte tous les schémas retrouvés au fur et à mesure dans les notes d'auditeurs, et là sans aucun fétichisme quant à la forme exacte, car leur transcription dans ces notes varie. D'autres schémas jugés nécessaires à la lecture sont habituellement en marge et ont été réalisés par celui d'entre nous qui est à la place du « scribe », et qui se trouve avoir la compétence topologique.

Il ne s'agit pas de faciliter la lecture du lecteur mais de faire passer une lecture prise, inscrite, dans l'analyse, avec ses fleurs et ses écartèlements.

I . 4 - Quelques points de transcription 

Examinons quelques exemples de difficultés, de motifs d'écartèlements.

Eléments visibles de transcription, traces

-La sténotypie et l'homophonie à propos des mots étrangers, « leere Gegenstand ohne Begriff » de Kant, objet vide sans concept, (séance 15 p. 49 de notre transcription), « l'erreur » pour « leere »… et pour enchaîner sur ce « Begriff » on a même trouvé dans les notes d'auditeur, plus précisément d'auditrice, un « dégriffe », probablement en période de soldes.

Dans la séance du 21 mars 1962, le fait d'avoir à choisir, voire à « trancher », entre des termes aussi différents que le « bond », et « le pont ». Ou encore, dans celle du 28 mars 1962 entre un « dès lors », et un « décor », a pris le temps de plusieurs séances du cartel, suscitant différents degrés d'impatience entre nous! Dans la version JL : « ce décor dont le désir va être si bien caché qu'il peut un temps paraître absent », s'est écrit, après consultation des notes d'auditeurs : « dès lors ton désir va être si bien caché ». Cependant le « décor » nous renvoie à ce que Lacan a dit un peu plus tôt dans la séance : « cette fatigue grippale qui m'habite, m'abrite », et qui l'oblige ce jour-là à finir plus vite. Cela nous renvoie aussi à la Postface du Séminaire XI (Seuil p. 252) : « Et l'objet (a) tel que je l'écris c'est lui le rail par où en vient au plus-de-jouir ce dont s'habite, voire s'abrite la demande à interpréter».

On prit donc, tantôt le parti des notes d'auditeurs, tantôt celui de passer outre. Dans ces cas-là, l'existence de l'appareil critique a permis de faire état du trouble.

- Une invention : la création d'un caractère spécial à propos du grand A et du petit a. Liberté tout à fait contestable - et peut-être l'aurions-nous contestée venant d'ailleurs ! Mais la difficulté dans certains passages, à savoir si Lacan parle du A ou du a, et le temps passé à nous demander s'il n'évoquait pas une forme hybride, combinatoire, incertaine, entre les deux, a fait naître dans le cartel, l'idée d'imaginer un signe ou caractère qui les contiendrait tous les deux, comme :

autre/Autre

Caractère, que nous vous présentons avec les mêmes précautions et distance qui présidèrent à son surgissement : motifs d'écartèlement entre nous, pas tant curieusement, quant à l'opportunité de créer un signe, que quant au dessin finalement choisi après essais, suivant son repérage du côté de la lettre ou de l'image.

-La question du Un en allemand :

Dans ce passage du 28 mars 1962, Lacan reprend la formule de Freud du Wo Es war soll Ich werden, pour préciser à cette place du Wo Es war, « l'avènement du trait unaire en tant que d'abord et pour commencer de la chose dont il efface tout… ». Il s'agit donc là de distinguer en allemand das Eine qui est le Un (avec une lettre capitale) de la Philosophie, le Un de Parménide, le Un de Plotin, l'Un de la totalité, (voir séance du 29 novembre 1961), avec le un de l'einziger Zug, du trait unaire, de la différence, der Eins. Ce qui donne pour la formule revisitée par Lacan : Wo Es war, da durch den Eins, werde Ich. Cela nous a fait discuter vivement, autre motif d'écartèlement et de confusion (et non de cofusion, lapsus qui s'était d'abord tapé ici!).

Eléments invisibles ou « pas de trace »

-Parfois un mot de la sténotypie est conservé, mais il aura donné lieu à un travail qui peut passer inaperçu dans la transcription : voir la note sur originaire, originel (p. 38 de notre transcription).

- Le travail de transcription nous amène à suivre Lacan dans ses citations et allusions, nous portant souvent sur des chemins de traverse parfois incontournables pour la compréhension. Ce fut le cas pour Jean Paulhan par exemple. A la lecture du vendredi matin, on constate que Lacan salue son talent et sa compétence rhétoriques dans son analyse littéraire de Sade, avec les outils de sa propre discipline, et souligne qualité analytique, finesse et profondeur de son décryptage. Et dans ce premier temps on se rappelle que Lacan évoque dans une séance précédente sa préface à Justine et à la Philosophie dans le boudoir dans l'édition en cours de Pauvert, préface qui sera confiée après un imbroglio éditorial à Pierre Klossowski, le texte de Lacan étant publié en postface dans une édition ultérieure.

Puis l'un d'entre nous ayant commencé à lire l'œuvre citée de Paulhan, « Les fleurs de Tarbes », on y découvre de nombreux arrières plans, qui en deviennent heuristiques pour notre travail, par exemple cette phrase de Paulhan ; « comme si chaque homme se trouvait mystérieusement atteint d'un mal du langage. » (Folio Essais, p. 36). 

- Tout récemment, dans la séance 16 que nous venons de commencer, une allusion au texte biblique nous interpelle : Lacan évoque l'Apocalypse de Jean, par une allusion à la « haine des tièdes », mais en employant aussi le terme « l'Eternel », issu du champ sémantique de l'Ancien Testament. D'où, Lecture de l'Apocalypse Jean, recherche, questions…

Nous évoquons des écartèlements en tous sens, entre les personnes et en chacun de nous, car chacun pouvait défendre son choix, tout en acceptant que le choix de l'autre était tout aussi acceptable.

I . 5 - Ce qui se lit passe-à-travers  l'écriture ?

La ponctuation

Lacan (postface au Séminaire XI), il s'agit bien d'une « trans »cription et non d'un écrit, « ce qui se lit passe-à-travers l'écriture en y restant indemne ».

Danielle Hébrard, dans Stécriture, développe la question de la ponctuation, ponctuer un dire n'est-ce pas interpréter, et la scansion du dire relève de la pause et non du point. Elle expose une histoire de la ponctuation en montrant comment elle s'est dissociée des nécessités de la respiration. La ponctuation semble cesser d'être le signe d'une pause de la voix, au moment même où l'écriture se transforme pour devenir, bien au-delà de sa fonction de mémorisation, l'instrument par lequel s'effectue un travail intellectuel sur le texte. Double tension de la ponctuation. Quel rôle y joue le passer-à-travers l'écriture qui semblait être chez Lacan lui-même une condition sine qua non de l'opération ? Est-il « scabreux » ou non d' « inventer » une ponctuation en inscrivant sur le papier « l'œuvre parlé » de Lacan ?

« Reprenons les données du problème dans l'effectuation du travail. Tout transcripteur du séminaire est amené à considérer, malgré ses leçons fautives, le compte rendu dactylographié du sténogramme (la sténotypie pour abréger) comme un point de départ incontournable. On pourrait croire que cette sténotypie importe ainsi parce qu'elle serait la trace graphique de la parole lacanienne, comme le serait une transcription phonétique d'un corpus oral pour le linguiste. On sait dans ce dernier cas qu'on y prend bien soin de ne noter que les pauses du discours (longues, moyennes ou brèves) et non la ponctuation, et même de n'y jamais séparer les mots (cf. la question de ce que nous appelons « boudin »), car on peut être assuré qu'il n'en est rien. Le signe disponible sur la machine et qui pourrait être utilisé pour noter des pauses de la voix est en fait un véritable instrument de ponctuation. La sténotypiste ne transcrit pas de l'oral avec les signes de sa machine, elle élabore dès la prise du sténogramme un texte. Elle prépare déjà le compte rendu dactylographique qu'elle aura à effectuer. On pourrait même aller jusqu'à dire que, dans la parole entendue, elle écoute le texte qu'elle aura à écrire…Inventer une ponctuation n'a donc en l'occurrence rien de scabreux puisque ce n'est rien d'autre que faire apparaître ce qui se lit dans l'enseignement du séminaire, ou du moins ce que j'y ai lu » …

Pour Danielle Hébrard, « il paraît donc nécessaire à une transcription qu'elle se présente comme une grille de lecture sans faille, comme un réseau fortement hiérarchisé de parties articulées, comme un assemblage de phrases dont chacune est visuellement lisible comme telle. C'est parce que ce réseau dans sa rigidité se montre, qu'il peut laisser passer dans ses mailles ce qui se donne à lire. »

II - Cartel

II .1 - Lire en son nom propre, un par un 

Dans le cartel chacun porte son nom, comme « Miller du nom » (Postface au Séminaire XI, et clôture des Journées des Cartels d'avril 1975 à la Maison de la Chimie - Lettres de l'EFP N° 18) et, « dans ce petit nombre il y a un lien avec le fait que chacun porte, dans ce petit groupe... son nom ». La lecture en cartel est donc déjà une lecture plurielle, qui débouche sur un établissement de texte ou sur des propositions d'établissement.

Dans cette perspective l'établissement ne peut constituer une version « authentifiée », « canonique » en tant que telle. On peut décider de travailler sur une même édition, au risque de lui conférer une valeur objective et absolue en en faisant « le Texte » original ou de référence.

Les « trans »criptions seraient-elles donc alors à envisager comme « canoniques », « une par une » ? Dans ce cas il ne serait pas forcément absurde de proposer de se servir de l'outil technologique afin qu'elles soient toutes accessibles et données à lire, au choix de chaque lecteur, selon la modalité qui serait la sienne à un temps t. Même s'il y a « finalité à » aboutir à un objet texte imprimé relié, correspondant à la définition matérielle ou concrète d'un objet livre, un cartel n'est pas pour nous une équipe éditoriale mais s'inscrit dans la logique du travail psychanalytique…On pourrait envisager, proposer de considérer, la fonction éditoriale comme un effet « de surcroît ».

II . 2 - Du rapport à l'analyse dans le cartel : Durcharbeiten

Quel texte, et de Freud à Lacan ?

Il semble difficile de soutenir en effet qu'il s'agisse simplement d'un « groupe » tant est présente pour chaque « un par un » la référence au travail analytique, perlaboration en tous sens, transitive et réciproque entre texte et personnes, working-through, durcharbeiten.

Et ainsi s'approfondit le lien personnel de chacun à la psychanalyse, ainsi que ce qui a été appelé par Lacan un transfert de travail, entre les membres du cartel, et transfert à Lacan à travers le séminaire. Sans cette référence analytique, les enjeux de « groupe » auraient rendu impossible la continuation d'un tel travail (il n'est pas exclu que le départ de certains membres de notre cartel ait été de ce côté-là).

Dans la journée des cartels, Pierre Kahn questionnait Lacan dans ces termes : « je crois qu'une des choses qui présidait c'était la prise en considération de quelque chose que vous avez dit dans le Séminaire sur les Ecrits techniques, à savoir, commenter un texte analytique c'est comme faire une analyse ».

Nous avons repéré dans ce Séminaire un passage auquel pourrait se référer cette question sur : lecture d'un texte analytique et travail analytique, séances des 20 et 27 janvier 1954, p.32 Seuil. « Qu'est-ce que je veux ? – sinon sortir de cette véritable impasse, mentale et pratique, à laquelle aboutit actuellement l'analyse. Vous voyez que je vais loin dans la formulation de ce que je dis - il importe de soumettre l'analyse même au schéma opérationnel qu'elle nous a appris et qui consiste à lire [c'est nous qui soulignons] dans les différentes phases de son élaboration théorico-technique de quoi aller plus avant dans la reconquête de l'inconscient par le sujet. Cette méthode nous fera dépasser de beaucoup le simple catalogue formel de procédés ou de catégories conceptuelles. La reprise de l'analyse dans un examen lui-même analytique est une démarche qui révèlera sa fécondité à propos de la technique, comme elle l'a déjà révélée à propos des textes cliniques de Freud ».

Et de fait ce mot : texte, tandis qu'il parle et parle de son enseignement oral, apparaît de nombreuses fois dans la séance 15 de L'identification, comme une évidence qui au début nous a échappé et a été ressaisie plus tard par l'un d'entre nous (séance du 28 mars 1962 p. 47 de notre transcription), Lacan dit « mon texte ». Il dit aussi, dans la Postface : « c'est que d'écrit il y en a plus que je n'écrois ». Et la lecture fait langage : quand on parle, ne lit-on pas le texte de l'inconscient ?

« Or (Postface) ce qui se lit c'est de ça que je parle, puisque ce que je dis est voué à l'inconscient, soit à ce qui se lit avant tout » ? S'agirait-il de l'existence ou la préexistence d'un texte « avant tout » ? Que lit-on, dans cette imbrication intime de l'analyse avec l'examen d'un texte analytique, de quel texte est-il question ?

La question se pose, concomitamment, de l'origine ou de l'originaire notamment, par rapport au texte « source » « supposé ». Un déjà écrit ? Lacan poursuit plus loin : « ce qui me frappe, quand je relis ce que fut ma parole, c'est la sûreté qui me préserva de faire bêtise au regard de ce qui me vint depuis » (Postface p. 3).

Il est question de la « contemporanéité originelle de l'écriture et du langage » (Lacan, L'identification, séances du 17 janvier 1962, p.3 de notre transcription).

Le texte et les battements auxquels il nous confronte, donc la transcription et ses écartèlements, nous importent d'autant plus aujourd'hui que nous ne sommes plus dans le temps de l'écoute, nous sommes désormais dans le temps de la lecture. Aussi les « consensus » autant que les lapsus éventuels et probables, en tant qu'auditeurs, lecteurs des auditeurs ou de la sténotypie, puis des transcripteurs, ne peuvent que nous rappeler qu'à l'insu ou non de ceux qui s'y plongent et y élaborent, tout texte établi ne peut être le texte de Lacan, mais définitivement, sa lecture.

Est-il donc « intouchable », « incorrigible », « Saint-Lacan » ? Et lui qui a laissé cet opus monumental parlé, noté, audité, encore et toujours à transcrire, voulait-il quelque chose de cette postérité fiévreuse où nous sommes, qu'en lisons-nous, et que liront les générations futures, nous y pensons à chaque fois que nous sommes, en cartel, sur une butée, un désaccord, une question qui en restera une.

II. 3 -Transcrire Lacan en cartel, une Autre production

Le travail n'est pas tout entier contenu dans la production d'un objet, il y a production d'autre chose et c'est cette autre production qui caractérise le travail en cartel, la production du cartel. Celle-ci, pour chacun, c'est la rencontre avec le langage en tant qu'il a rapport avec l'inconscient de chacun, et le frottement avec celui de l'autre, à l'œuvre dans ce travail particulier de la transcription. Il y a dans ce travail quelque chose de l'ordre d'un exercice spirituel, en rapport avec la psychanalyse, et non pas du côté religieux. Accentuer le côté exercice prend du temps, la production comme « plus une » aiguillonne alors le travail.

Il s'agit d'élaborer un texte résultant d'une lecture. A ce titre la transcription d'un Séminaire entier est une folie, plus réaliste est la transcription d'une séance importante, nous nous sommes embarqués et nous avons été plus ou moins mordus, le travail se poursuit.

Il était « grippé » ce jour-là : a-t-il dit « la fatigue grippale qui m'habite, m'abrite ou m'agrippe. » ? (28 mars 1962, tome 3, 15ème séance, p. 52 de notre transcription). Que de temps avons-nous passé sur cette question qui pourrait faire sourire par son étrangeté radicale, comme sur le choix de certaines virgules, quiconque n'y est pas impliqué. Cette question, sur son « chemin pavé de fleurs » que nous y laissons et qui parfois nous y laissent, à transcrire Lacan, nous habite-t-elle, nous agrippe-t-elle, ou nous abrite-t-elle ? On se souvient de Heidegger, « le langage est la maison de l'Etre. Dans son abri habite l'homme ».

Tandis que James Joyce lançait le défi d'être lu longtemps (« trois siècles après moi » !), Jacques Lacan, lui, formule, en l'inscrivant autrement, la postérité de son œuvre : " pas de quelque chose... sans une autre chose. Exemple : pas de liberté sans la vie. Cette condition nécessaire devient la raison suffisante que cause la perte de l'exigence originelle. Peut-être est-ce là quelque chose qui se produit aussi chez certains de ceux qui me suivent. »…et il poursuit, lançant à son auditoire cette phrase qui nous aura tant marqués : « Pas moyen de me suivre sans passer par mes signifiants, mais passer par mes signifiants comporte ce sentiment d'aliénation qui les incite à chercher, selon la formule de Freud, la petite différence ».

Aussi nous nous demandons : « dans quelles traces de pas glissons-nous les pieds, pour suivre ceux qui nous ont précédés et que nous avons choisis pour nous joindre à eux »1, scartèlement, sur [son] chemin pavé de fleurs.

C.H., P.P., B.R. et M.R.

  • 1.

    Essaim N°1 Article de Solal Rabinovitch et Lacan, Séminaire « Les quatre concepts », 3 juin 1964, Le Seuil page 1968.