Numéro 225 - Revue trimestrielle

Mireille FOGNINI

Avec la participation de Marie AGUERA, Jean-Michel ASSAN, Nicole BINDEFELD, Maurice DAYAN, Ana DE STAAL, Jean-Marc DUPEU, Antonino FERRO, Antonella GRANIERI, Max GUEDJ, Nathalène ISNARD-DAVEZAC, Éric JULLIAND, Irène KAGANSKI, Jean-Pierre KAMIENIAK, Sydney LEVY, Claude NACHIN, Évelyne OUDARD-GOSSE, Jean-Claude ROLLAND, Monique SCHNEIDER, Serge TISSERON, Annie TOPALOV

 

 

LOUISE GRENIER

RÊVER, UN SINGULIER MÉTABOLISME GESTATEUR

Le Coq-Héron, 2016, numéro 225

Numéro réalisé par Mireille Fognini

 

Dans « Rêver, un singulier métabolisme gestateur », Mireille Fognini propose de considérer les récits de rêves dans la cure, comme « une nourriture placentaire du psychisme qui œuvre à la métabolisation du travail analytique entre l’analyste et l’analysant. » Comment « penser » le rêve après Freud, se demande-t-elle ? Interrogeant l’espace du rêve en tant que matrice nourricière du transfert et des processus associatifs dans la cure, les auteurs de ce numéro du Coq Héron développent leurs théorisations dans ces trois directions ouvertes par Freud : les techniques d’interprétation du rêve en séance, les théories plus générales de son élaboration psychique et le recours au littéraire et à la poésie pour en découvrir les structures langagières communes.  Ils se basent en outre sur les contributions de Ferenczi, Meltzer, Bion, Kaës et de quelques autres sur la fonction intégrative de l’activité onirique pour souligner sa part créatrice.

Au cœur du propos, cette belle métaphore de Freud : « l’émotion rejetée est l’enfant de la nuit ». C’est elle, la véritable créatrice du rêve, elle qui fournit l’énergie nécessaire à sa formation[1]. Un « enfant » qui par tous les moyens poétiques – métonymie, condensation, symbolisation – s’offre au rêveur par fragments, par petits bouts d’histoire insensée. À la faveur du sommeil, un « désir pulsionnel » se réalise sur un mode hallucinatoire (Freud) ou surréaliste. L’image se fragmente, se déplace et se recompose sur « l’autre scène » pour apparaître métamorphosée au réveil. L’analyste qui veut entendre la demande d’amour sous-jacente au rêve, ou plutôt le signifiant de cette demande de « l’être rêvant » (M. Dayan) doit franchir divers réseaux associatifs, traverser une multitude de souvenirs, dévoiler les pensées latentes (le préconscient) par où se glisse la représentation refoulée, clandestine en quelque sorte. C’est par cette « émotion douloureuse qui s’y manifeste secrètement » (J.-C. Rolland) qu’il pourra s’introduire dans le rêve comme dans un poème. Il découvrira alors dans « ces images qui se dissimulent dans l’entrelacs du dessin, dans les branches d’un arbre, dans les contours d’une ombre ou entre les pattes du chien […] : le hibou qui fait peur ou le lièvre que vise le chasseur[2]

En première partie du dossier,  le rêve est étudié dans ses rapports avec « l’histoire du rêver et les histoires de rêve en littérature et en cure », la seconde partie nous propose de nouvelles perspectives pour la compréhension, la théorisation et l’approche de ses processus. Le tout se concluant par une incursion du côté de la littérature où deux analystes (É. Julliand, M. Guedj) transposent dans des contes, fantasmes et pensées oniriques.

 

Impossible d’oublier que le rêve fut également « la voie royale » suivie par Freud dans le cours de son auto-analyse. Activité mémorielle et activité onirique  recueillant chacune à leur manière des objets épars, des restes, pour en faire les symboles ou les « lettres » d’une langue propre au sujet de l’inconscient, au plus près de l’infantile donc. En ce sens, rêver est une expérience réelle et partagée dans une psychanalyse, « une création à deux » (A. Ferro). Ce qui n’est pas le cas du cauchemar où le réel envahit si violemment la psyché du rêveur qu’il tue l’imaginaire et la possibilité même d’une demande symbolique (C. Nachin). L’autre est absent et le sujet plonge « réellement » dans les affres d’une détresse intemporelle.  Faute de la présence, même imaginaire, d’un autre bienveillant, le trauma resurgit sur fond d’absence, d’abandon. Alors que la pensée onirique est au fondement d’une pensée vivante et qu’elle permet éventuellement la survie psychique dans un environnement hostile ou mortifère, le cauchemar recommence la mise à mort psychique du sujet. Au sortir d’événements traumatogènes, dormir et rêver représenteraient  ainsi un retour dans le monde de la mère, loin des ombres qui assaillent le survivant (N. Bindelfeld, I. Kaganski). En restituant via le rêver la mémoire affective de la mère en soi, l’être endormi se prépare à affronter ses pertes tout en usant d’images qui pourraient étonner l’analyste par leur esthétique (S. Lévy).

Il y a une analogie à faire entre le travail du deuil et l’activité onirique car le rêve n’est pas que l’effet d’une pensée inconsciente qui le précède (S. Freud), il produit également des pensées et par-là contribue au processus de subjectivation (M. Dayan, J.-M. Dupeu). Le rêve pense « l’être rêvant », il se saisit de lui à l’occasion du sommeil pour inventer des « images-événements ». Le Je rêvant est le témoin  « de ce qui se passe et advient au je rêvé ». Étranger au désir de communiquer, le rêve représenterait une « formation-sujet » anonyme dont le rêveur serait « le corrélat subjectif et non la source ». (M. Dayan).

Dans le récit qui en est fait en séance l’analysant poursuit le travail de la nuit, un travail intégratif, introjectif, au sens de Ferenczi. Signe d’un « investissement de la vie psychique et d’une percée transférentielle (E. Gosse-Oudard), le récit d’un rêve en ses diverses versions exemplifie ce travail de symbolisation, de métabolisation et de subjectivation que propose la scène onirique et auquel participe l’écoute de l’analyste (M. Fognini). Il y aurait dans le rêver une fabrique d’images et d’événements qui rappelle la gestation, ce qui l’associe à une structure de penser au féminin qui chez Freud n’est jamais loin du rêve (M. Schneider). Ce qui n’est pas très loin non plus du transfert où dans le partage d’un rêve en séances des pensées de l’analyste croisent et se mêlent à celles de l’analysant (.A. Topalov). Qu’en est-il de « la fonction introjective du rêver » (W. Bion et M. Torok cités par C. Nachin) ? Qu’en est-il de « l’appropriation de soi par soi »  avec comme témoin non plus seulement « l’être rêvant » mais l’être de l’analyste ?

Si tout rêve file vers un quelconque ombilic (S. Freud), cicatrice qui symbolise bien à la fois l’union et la coupure du maternel originaire, il existe aussi des rêves qui ont pour fonction de répondre aux angoisses de l’autre, de le soutenir en quelque sorte, soit dans la relation analytique, soit dans un groupe familial ou social. Le rêver ensemble institue un lieu de récits et de fantasmes partagés, un « holding onirique » qui aide à se représenter les traumas qui traversent les générations ou des violences bien actuelles (S. Tisseron). Certains projetteront leurs fantasmes sur un écran d’ordinateur, là où la rêverie diurne met en scène une toute-puissance jusque-là réservée à la nuit (S. Tisseron). D’autres choisiront la création poétique laquelle s’abreuve aux sources du rêve pour le traduire dans une langue qui le rend communicable sans lui faire perdre son mystère et sa beauté (S. Lévy, J.-C. Rolland). En tous les cas, il s’agit de jouer ses désirs sur une autre scène que celle du moi officiel.

Le poète réinvente la langue, il retrouve dans les mots sa langue primitive – maternelle ? –comme le rêveur. Dans les deux cas, il s’agit d’arriver à se dire avec des images, ou avec des mots qui font images. Le poète et le rêveur racontent  au plus près du réel le passage du corps sexué dans l’univers des représentations, ce qui se compare à une auto-publication (A. Granieri) alors que l’analyste dans le récit qu’il en entend est amené à personnifier « une version originale de l’analysant »,  de cette part de soi mise en rêve (A. Ferro).

 

« Rêver, un singulier métabolisme gestateur » est un dossier qui mérite d’être lu. Non seulement parce qu’il remet en question nos savoirs, ou supposés savoirs, sur le rêve, mais parce qu’il nous donne envie de revenir aux textes fondateurs. Parler du rêve, c’est renouer avec les commencements de notre rapport à Freud et à la psychanalyse, revivre cet éblouissement initial où soudain le moi chavire et prend conscience qu’il est habité par un autre.

 

[1] S. Freud, « Révision de la science des rêves » dans Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Conférences 1915-16 et 1916-17 (Traduit par Anne Berman), Paris, Gallimard, 1936, pp. 11-42, p. 26.

[2] R. Caillois,  au sujet de la poésie de Saint-John Perse, cité par J.-C. Rolland, p. 102 de ce numéro.

Rassembler les explorations les plus influentes développées autour des questions du rêve à partir et après Freud, a été l’objectif de ce dossier qui retrace l’évolution comparative et prospective des recherches théorico-cliniques postfreudiennes centrées sur le rêve. Avec l’inouï de ses richesses et complexités, l’activité onirique apparaît en effet avec insistance comme l’expression essentielle d’une « voie d’accès au théâtre de la vie psychique », dans la vie globale du sujet. Lorsque cette expression peut être partagée dans la cure, elle devient une nourriture placentaire du psychisme qui œuvre alors à la métabolisation du travail analytique chez l’analysant et l’analyste, et ouvre des voies à la créativité du penser et du vivre. Les psychanalystes ont ainsi toujours cette mission complexe de continuer à « penser le rêve » avec tact, respect, attention et perlaboration, pour tenter de comprendre et ouvrir les perspectives de questions en dormance chez chacun.