PASSEUR DE LACAN PASSANT

Jacques Nassif
Passeur de Lacan passant

Exposé de Jacques Nassif au colloque « Lacan entre voix et écrit »le 27 septembre 2005

Je ne me serais pas autorisé de moi-même à participer à ce colloque sur les transcriptions du séminaire de Lacan : la question ne m'intéresse que de loin et ne me touche plus. J'ai cessé de m'adonner à cet exercice depuis trop longtemps et je peux même dire que j'en ai fait le deuil.

Par ailleurs, si je devais me désigner, pour ce qui est d'une fonction ou d'une occupation, par un autre terme que celui de psychanalyste, je me dirais plutôt traducteur que transcripteur. J'ai publié en 1995 une traduction de poèmes de Philip Larkin Où vivre, sinon ? et j'ai traduit en 2001 de l'espagnol un roman de Juan José Millás L'ordre Alphabétique qu'ont publié les Éditions du Hasard ; et la souche a pris.

En revanche, j'aurais été autrefois autorisé à participer à ce colloque ; et déjà au titre du fait que j'avais été désigné par Jacques-Alain Miller lui-même, lorsqu'il a demandé au jeune normalien que j'étais d'occuper la fonction de scribe du séminaire de Lacan pour Les « Lettres de l'École Freudienne de Paris », et cela, dès 1966 à propos de « La logique du fantasme ». J'ai ensuite été désigné à cette fonction par Lacan lui-même qui m'a proposé en octobre 1969 de tenter une rédaction du séminaire de l'année précédente : D'un Autre à l'autre.

Cela fait donc plus de trente ans ; et comme je déteste me considérer comme un ancien combattant qui fait état de ses services ou de ses blessures, j'ai longtemps hésité à accepter l'offre que me faisait Laurent Le Vaguerèse de revenir à la tâche pour plancher cette fois sur les transcriptions : un terme que je n'ai moi-même jamais employé.

Mon ambition à l'époque, je peux le dire aujourd'hui, était celle d'être un nègre, c'est-à-dire de pouvoir me dispenser de signer si Lacan voulait bien relire ma copie, se reconnaître dans les propos écrits que je lui faisais tenir et signer son séminaire oral comme s'il était l'auteur du texte que je le dispensais d'avoir à gribouiller après l'avoir proféré.

J'avais des facilités de plume, j'avais prouvé que je pouvais être de ses « élèves », ayant publié dans Scilicet : « Pour une logique du fantasme » – un texte qui donnait suffisamment à entendre que j'y comprenais quelque chose –, et l'École freudienne de Paris voulait bien me payer pour ce travail.

De toutes les façons, s'agissant de la théorie lacanienne le sacrifice du nom d'auteur ne faisait pas un pli à mes yeux. Je m'y étais soumis sans rechigner et préférais être scribe que faire des paraphrases ou prétendre enseigner un discours à la production duquel je n'avais en rien participé et auquel je ne pouvais pas encore contribuer, n'étant nullement psychanalyste à l'époque.

En revanche, formé à l'école de Canguilhem et d'Althusser, je me disais historien des sciences et lecteur de Freud. C'est à ce titre que, quelques années plus tard, j'ai signé mon premier livre, paru chez Galilée en 1977 sous le titre Freud L'inconscient.

Où veux-je en venir avec ces rappels ? D'abord au fait que j'ai cru devoir, pour m'autoriser à être parmi vous aujourd'hui, republier ma version du séminaire. Comme elle datait de la fin 1970, j'ai été amené à la relire et à la préfacer. Ensuite, à la révélation rétroactive que, loin de pouvoir continuer à prétendre être un scribe nègre, c'était dans la position du passeur que je pouvais aujourd'hui me reconnaître, d'où le titre que j'ai proposé pour cet exposé.

Je constate aussi bien que de transcripteur que j'étais sans le savoir ou le vouloir, je suis devenu traducteur. Or, ne prétendant plus du tout m'effacer à ce titre de ma fonction d'auteur, je dirais justement aujourd'hui qu'un transcripteur, lui aussi, se doit de signer son travail.

Mais il vaut de noter que j'ai été amené à remettre une première fois le nez dans cet exercice en 1999, pour un séminaire que j'ai donné à Barcelone où je me suis lancé le défi de traduire en espagnol ma version de 1970. C'est d'ailleurs de cette façon que j'ai, pour ainsi dire, redécouvert ma transcription dont j'avais complètement oublié l'existence…

Le véritable enjeu est à mon sens aujourd'hui celui de savoir dans quelle mesure il n'est pas justement devenu indispensable de signer en face de Lacan, plutôt que de se fondre avec lui dans la masse, et de signer, non pas une écriture, mais la lecture même de ces écrits dont le statut était à ses yeux, je ne fais que le citer, d'être « faits pour ne pas se lire ».

Ce n'est pas du tout mon idée, ni d'ailleurs ma théorie de la lecture, en tant qu'elle est justement intrinsèquement liée à la voix, ce dont je me suis amplement expliqué dans mon dernier livre : L'écrit, la voix (Aubier, 2004).

Voilà où j'en suis arrivé dans l'écriture de cet exposé, que je vais à partir d'ici improviser. Tout d'abord en explicitant mon titre, qui prend le risque de relancer les malentendus afférents à la reprise du mot « passe ».

Le plus grave d'entre eux serait de penser que l'on peut faire la passe par écrit. Ce n'est pas du tout ce que j'ai fait en rédigeant le dire oral de Lacan, un an après qu'il l'eut proféré. En revanche, prétendre que l'on pourrait – dans la position où nous pouvons encore nous trouver aujourd'hui, au moins pour certains d'entre nous, de rétablir un certain contexte ou identifier certaines adresses de Lacan parlant à son séminaire se consacrer à la transcription d'un séminaire, en tant que « passeur », présente une série d'avantages.

En premier lieu, cela ne méconnaît pas l'intention de Lacan, non seulement de faire enseignement, mais de « faire des psychanalystes », en s'adressant à eux certes, mais aussi et surtout aux analysants, que ce soient les siens propres ou les éventuels futurs analysants.

Puis, cela oblige tout de suite à considérer une transcription comme une tâche à partager, et introduit donc à tout le moins la supposition qu'il y aura nécessairement un passeur de plus, ce qui n'est justement pas la position de Jacques-Alain Miller, amené à occuper, à son corps défendant je crois, la position de « co-auteur ».

Mais cela va, bien sûr, plus loin. Se considérer passeur, c'est s'inscrire dans l'ensemble du réseau institutionnel que suppose et que crée la passe, lorsqu'elle instaure ses différents circuits de « témoignage indirect » et lorsqu'elle étage la succession de filtres que représentent les différentes versions d'un même discours, lors des différentes étapes de sa communication, de l'analysant à l'analyste d'abord, puis du passant aux passeurs, de ceux-ci au « jury » – et la boucle n'est sans doute pas close…

À cette époque, je le note au passage, le séminaire de Lacan devenait par le truchement de mon écriture non seulement un enseignement à l'école des Hautes Études en sciences sociales, mais aussi un séminaire de l'École freudienne de Paris, ce qui s'est plus tard systématisé quand le séminaire a commencé à paraître dans Ornicar ?.

Or, préciserai-je encore, le réseau de l'institution analytique n'est plus seulement le réseau, nécessairement commercial de l'auteur, de l'éditeur et du public, ou universitaire de l'enseignant, de l'élève et du savoir, qui, au bout du circuit, sera estampillé et archivé, mais celui de la fabrication du discours analytique lui-même.

Cette fabrication implique de rendre le lieu et le temps où ce discours se met en acte solidaires de l'institution qui rend cet acte performatif. Sans institution, point d'acte ; qu'il s'agisse du dispositif de la « règle fondamentale » – c'est l'institution qu'a vraiment créée Freud – ou de ces inventions institutionnelles de Lacan que sont le Cartel et la Passe.

Ce modèle d'une indissociabilité entre le discours analytique et son institution, c'est le fer de lance de l'invention lacanienne, c'est le point que Lacan a voulu relever d'une démarcation avec Freud, qui n'aurait pas su ou pu créer cette institution, ou une institution qui ne serait pas discordante d'avec l'effectuation de son discours, comme l'était ou l'est encore l'IPA.

Je vous invite à garder en mémoire dans un coin de votre tête toutes ces considérations, qui ne sont pas seulement avancées pour éclairer ma méthode, mais qui vont se révéler heuristiques et vous permettront de mieux prendre en compte ce qui va suivre.

*

Ma visée, ma méthode, mon postulat, si vous voulez, c'est que nous n'en serions pas encore là à nous débattre dans tous les problèmes que nous pose la publication du séminaire – j'enfonce le clou ! –, nous n'aurions pas à nous sortir du véritable bourbier où nous a laissés Lacan et où nous enlisent les apories, amplement débattues et constatées, que le mot de « transcription » ne fait que nommer, si la passe de Lacan n'avait pas été un « échec complet », comme il s'est exprimé, à savoir : 1. si Lacan avait effectivement pu être passant, comme il a fini par le prétendre, à son séminaire ; 2. s'il avait pu avoir des passeurs qui témoignent vraiment de ce qu'ils avaient entendu de sa passe ; 3. si ces passeurs avaient pu avoir, au sein de la communauté analytique, un jury qui se montre à la hauteur, pour se dire modifié et entamé par cette passe, au point d'en enregistrer l'acquis dans le savoir de la théorie analytique.

Si ces trois conditions avaient été remplies, tout l'effort de recoller les morceaux de toutes ces traces, laissées ici et là, de la parole de Lacan à son séminaire, aurait été inutile et superflu. Et c'est ainsi d'ailleurs qu'un bon nombre de psychanalystes s'en sont dispensés, délaissant cette tâche, d'ailleurs confisquée, même s'ils avaient pu l'affectionner.

Bien plus, la décision que Lacan a prise, en désespoir de cause et après ce constat d'échec de sa passe, de confier à un seul une transcription autorisée, la décision à laquelle il a bien dû se résoudre d'en passer à son tour par cette trappe de la « poubellication » honnie, n'aurait pas été nécessaire.

C'est pourquoi j'ai fait (rétrospectivement il est vrai) un rêve : celui où je me suis enfin reconnu en position de passeur, alors que c'était à mon insu et que je me serais amplement contenté à l'époque d'occuper la position du nègre, de celui qui fait le nègre avec sa plume.

Mieux encore, si je me voyais mis là en position de passeur, ç'aurait été par Lacan lui-même (c'est-à-dire qu'il le faisait peut-être lui-même aussi à son insu), afin de me confier la tâche, non pas de faire le scribe, mais d'avoir à témoigner sur ce qu'il pouvait y avoir d'intenable dans sa position : celle de prétendre soutenir le discours analytique en dehors de son institution, ou celle de vouloir le répandre, comme il a toujours tenté de le faire, en se faisant tour à tour rejeter, soit du discours universitaire soit du discours de la science, soit du discours capitaliste.

On sait ce qu'avait parfois de résolument provocateur cette tentative délibérée, voire pulsionnelle, de se faire rejeter, et à quel point il a non seulement échoué en cet endroit, mais surtout produit l'effet inverse : la création d'une vulgate susceptible de répandre du prêt à penser dans le champ de la pratique analytique elle-même. Ce n'est pas ici le lieu d'en débattre.

En revanche, je vais essayer de m'en tenir, pour ce qui est de repenser le problème des transcriptions, à cette fiction du passeur de Lacan passant. Et il s'agit bien d'une fiction, et non d'une fonction auto-attribuée.

*

J'ai choisi de faire plus particulièrement porter la fiction de ce transport d'il y a trente-cinq ans à aujourd'hui, sur certains extraits que j'ai fait pré-diffuser par Internet, dans la mesure où ils concernent ce que Lacan pensait lui-même de l'exercice de faire son séminaire. J'espère avoir pu ainsi vous faire partager l'étonnement que m'a à nouveau provoqué la lecture ou la relecture de ces passages que j'ai extraits à dessein.

Ce séminaire a l'intérêt de se situer au moment où il vient de prendre la décision de publier une ou des transcriptions, en prétextant avec insistance qu'il fallait bien mettre un terme au pillage et au plagiat dont ses non-écrits auraient été l'objet.

Agissements qu'il imputait moins, en l'occurrence, aux psychanalystes, condamnés quand ils le suivaient à le paraphraser de façon, il faut le dire, bien servile ou ânonnée, ou houspillés et intimidés quand ils n'étaient pas de son bord (ils le lui rendaient bien en s'interdisant de faire la moindre allusion à son enseignement), qu'aux universitaires. Eux, ne faisaient pas la petite bouche, rendant lisibles des idées qu'ils s'appropriaient en les aplatissant ou en se les attribuant « sans vergogne », selon la formule qu'il affectionnait.

Mythe ou réalité, je ne saurais ou ne voudrais en décider, ne me faisant pas ici juge, mais passeur de cette première plainte très insistante de Lacan, qui court d'ailleurs dans tous les écrits de la période immédiatement consécutive à la publication des Écrits, en 1966.

Mais je ne vais justement pas me situer sur le plan des idées et de leur vol éventuel, ni sur celui du texte à produire d'une transcription qui ferait foi, pour supplanter les fautives sténotypies ou les mythiques et macabres bandes audios, devenues courantes aujourd'hui. Bref, je ne vous emmènerai pas dans les coulisses de l'exploit que représente encore le fait de répondre, sans trop de risques d'erreur, à la question : mais qu'a-t-il voulu dire ?

Non, ce dont j'ai choisi d'être le passeur (et que je propose ici en document joint après en avoir lu de vive voix des passages) ne pose à ma connaissance aucun véritable problème de transcription – et ne transmet d'ailleurs pas de la théorie. Il s'agit des propos que j'ai qualifiés d'auto-référents et qui concernent les interrogations que Lacan s'adresse et nous transmet à propos de l'exercice de haute volée que représente son séminaire.

Regroupant ces propos sous certains chefs, j'essayerai quant à moi d'en élaborer quelque chose, non sans faire remarquer que le séminaire en question, D'un Autre à l'autre, présente l'avantage de se situer juste avant la première publication au Seuil d'une transcription officielle. Dès l'Envers de la psychanalyse et le passage à l'amphithéâtre de la fac de droit, place du Panthéon, décision est prise de confier à Jacques-Alain Miller la tâche en question.

Mon premier excursus concernera la question de l'adresse. C'est la question la plus immédiate que se pose un passeur : à qui ? À qui, à travers moi, voulez-vous vous adresser ? Qui voulez-vous vraiment toucher avec ces paroles ?

Le contexte voulait que ce soit à l'époque aux jeunes, dont je faisais encore partie, que ce discours s'adressât, dans la mesure où ceux-ci étaient la proie de toutes sortes de pornographes, et pas seulement de gauche.

Lacan voulait dénoncer le fait qu'on envoyait ces jeunes au casse-pipe – c'est l'expression qu'il emploie ; et parmi ces jeunes, les plus violents étaient, comme par hasard, des philosophes. C'est donc à eux, plutôt qu'aux psychiatres de la période antérieure, que Lacan s'est principalement adressé.

Ces jeunes pouvaient virer – et ce fut le cas en Allemagne et en Italie – au terrorisme. Lacan a évité ça, je peux en témoigner.

Les philosophes, c'étaient à l'époque des « philosophes des sciences », plutôt que des phénoménologues, qui, eux, s'étaient bien entendu avec les psychiatres de la période antérieure. La mode était à des philosophes fort érudits, tels Koyré et Canguilhem. Les Cahiers pour l'analyse se sont situés dans cette mouvance et en sont un des fleurons. J'en étais partie prenante.

Mais Lacan s'adressait de façon encore plus générale aux travailleurs de l'Université, à quelque niveau qu'ils se situent, pour dénoncer la tendance à y fabriquer des mandarins stériles. Cela ne date pas d'hier, comme l'atteste l'allusion de Lacan au Mannequin d'osier, d'Anatole France.

Mais comme il n'y va pas par quatre chemins et qu'il ne s'est jamais montré spécialement flatteur ou flagorneur, il n'hésite pas non plus à dénoncer la servilité étudiante, inévitable à la place qu'ils occupent, et cela, pour mieux démasquer ceux qui en tirent parti.

Ils se retrouvent, dès lors, dans la position de promouvoir « l'à ne pas dire », lui facilitant la tâche de cette dénonciation, qu'il s'agisse, par exemple, des phénoménologues qui étaient encore bien en place (je pense, par exemple, à Michel Henry, auquel il est fait allusion, car sortait à l'époque son Essence de la manifestation), qu'il s'agisse des marxistes plus ou moins orthodoxes (il fait allusion au Dieu caché de L. Goldmann) et de leur organe de presse : L'Humanité. Il ne se prive pas, en fait, de tirer à boulets rouges contre le progressisme de tous bords, et donc au premier titre contre Sartre and co.

Tous ces intellectuels, qui font partie de l'adresse de Lacan, représentent les clients potentiels des psychanalystes qu'il a formés, psychanalystes qu'il s'agirait donc, c'est son expression, de « décrasser de leur bafouillage » afin qu'ils soient à la page de cette immense attente qu'éveille alors la psychanalyse, au crépuscule de tous les messianismes.

Or, jusqu'ici, il a eu affaire à « un auditoire d'ânes » – il n'y va pas avec le dos de la cuiller, vous vous en souvenez. L'adresse aux psychanalystes est devenue indirecte, et quand elle est directe, elle se fait volontiers insultante. C'est sa façon à lui de se faire entendre…

Le passeur que j'aurais été (et que je suis pour vous) devait se trouver bien mal en peine d'avoir à transmettre – et à quels analystes, donc ? – ce qu'on lui confiait !

*

Mon deuxième parcours dans ces extraits va consister à rétablir le contexte de ces énonciations et à en faire ressortir l'importance.

L'après 68 était un contexte bruyant et envahissant. Il était surtout politique, mais il était aussi socio-économique ; et c'est précisément à cette époque que Lacan choisit, menant sa lutte contre le progressisme et le messianisme, toujours en place, de lancer son invention du « plus-de-jouir », dans l'ombre, c'est moi qui l'ajoute, de Georges Bataille.

C'est dire que le plus urgent était, en l'occurrence, de se décontextualiser, si bien que Lacan préconise un mouvement résolument conquérant d'importation dans la psychanalyse de la logique mathématique et de la théorie des ensembles, dont il se plaît à longueur de séminaire à reprendre et à développer les paradoxes.

Mais c'est aussi pour lui une bonne occasion de tenter une reformulation du Pari de Pascal, la stratégie étant, je m'en rends compte en vous retraçant cette geste, de répondre par l'éthique à cet envahissement par le politique.

Je souligne cependant aussi que le contexte était nouveau en psychanalyse. Lacan venait de créer et lancer sa revue Scilicet. La « passe », en tant que procédure de l'EFP, venait d'être fondée à l'issue d'un vote ayant provoqué la scission du Quatrième groupe, première d'une série d'autres. L'ouverture du département de psychanalyse à Vincennes était toute récente. L'aventure en parallèle de l'ambitieuse « section clinique » commençait.

Bref, on peut le dire, Lacan avait bouffé du lion. Il tempête et vitupère et vilipende plus que jamais : à nouveau ici la tâche du passeur pouvait être écrasante.

Si j'ai commencé par des mouvements qui concernent les clés de l'adresse et du contexte, c'est parce qu'il s'agit des concepts avec lesquels s'écoute une voix, presque indépendamment de ce qu'elle cherche à dire. Donc, dans l'écoute et la restitution de la voix de Lacan en séminaire, adresse et contexte sont des registres indéracinables.

Dès lors, si notre fonction, tous anciens combattants autant que nous sommes ici, est de passer le relais au « sang nouveau » qu'Olivier Grignon appelait de ses vœux, cela ne peut consister que dans le fait de rétablir le contexte des énoncés de Lacan et surtout d'identifier l'adresse de ses énonciations. Cela, c'est plus qu'une question de méthode, c'est urgent à faire, car les témoins ne vont pas tarder à faire défaut, et c'est donc vital et indispensable, pour pouvoir lire à présent le séminaire, quelle que soit la qualité, en terme d'excellence littéraire ou d'authenticité, d'une transcription.

*

Je vais à présent m'occuper, en un troisième parcours de ces extraits, de la question de l'écriture préalable à la profération des choses dites, avec le support qu'y prend la voix, ce qui va poser la question afférente de l'écriture conséquente qu'elle facilite ou qu'elle complique, la profération pouvant apparaître comme une déformation plus ou moins homothétique par rapport à l'écrit qui l'a précédée.

Je souligne au passage qu'il s'agit de la croix et de la bannière d'un passeur : quand on lui confie du texte, il en est bien embarrassé, se voyant comme dépossédé de sa fonction, puisque la poste pourrait aussi bien faire l'affaire.

En fait, je pose ainsi la question redoutable de l'archive dans le cas de Lacan. Il y a dans ce séminaire un passage qu'il faut absolument que je vous cite et qui m'a mis la puce à l'oreille. C'est dans la séance 10 de ce séminaire : « Je ne vais pas m'appesantir, car il se dit qu'on cite mon nom avec avantage dans l'Humanité. Je n'ai pas été y regarder, parce que je n'ai pas eu le temps, parce que, soi-disant, j'aurais commencé cette année, en sentant venir le vent, à faire une médiation entre Marx et Freud. Dieu merci, comme j'étais grippé le dernier week-end, cela m'a donné tout d'un coup une stimulation pour ce qu'on appelle le travail, c'est-à-dire, le remue-ménage. Je me suis mis à rebrasser l'effroyable quantité de papier à la destruction de laquelle il faudra que je veille pour le moment où je disparaîtrai, parce que Dieu sait ce qu'on en ferait autrement. »

Passage éloquent, que je ne pouvais pas omettre. Il laisse cependant ouverte la question de savoir si cette déclaration d'intention a été suivie d'effets. Dans ce Séminaire en tout cas, il y a des lettres reçues par Lacan et qu'il nous lit : outre celle d'un mathématicien, celle de jeunes gens de province qui lui envoient une sorte d'hommage et lui demandent des trucs « pour ruser » afin de pouvoir passer leurs examens. C'est très drôle !

Mais il y a aussi des textes préalablement écrits que Lacan, au début de sa séance de séminaire par exemple, se met à lire, comme pour se mettre en voix. Et le ton de sa voix, comme au théâtre quand un acteur lit une lettre, est fort différent quand il lit, au lieu de suivre seulement l'inspiration de ses notes ou les élucubrations de sa pensée.

Il fait aussi souvent mention des textes qu'il écrit concomitamment et qui sont soit destinés à la presse (cela lui fait dire, à propos d'un texte qu'il voulait faire paraître dans Le Monde, « je délire à part moi… », et qui y paraîtra ou n'y paraîtra pas !) soit à sa revue. Mais il y a évidemment tous ces textes qui étaient en gestation pour son séminaire, car la gestation de son séminaire se faisait bien évidemment par écrit. Il avait ce qu'il appelait ses « petits papiers » sur la table, qui n'étaient pas seulement des schémas ou des mathèmes, comme il nous a appris à nous exprimer, c'est-à-dire des choses qui doivent être écrites pour pouvoir être transmises sans perte ni équivoque ; non, il s'agissait bien de bouts de textes écrits et mis en forme qui charpentaient sa pensée, des formules, des excursus.

Mais l'on sait quel était le rapport difficultueux que Lacan avait avec sa plume. Il aimait tellement la langue que, chaque fois qu'il trouvait un mot, ce mot lui éveillait toutes sortes d'échos dans lesquels il s'emberlificotait, se laissant emporter dans tous les transports que l'on imagine par les dictionnaires et les occurrences de son écoute.

Et puis, on ne peut pas ignorer qu'il avait un intérêt particulier pour les choses entendues, pour le papotage et le colportage, qu'il s'agît de bons mots ou d'anecdotes, ou, en généralisant, de tout ce qui fait appel à la prise à témoin du tiers de « la cantonade » Cela comptait pour lui presque autant que les choses lues.

En fait, ce qui est à rappeler pour les transcriptions futures, c'est qu'il avait pris le pli de prendre en compte, de la façon la plus systématique, la rétroaction de son dire. Cette rétroaction, ce n'est pas seulement celle dont il tient compte dans son graphe, mais un véritable fait de discours incontournable à ses yeux. Qu'il s'agisse des effets de sa parole publique recueillie cette fois sur son divan, des échos suscités chez certains de ses familiers, ou des retours directement sollicités soit auprès des rares amis allant se raréfiant soit auprès de divers spécialistes directement consultés.

Pour le dire en bref, le moment où j'aurai été passeur est la période où se mûrit et va se prendre la décision de reprendre à son compte le geste de Bartleby : « I would prefer to do no more writing. »

L'écrit, ça sera votre affaire ! Et si je m'adresse à vous ici, c'est parce que je peux dans ma fiction vous considérer comme ce jury de passe, absent à son époque. Or je remarque que, après « Lituraterre » et « L'Étourdit », cette décision, à quelques rares exceptions près, aura été suivie d'effets.

Et qu'on ne vienne pas me parler ici d'écriture borroméenne ou d'écriture à propos du façonnage des nœuds ou quoi que ce soit de cet ordre ! L'écriture, ça n'est pas ça ! Lacan était un homme de lettres, il avait un style ! Mais il faut croire aussi qu'il en avait sa claque et que, faisant mine d'en faire le sacrifice, il nous a légué un fameux symptôme : celui d'avoir à nous débrouiller avec son absence de texte mis en forme et relu pour signer son bon à tirer.

Dans la meilleure des hypothèses, le premier effet de cette décision était que nous devenions ainsi, en tant non seulement qu'adresse et public d'un enseignement, mais en tant que participant à son séminaire – souvent depuis de nombreuses années –, nous devenions tous tant que nous étions des passeurs, ou des passeurs pour le moins potentiels, chargés que nous étions de retransmettre les effets dans le discours analytique de ce type de parole, qui pouvaient être d'invention ou de rupture.

La conséquence opposée, très ou trop prévisible, a été la multiplication des officines d'enregistrement et de photocopie, au bas mot, ou de transcription, pour employer un mot plus noble. Si je parle de photocopie, c'est parce que nous sommes dans le contexte de Bartleby, n'est-ce pas, que je ne fais pas qu'appeler à la rescousse de ma thèse. À certains moments de ce colloque, j'ai vraiment eu l'impression d'être parmi Dindon, Lataille et Gingembre, en train de discuter pour savoir comment fabriquer de la copie qui fasse foi, sans trop se fatiguer, ou, au contraire, en se faisant suer un maximum… mais ça revient au même !

Dans ces premiers temps, Lacan admettait encore le fait d'une multiplicité de transcriptions ; il s'y référait lui-même, il en lit plusieurs dans ce séminaire, même celle du Bulletin de Psychologie, celle de Pontalis qu'il ne va pas jusqu'à nommer mais qu'il ne désautorise pas pour autant.

Tout se passe, avant l'intronisation d'un transcripteur unique, officiellement habilité à publier et dont nous apprendrons bien plus tard qu'il est même intronisé pour le faire, puisqu'il est élevé au grade de « co-auteur » (ce qui devrait, soit dit en passant, nous autoriser à notre tour à considérer que c'est faire œuvre d'auteur que de rédimer un dire dont le locuteur décline la responsabilité et se plaît à multiplier l'ambiguïté ou l'équivocité, tout en en cultivant soigneusement l'obscurité).

Encore que ce geste peut aussi avoir pour conséquence ultime de désautoriser l'écrit en général, surtout si celui-ci veut se faire prendre pour une parole de Maître, dans le style du notaire de Bartleby, mais avec la conséquence annexe, car tout avantage a ses inconvénients, de mythifier la voix. Lacan en a pris le risque, puisqu'il n'a peut-être pas assez mesuré qu'il pouvait ainsi créer à son tour le fantôme d'un Valdemar généralisé et définitivement increvable, car inoubliable et inépuisable.

Inutile alors d'envisager que la fiction du passeur soit possible : elle est démonétisée et rendue inenvisageable, puisque la fonction de passeur ne s'enlève que par soustraction d'avec tout mode de transmission mécanique, qu'il s'agisse des magnétophones ou des imprimantes, son mode de retransmission en acte s'enlevant sur tout ce qui peut se transmettre par écrit.

Or le geste de dire, mais aussi cette fois en s'empêchant d'écrire, ou sans s'inquiéter d'écrire et pour laisser transcrire, entraîne, comme nous le voyons amplement ici même, la multiplication de la glose et du papier.

*

On comprendra à présent qu'il me faille donc, ne serait-ce que pour rétablir un équilibre, me lancer dans un quatrième parcours des textes que je vous ai retransmis par écrit justement, et qui est celui où je vais thématiser la question de la lecture et des velléités qu'a caressées Lacan de provoquer avec ses textes écrits une « illecture ». Excusez-moi de lancer ce néologisme, mais Lacan en faisait tellement, et précisément pour signer la possibilité ou l'impossibilité d'une chose que le mot anticipe.

Si un passeur sait qu'il ne pourra pas lire à ses écoutants un texte, raison pour laquelle je ne suis moi-même ici parvenu qu'à écrire un plan, il ne peut cependant éviter d'être confronté à la question d'avoir à restituer une voix. Or c'est avec sa voix qu'on lit, et pas seulement avec ses yeux.

C'est bien pourquoi la théorie suivant laquelle la transcription consisterait à faire de l'écrit avec de l'écrit ne me paraît pas tenable : elle élude, en effet, le moment intermédiaire entre ces deux écrits : celui de la prise de voix nécessaire à l'acte de lecture, dite à voix basse justement. Si besoin était, allez relire à ce propos les textes de Freud sur « l'alexie » dans son livre pour la compréhension des aphasies.

C'est donc bien en tant que passeur qu'il me faut vous restituer quel pouvait être le style des lectures dont Lacan fait état dans son séminaire, la première des conditions étant de réunir les textes sur lesquels cette lecture a porté, non pas pour faire de ceux-ci des « sources », mais pour faire entendre la différence de posture adoptée par cet infatigable lecteur face à ces différents types de textes.

Alors, quels pouvaient-ils être ? Il y a d'abord ces écrits que je pourrais qualifier comme étant ceux où s'enregistre ou se témoigne l'acuité ou l'ampleur du malaise dans la civilisation. Je ferais ainsi un sort à tous ces témoignages que recueille la presse, ou des écrits qui paraissent et où se manifestent soit des événements de l'Histoire soit des symptômes de ce que Lacan épingle comme étant la résistance, toujours plus accrue et plus subtile, à la psychanalyse. On pourrait presque dire qu'il y a chez Lacan un concept de l'histoire qui est celui-là : une histoire du refoulement de la découverte à laquelle Freud a apposé son nom, particulièrement en France.

Et puis Lacan ne cesse de faire des allusions plus ou moins appuyées à l'actualité culturelle : les livres et les articles qui paraissent ou qu'on lui envoie, mais aussi des expositions ou des films. Or il ne se contente pas seulement de faire l'échotier ; Lacan nous donne à savoir de ses lectures, et de sa lecture de textes – que je mettrai d'ailleurs sur le même plan, alors qu'il s'agit des deux versants possibles d'un usage de la lettre –, qui se répartissent entre les écrits scientifiques et les œuvres littéraires.

Ce que je veux laisser entendre par là, par la mise en évidence de ce point de vue de lecture, qui est profondément freudien, c'est que Lacan n'a jamais choisi entre les deux acceptions du mot « lettre », il n'a jamais tranché entre la lettre comme instrument de formalisation et la lettre comme support d'une lecture de la langue. Et c'est ce dont nous devrions tenir le plus grand compte dans nos futures décisions quant aux protocoles de transcription, où il nous faudra constamment indexer l'acception des mots dans la langue naturelle en même temps que la leur dans la langue formelle, autrement dit : dans le langage et le métalangage, dans la mesure même où, il n'y en a soi-disant pas.

Mais il y a une autre catégorie de textes, qui pose sans doute moins de difficultés, dans la mesure où ils se veulent plus directement conceptuels : je veux parler de ceux où s'exprime le discours de la philosophie. Dans ce séminaire, c'est essentiellement avec Pascal et Hegel que Lacan dialogue.

Mais il y a aussi les productions de ceux que je pourrais désigner comme étant des grands « compagnons de route » : Althusser, qu'il évoque à maintes reprises avec révérence et respect, mais sans le citer ; Foucault, à la conférence duquel il se rend pour en parler ensuite à son séminaire (s'agissant de la conférence sur « Qu'est-ce qu'un auteur ? », cela pouvait se comprendre !), Deleuze enfin, dont il parle à plusieurs reprises. Je souligne, à propos de ce dernier, que c'est l'époque où il publie la plupart de ses grands textes, avant l'embargo mis par Guattari sur une pensée qui n'avait rien d'antinomique avec la psychanalyse.

Lacan justement, qui avait senti le vent, en parle à propos du masochisme, par exemple, pour dénoncer — la formule vaut son pesant de fiel : « l'imbécillité frémissante qui règne au sein de la psychanalyse » ; il ne manque pas de saluer la publication de sa thèse : Différence et Répétition ; et surtout, il va faire un sort à la Logique du sens.

Je distinguerai à présent une cinquième catégorie de textes qui sont ceux de la théorie analytique, qu'il s'agisse des parutions concomitantes, à propos desquelles il ne se prive pas soit de faire des louanges, par exemple, à propos des textes de Qu'est-ce que le structuralisme ? qui sort à l'époque, soit de les vilipender. Je pense, par exemple, au cas qu'il fait de ce libelle : L'Univers contestationnaire », qu'il jette au panier. Mais nous avons encore affaire aujourd'hui à ce type de libelle ; et Lacan ne dédaignait pas d'aller au charbon, comme nous devons nous-même le faire au besoin.

Mais il y a aussi les textes de la clinique analytique – il fait dans ce séminaire un sort à un texte d'Hélène Deutsch et aussi à « La Névrose de base » de Bergler –, que Lacan n'a jamais ignorée et dont il sait faire son miel, à l'égal, il faut bien le dire, des textes de Freud lui-même.

Je voudrais à ce propos vous citer un passage du séminaire, quand Lacan reçoit, début 1969, le cadeau d'un article de la NRF du nommé Georges Mounin sur son style, et où cet individu fait mine de s'étonner de ce qu'il puisse se permettre d'écrire : « Freud et moi » : « Ça n'a peut-être pas tout à fait le sens que croit devoir lui donner l'indignation d'un auteur ; mais ça montre bien dans quel champ de révérence, au moins dans certains domaines, on vit. Pourquoi, pour cet auteur qui avoue n'avoir pas la moindre idée de ce que Freud a apporté, y a-t-il quelque chose de scandaleux de la part de quelqu'un qui a passé sa vie à s'en occuper, à dire : « Freud et moi » ?

» Je dirais plus : à retentir moi-même de cet attentat au degré du respect qui me serait là reproché, je n'ai pu faire autrement que de me souvenir de l'anecdote que j'ai citée ici du temps où, en compagnie de petit Louis, comme je l'évoquais, je me livrais aux menues industries qui font vivre les populations côtières. Or il m'est arrivé d'avoir avec le petit Louis le dialogue suivant.

» C'était à propos d'une boîte de sardines que nous venions de consommer, et qui flottait aux abords du bateau. Petit Louis me dit ces paroles très simples : « Hein, cette boîte, tu la vois, parce que tu la regardes. Ben, elle, elle n'a pas besoin de te voir pour te regarder. – Le rapport de cette anecdote avec « Freud et moi » laisse ouverte la question d'où je me place dans ce couple.

» Rassurez-vous : je me tiens toujours à la même place, où j'étais et où je reste : encore vivant. Freud n'a pas besoin de me voir pour me regarder. Autrement dit, comme l'énonce un texte que j'ai déjà cité, un chien vivant vaut mieux que le discours d'un mort, surtout quand celui-ci en est venu au degré qu'il a atteint de pourriture internationale. »

Ce texte non seulement me laisse pantois, mais il en arrive à m'étonner par sa naïveté, parce qu'il fait fi de la capacité qu'a un texte, quand il est écrit et bien écrit, comme celui de Freud en l'occurrence, de survivre à tous les pourris que nous sommes, si vivants que nous soyons : la pourriture n'est pas nécessairement du côté où il le pense. Cette ingénuité ou cette illusion dénote, et plus que jamais aujourd'hui en face des propres écrits de Lacan, qu'il ne suffit pas parfois d'être vivant pour exister en face du discours d'un mort.

La sixième catégorie de textes que Lacan lit à son séminaire, mais cette fois qu'il lit ou nous relit à voix haute, ce sont justement les siens propres : Il relit, par exemple, la prosopopée de « Moi, la vérité, je parle », y faisant des commentaires et y apportant des précisions dans le contexte où il se trouve d'une autre relecture : celle des Dix Commandements de la Bible.

Quant aux transcriptions qu'il relit, outre celle de Pontalis déjà citée, il y a surtout celle de Safouan sur L'Éthique de la psychanalyse, qui est précisément ce par quoi il repasse, je l'ai déjà évoqué aussi. Ces transcriptions, il va jusqu'à les appeler : « mon discours », comme si peu importait la plume, si elle reproduit, quoi ? L'idée ? La concaténation des concepts, architectoniquement développés et prédéterminés par les mathèmes ? Le style inimitable, donc parfaitement reconnaissable, tout transcripteur finissant d'ailleurs par en subir la contagion ?

On n'est pas loin, on le voit, de verser dans un certain idéalisme, une philosophie qu'il a toujours prisée d'ailleurs : il fait quelque part dans ce séminaire un éloge appuyé de Berkeley, même si c'est à propos du schéma de la chambre noire. Tout laisse penser qu'aux yeux de Lacan, les mots, quand ils s'exposent à une lecture, sont transparents à l'idée. Ce n'est que lorsqu'ils ne se soumettent pas à une plume qu'ils redeviennent opaques.

Est-ce pour cela que ce si bon lecteur, si pertinent ou si perçant dans ses intuitions ou ses levées de refoulement (à propos, par exemple, d'Hegel et de la débilité mentale), nous donne souvent l'impression confondante qu'il fera tout, quand il écrit – voire aussi de plus en plus souvent quand il dit, ou lit ce qu'il a tout de même ébauché sur le papier, en l'improvisant à son séminaire –, qu'il aura tout fait, donc, pour se rendre illisible lui-même ?

Lacan s'arrange, en effet, pour tirer en longueur sa phrase, ou pour la complexifier par le tissu de plus en plus emberlificoté de ses incises ou de ses digressions, au point d'en faire perdre le sens, d'en chalouper les choix, jusqu'au moment où elle se ramasse soudain en formules lapidaires et inoubliables. Je ne suis sans doute pas le seul à m'être confronté à la difficulté principale du passage de cette prose orale à l'écrit publiable, qui est celle d'un découpage qui n'aurait pas, si possible, à faire l'usage du ciseau, mais à monter des pièces comme sur un banc de monteur…

Lacan a ainsi tout fait pour rendre la transcription, en tant que réduction de son dire à ce qui passe dans l'écrit, de plus en plus impossible, raison pour laquelle c'était bien un passeur, et pas seulement un nègre, qui avait à faire passer quelque chose, en se référant constamment à son expérience propre de la passe, comme à l'adresse du discours analytique lui-même dont il valait mieux ne pas méconnaître l'inscription, à propos du choix de chaque montage de phrase ou de paragraphe.

Je crois m'être assez pris au jeu pour soutenir la gageure et pour oser vous proposer de lire trente-cinq ans plus tard le résultat de mon travail de l'époque. Mais peu importe à la limite aujourd'hui le contenu, si j'ose m'exprimer ainsi, de ce séminaire. Je crois tout juste avoir fait en sorte qu'il ne tombe pas des mains du lecteur, soit parce que la voix passant à l'écrit serait devenue illisible, ce qui est, je le répète, davantage une question de montage et de découpage qu'autre chose, soit parce que le propos serait déjà resté incompréhensible au transcripteur lui-même, condamné qu'il serait dès lors à se tatouer le texte sur le crâne et à mériter d'avoir la tête coupée, soit enfin parce qu'il est vrai qu'à côté d'intuitions fulgurantes, ce séminaire fourmille – comme toujours ? – de démonstrations inachevées, de développements peu compréhensibles ou de promesses dont la réalisation s'avère constamment différée et, pour finir, non tenue.

Mais c'est bien là, n'est-ce pas, le style de Lacan qui excelle à enflammer la passion de savoir, pour mieux la décevoir et faire buter celui qui s'y laisse prendre sur les apories du discours, qu'elles soient d'ordre formel – le théorème de Gödel et tous les paradoxes de la théorie des ensembles sont constamment comme à plaisir évoqués dans ce séminaire –, ou qu'elles soient institutionnelles.

Or, c'est surtout à celle-là que j'ai été très vite confronté : Il me fallait sans doute soutenir la fiction d'être un passeur, mais qui aurait eu à dénoncer l'incompétence du jury auprès duquel il avait pourtant aussi à faire son témoignage. Le jury d'aujourd'hui, votre noble assemblée, est-il trente-cinq ans plus tard mieux préparé à se laisser déranger dans ses certitudes par mon témoignage ? Est-il moins hypnotisé par la voix de Lacan ou moins engoncé dans la certitude qu'il faut soit y rester sourd soit contourner la lecture des traces qu'elle a laissées ? Une troisième voie entre le pour inconditionnel et le contre définitif est-elle possible ? L'heure de la lecture critique a-t-elle sonné et évitera-t-elle à la pensée de Lacan de subir encore un long purgatoire ?

Nous sommes là pour répondre, je crois, à ce faisceau de question et pour redonner, ce faisant, confiance aux éditeurs qui auraient peut-être aussi tendance à émettre des doutes, au vu des chiffres de ventes qui ne sont pas toujours au rendez-vous du monument dont ils sont censés baliser le seuil ?

Mais ces journées elles-mêmes ne m'ont pas toujours rasséréné. Je n'ai pas souvent senti souffler le vent de liberté dans la pensée que Lacan savait entretenir et qui ne semble pas près de se lever dans l'abord de ses textes ou de ses actes, qui sont avant tout – est-il la peine de le rappeler ? – ceux d'un psychanalyste inquiet de l'avenir de la psychanalyse ?

Les propos à quoi j'ai eu l'impression d'avoir affaire ici durant toutes ces journées n'ont-ils pas été davantage des commentaires qui pourraient se tenir dans l'échoppe de l'avoué qui engage un jour Bartleby ? Et n'ai-je pas moi-même finalement donné dans la même sidération que ce dernier manifeste, lorsqu'il demande à Barleby de relire sa copie pour la collationner et qu'il s'entend répliquer : I would prefer not to ? Ne me suis-je pas plaint d'avoir subi sur ce point fort précis une fin de non-recevoir que je n'aurai pas su interpréter autrement que comme la préférence de la version d'un autre ? Ai-je vraiment accepté le geste, que j'ai pour finir essayé de vous retransmettre, de cette non-préférence de Lacan pour le fait d'avoir à se relire sur le papier ?

C'est cette voix de Bartleby que j'aurais voulu vous faire entendre, plutôt que celle de Dindonneau ou de Lataille ou de Gingembre, voire celle des fameux ayants droit qui finissent par convaincre l'avoué de renvoyer Bartleby, chose qu'il ne parvient à faire qu'en quittant lui-même ses prémisses, comme s'exprime Melville qui joue sur ce dernier mot, qui veut aussi dire en anglais : son local.

*

Avant de vous quitter, je voudrais vous signaler que s'agissant de transfert, si possible analysable, et d'institution analytique tout de même, et pas seulement de maisons d'édition, la question du local où cet acte se réalise est loin d'être négligeable. Car un local, c'est par excellence et avant tout le lieu où c'est par l'archive qu'un sujet se sait ou se voit, et logé et délogé, et rétabli dans le droit de son nom d'auteur et désapproprié de la descendance de ses lecteurs.

Or, si la voix de Bartleby est celle d'un symptôme, pour vous la faire entendre je voudrais vous lire encore une voix plus anonyme, si possible, celle au nom de laquelle Élizabeth Roudinesco, qui me fait l'amitié d'être là, a cru devoir prendre la plume dans un texte qu'elle a écrit, intitulé : « La liste de Lacan1 » qui a des accents parfois fort émouvants.

Elle interroge : « Où sont donc passés les ouvrages des analysants du maître ? Les lettres, les livres, les témoignages de ses disciples ? Où sont les noms des membres de son école qui ne figurent pas dans la Liste de Lacan et dont les noms n'ont pas été répertoriés dans les annuaires ou les circulaires de l'École Freudienne de Paris ? Où sont passés les fameux manuscrits de Marguerite Anzieu, empruntés par Lacan pour les besoins de sa thèse de 1932 et jamais restitués ? Pendant plus de trente ans disciples, élèves, patients, auteurs, célèbres ou inconnus ont adressé, apporté ou déposé chez Lacan – en les confiant parfois à sa « secrétaire » – leurs œuvres accompagnées d'une dédicace, certains lui ont confié des manuscrits, des traductions, des journaux intimes, des objets divers, des documents, des tableaux, des archives. Or toutes ces choses qui ne figurent ni dans la Liste ni dans aucune autre liste semblent s'être évanouies. Perdues, égarées ou simplement oubliées, ces choses peuvent être imaginarisées ou hallucinées tantôt comme des signifiants en attente, tantôt comme des objets réduits en cendres. Tous ceux qui ont offert à Lacan un fragment d'eux-mêmes peuvent penser que ces choses existent quelque part : dans un grenier, dans une armoire, dans une cave ou un coffre. Mais ces mêmes personnes peuvent aussi croire que ces choses n'existent plus, puisque aucune réponse n'a jamais été donnée à leur quête par ceux qui pourraient les avoir recueillies. Où qu'elles soient, ces choses sont désormais des chimères, des monstres, des fantômes. Peut-être sont-elles enfermées dans le vrai-faux musée ? Peut-être ont-elles été transportées dans la maison de l'Abbaye de Loix-en-Ré ou peut-être à la Prévôté ? Nul ne le sait ; et au regard d'une situation aussi improbable, la Liste de Lacan est devenue aujourd'hui l'unique pièce d'archive qui atteste que des objets, des livres, des choses, des documents ont bien existé et que d'autres ont disparu ou sont introuvables. Car dans la Liste on ne décèle aucune mention des noms des principaux disciples de Lacan : aucune liste de leurs ouvrages, de leurs lettres ou d'un quelconque échange. Et pourtant, on sait par leurs témoignages qu'ils ont régulièrement envoyé au maître, entre 1970 et 1980, leurs livres, leurs objets, leurs articles, leurs tirés à part, leurs plaquettes, et de nombreuses lettres. De même, on ne trouve dans la Liste ni les ouvrages de Lacan lui-même, ni la trace de ses séminaires dactylographiés. En réalité, l'examen de la Liste indique, par ses manques mêmes, comment un pan entier de l'aventure du lacanisme a été expulsé de l'histoire de la psychanalyse. »

Si je me permets de citer in extenso ce texte, et j'en ai demandé la permission à Élizabeth, c'est parce qu'il constitue à lui seul, par sa notification des manques et des absences de la Liste, une preuve et un témoignage. Or c'est bien une telle absence d'archive qui fait de moi, à nouveau et encore davantage, un passeur, et qui fait de vous tous, ses disciples ici présents, des passeurs. Car, en définitive, un passeur, c'est cela : le supplément de l'archive absente.

Voilà pour finir tout ce que je voulais dire.

  • 1.

    . Dans Eric Marty (dir.), Lacan et la littérature, éditions Manucius, 9, rue Molière,78800, Houilles, pp. 191-92.