Lacan et le christianisme
Jean-Daniel Causse, professeur à l'université Paul-Valéry de Mont­pellier, psychanalyste et membre de la SPF, est l'auteur de nombreux ouvrages. Ses travaux concernent en particulier l'éthique de la psycha­nalyse et l'articulation de la psychanalyse et des sciences religieuses.

Loin de toute adhésion confessionnelle, Jacques Lacan se réfère au christianisme comme à un fait de langage majeur. Saint Augustin, notamment, ne cesse de l'inspirer tout au long de son enseignement. Quelle place le christianisme occupe-t-il dans l'œuvre de Lacan ? Quelle lecture critique en propose-t-il ? Ce sont ces questions, souvent passées sous silence, qu'aborde ce livre.

Jean-Daniel Causse met en lumière les ressorts de l'interpré­tation que Lacan propose de différents motifs du christia­nisme : la croyance et la foi, l'athéisme et la mort de Dieu, l'amour et la jouissance, la loi et la grâce, ou encore sa théo­rie de l'excès.

Lacan et le christianisme est un ouvrage novateur, essentiel pour saisir les relations complexes entre religion et psycha­nalyse dans le monde contemporain, et leurs manières dis­tinctes de penser la question de la vérité.

 

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æPeu de temps avant sa mort brutale Jean Daniel Causse avait ce livre en chantier. C’est une sorte de testament théorique qu’il nous livre dans cet ouvrage qu’Anne Djamdjian nous fait découvrir.

LLV

 

Jean Daniel Causse : « Lacan et le christianisme » - Editions Campagne première - 255 p. - 21 €

 

Sur la couverture trône une miniature française du XIIIè siècle représentant La Trinité sous forme de trois cercles borroméens. Ce n’est pas tous les jours qu’on dégotte une illustration pareille. Nous sommes immédiatement dans le parfum. Voici un ouvrage qui se propose d’étudier la relation de Lacan au christianisme, thème qu’il a fréquemment abordé au long de son œuvre. Jean-Daniel Causse a parcouru l’ensemble des écrits de Lacan et recensé leurs références à ce sujet. Il les commente, les discute, de manière critique, sans jamais être opaque, en poursuit les perspectives, tente d’en percer les mystères, toujours avec subtilité, et rien que pour cet inventaire, ce livre est un ouvrage de référence. Ce n’est pas du recopiage, plutôt un scrupuleux et inédit travail de pistage de la réalité lacanienne concernant le fait religieux. Il y est question de sujets cardinaux: l’athéisme, la mort de Dieu, l’amour du prochain et la jouissance, la différence entre la croyance et la foi, la question de la vérité, La Trinité et le nouage borroméen. On est en permanence entre Freud et Lacan ou entre Freud et Lacan qui relit Freud. Seuls intéressent les effets du discours chrétien dans le champ des représentations humaines, la disposition de pensée, et non le contenu religieux. Ne pas y voir un ralliement à une doctrine religieuse mais seulement une attention à une disposition psychique particulière et à ses effets sur le sujet. Dans un domaine où on peut avoir l’impression que chacun fait ce qu’il veut de concepts peu aiguisés, ce livre force l’analyste apôtre du psychanalytiquement correct à sortir de la gangue de son fonctionnement, de son banal athéisme, et à rester ouvert.

 

Pour Freud, Totem et Tabou est un moment logique de temps immémoriaux, une post-rationnalisation spéculative. Lacan trouve le récit tordu, contradictoire, baroque. Pour lui, si « Dieu est mort », affirmation énigmatique, il est mort depuis toujours et personne n’a commis son meurtre. L’athéisme n’est pas à chercher dans cette formule. Il soutient que personne ne peut être radicalement athée et affirme même que cette « mort de Dieu » est au fondement de diverses manifestations religieuses même si celles-ci ne sont pas répertoriées comme telles. Il proposera plutôt « Dieu est inconscient », autrement dit, Dieu est exclu à l’intérieur. L’athée tient mordicus au Dieu qu’il est sûr d’avoir écarté de lui. Il y a un athéisme plus religieux que la religion et un autre athéisme, plus conséquent, interne à la religion, celui des théologiens qui sont plus forts à se passer des multiples figures de l’Autre. Celles-ci placées au point de nos défaillances propres. Dire que Dieu est mort c’est dire que quelqu’un a eu ce dont on est aujourd’hui privé. Le vrai mystère étant ce trou, cette absence centrale avec laquelle l’écart doit être maintenu et qui peut prendre à l’occasion le nom de fonction paternelle. L’impossible s’y transforme en interdit et la jouissance ne peut plus alors être récupérée que par bribes.

 

Selon Lacan, nous dit Jean-Daniel Causse, même si chaque religion s’organise différemment, la mécanique chrétienne intéresse tout particulièrement le psychanalyste. L’athéisme, nous dit-il, est en partie une invention du christianisme qui a produit un dieu qui se manifeste sous forme de son contraire. Luther disait qu’un dieu qui souffre sur la croix défie tout un système de représentations. L’incarnation, la figuration d’un dieu dépouillé de tous les attributs traditionnels de père tout-puissant est l’invention décisive. Il y a là un certain message athée. Dieu est destitué, castré. La mort de Dieu est inhérente à la pensée chrétienne. La vérité du christianisme est un trou dans le savoir : le père évincé, le fils incarné, né d’une femme, puis mort, là où Dieu détient normalement tout ce qui fait défaut à l’humain. Le christianisme occupe toutes les positions à la fois. Au lieu du père imaginaire tyrannique des juifs, on place un père imaginaire défaillant, de qui la puissance semble à première vue défaite, qu’il faut finalement sauver. Du père qui pouvait sauver le fils, on passe au fils qui doit sauver le père. Et si le christianisme rompait avec le dispositif de la religion ? Et si c’était pour cela que le monde occidental était le plus prompt à s’installer dans la laïcité ?

 

Jean-Daniel Causse met également le concept d’athéisme chez Lacan en rapport avec celui, paulinien, de kénose qui signifie se dépouiller, abandonner, laisser une place vide, à rapprocher de la notion de tsimtsoum, le retrait de Dieu, dans le judaïsme. La création est séparation, elle n’est pas le prolongement du créateur en tant que vide constitué par le lieu de l’Autre dirait Lacan. L’originalité du christianisme est qu’il duplique la kénose, d’abord le vide inscrit dans l’Autre, puis on passe à la religion du fils, le fils prend la place du père, avec un vœu oedipien dirait Freud. Le père, par essence puissant, hors lignage, sans ascendance, passe au second plan. Le fils est une sorte de premier humain. En ce sens, le christianisme a humanisé le monothéisme d’origine.

 

Ceci est à rapprocher, nous dit Jean-Daniel Causse, de la place de l’analyste auquel une croyance s’adresse. Il n’y a pas d’analysant qui ne soit pas croyant. Aussi, comme n’importe quel humain qui s’adresse à un autre avec une parole de vérité, il croit au langage, il donne sa parole. Mais, dès que l’humain parle, effet du signifiant, les mots et les choses ne coïncident plus, c’est peut-être là aussi que le vide initial se loge, au cœur de la parole, entre le signifiant et le signifié. Pour Lacan, le sujet supposé savoir c’est Dieu, un point c’est tout. Le seul athéisme est selon lui dans la mise en question du sujet supposé savoir. Un vrai athéisme radical doit se coltiner le manque, à la question de son être, aucun savoir ne répond. Mais on préfère toujours ce qui produit du sens, comme la science, à ce qui en assure la suspension, autrement dit, on préfère marcher sur ses 2 jambes que boiter. Pour Lacan, la religion et ses avatars, bien plus nombreux qu’on ne le pense, sont increvables.

 

Le maître mot pour décrire ce livre c’est exégèse. On peut le rapprocher de celui de Gérard Haddad sur Lacan et le judaïsme : « Le péché originel de la psychanalyse ». Au-delà du seul christianisme, ce « Lacan et le christianisme » est une enquête captivante sur les relations entre la psychanalyse et le fait religieux. Donc à ranger précieusement dans sa bibliothèque. Il est la démonstration que Lacan ne se prive pas de puiser dans la mécanique religieuse de quoi penser l’expérience de la psychanalyse. Il ne s’agit pas ni pour l’un, Lacan, ni pour l’autre, Jean-Daniel Causse, son interlocuteur, de faire rentrer les concepts psychanalytiques dans une logique religieuse. Ils ne cessent de s’y référer tout en s’en écartant, en maintenant la différence radicale entre psychanalyse et religion. Pour Lacan, ce judéo-christianisme à l’arrière plan, est une mise en perspective de sa métaphore paternelle où le sujet ne peut advenir qu’en se définissant par rapport à ce qui a précédé, à un discours antérieur. Comme dans des familles différentes, des gens qui n’ont pas le même arrière-plan, appelons cela Dieu, père, mère, références, roman familial, n’auront pas les mêmes dispositions psychiques. Le christianisme est l’une d’entre elles. On peut d’ailleurs remarquer que Lacan est lui même par son histoire ancrée dans la tradition chrétienne et que ce n’est peut-être pas sans conséquences sur la formalisation de sa pensée, mais ceci est un autre livre.

 

Jean Daniel Causse, professeur à l’université Paul-Valéry de Montpelier, psychanalyste membre de la SPF, pasteur, est l’auteur de nombreux ouvrages. Ses travaux concernent l’éthique de la psychanalyse et l’articulation entre la psychanalyse et les sciences religieuses. Il est décédé brutalement en juin 2018, peu après la parution de cet ouvrage.

 

Anne Djamdjian

25.09.2018