Chronique d'une psychanalyste en Chine
Pascale Hassoun est psychanalyste à Paris, cofondatrice du Cercle freudien. Elle a travaillé dans différentes institutions pour enfants et adultes où elle a été confrontée à la dimension interculturelle, ce qui lui fit rencontrer un jour la Chine. Elle collabore régulièrement aux revues psychanalytiques Patio et Che Vuoi ?

La psychanalyse peut-elle se transposer sur un divan chinois ? La formation psychanalytique qui suppose un temps long et de la disponibilité est-elle accessible à des personnes prises dans la rapidité du XXIe siècle et celle de la transformation de la société chinoise ? Comment transmettre ce qui fait l’essence de la psychanalyse, produire du sujet divisé, dans un contexte totalement différent ordonné par une « pensée » de l’harmonie ?

De 2003 à 2016, Pascale Hassoun conduit à Chengdu (Sichuan) des séminaires,  supervisions, entretiens, afin de former des psychanalystes chinois et contribuer ainsi à l'émergence de la psychanalyse en Chine.

Le récit de son expérience de femme psychanalyste, engagée dans un pays qu'elle ne connaît pas, fait acte de transmission.  L’auteur rend compte de situations cliniques concrètes où l’on croise les questions de la famille, l'enfant unique, la piété filiale, la femme, et de réflexions sur la pratique des psychanalystes. Elle propose une clinique psychanalytique que ses interlocuteurs chinois adaptent à leur culture et à leur vision du monde. A travers des rencontres humaines singulières, ce livre offre un cheminement inédit et personnel vers « l'autre » chinois.

 

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Un dragon sur le divan, chronique d’une psychanalyste en Chine

Pascale Hassoun, Erès, 2017.

 

 

Note de lecture Pascale Hassoun : Un dragon sur le divan, chronique d’une psychanalyste en Chine, Eres, 2017.

L’ouvrage de Pascale Hassoun nous plonge au cœur d’une transmission de la psychanalyse dans une autre langue et une autre culture, celle cinq fois millénaire de la Chine. Bons nombres d’intellectuels français, depuis les années soixante-dix et François Jullien plus récemment, pensaient pourtant que la Chine resterait indifférente à la psychanalyse. Pascale Hassoun dément ces propos en apportant une preuve vivante et constructive d’un travail de transmission qu’elle mène depuis 2003 au Centre Psychanalytique de Chengdu, le CPC, créé en 1999 par Huo Datong, psychanalyste chinois lacanien, formé et psychanalysé à Paris de 1986 à 1994 par Michel Guibal. L’ouvrage de Pascale Hassoun paraît au moment de la mort de Michel Guibal, le 10 mars 2017. Ce dernier a été un des pionniers de la transmission de la psychanalyse française en Chine et pour nous un passeur enthousiaste de l’amour de la Chine et de la pensée chinoise.

La Chine s’ouvre à nouveau en ce début de siècle à la psychanalyse. Les œuvres de Freud avaient commencé à être traduites au début du XX° siècle et même des formations débutées[1]. Puis il y a eu la Seconde Guerre Mondiale, la Guerre Sino-japonaise et la Révolution maoïste. Un arrêt brutal avec interdiction de transmission de la psychanalyse s’est produit pendant la Révolution Culturelle. La réouverture s’est d’abord faite dans les années quatre-vingt avec la venue de psychanalystes allemands ; le premier Groupe Sino-allemand a été créé sous l’impulsion du Pr Yang Hua Yu, ce premier psychiatre et psychanalyste chinois qui avait eu le courage de continuer à suivre des patients à Pékin pendant la Révolution Culturelle. Les psychanalystes français interviennent depuis les années 2000. Michel Guibal avait eu dans les années 2000 une expérience de travail au centre sur l’Autisme de Pékin, la NGO « Etoiles et pluie », Xing Xing Yu, dans laquelle il avait effectué une plongée d’une semaine de consultations auprès de parents d’enfants atteints d’autisme, au cœur de la relation humaine la plus douloureuse pour des parents et dans une autre langue. Des formations sont aujourd’hui assurées dans les universités et les hôpitaux psychiatriques à Chengdu, avec le pôle du CPC où travaille Pascale Hassoun, à Shanghai, Pékin et Wuhan, où dans le service pour Enfants et Adolescents, le Pr Tong June assure un remarquable travail de transmission. J’y travaille régulièrement depuis 2013, avec mes collègues Claude Schauder et Didier de Brouwer.

Pascale Hassoun débute son livre par le mythe de la naissance du Fils du Ciel, marque de fabrique de la Culture chinoise créé par un des premiers souverains de la Haute Antiquité, Yao (-2358 à -2357). Il a constitué un véritable culte dynastique et officiel du Ciel, pourvoyeur d’un « Mandat du Ciel », qui attribuait un pouvoir quasi divin à son possesseur. Elle nous livre les ressorts particuliers d’une transformation culturelle et fait d’abord l’analyse des mythes fondateurs de nos sociétés respectives. La possibilité de transmission de la Psychanalyse en Chine en passe par là. Elle en passe aussi par aller au plus près de l’autre, dans une rencontre authentique et vraie sur son altérité radicale, ce que dégage le travail de Pascale Hassoun. Elle ne se pose pas en experte détenant seule un savoir mais transmet et donne la parole à la traductrice d’abord dont le rôle est très important pour entendre la souffrance, ainsi qu’aux premiers thérapeutes chinois. L’intermédiaire qui a favorisé ce passage vers la culture de l’autre a été pour Pascale Hassoun, l’enfant. Un enfant qui « l’a prise par la main et ne l’a pas lâchée », comme elle dit, sensible aux douleurs du vécu de certains, rétablissant les liens de continuités maternels manquants grâce au transfert, redonnant du sens et des mots sur les blessures du cœur et de l’âme. Elle a permis ainsi à bon nombre de consultants, sachant qu’elle ne pourrait s’engager plus loin avec eux dans le suivi et la mise en place d’un véritable travail analytique, de pouvoir dégager le « tuteur » qui est en eux, de façon à ce qu’ils puissent se remettre eux-mêmes en position de guide de leur vie.  L’enfant lui a permis de transmettre la pensée de Winnicott, de Melanie Klein, de Françoise Dolto, d’aborder la question du féminin en donnant la parole aux femmes. Donner la parole à l’autre ouvre aussi sur son univers culturel avec ses différences. La conception du féminin en Chine fonctionne sur le registre du cycle et non de l’opposition binaire. La pensée chinoise ajuste l’ordre confucéen et la conception taoïste du Dao (la Voie) dans une valorisation réciproque grâce à l’alternance liée au cycle. Le féminin plutôt yin selon la conception taoïste et le masculin plutôt yang selon l’ordre confucéen, lié au père, ne peuvent qu’appartenir à un système complémentaire et cyclique. Mais ces deux courants, pour Pascale Hassoun ont réussi à surmonter leurs paradoxes et se renforcer réciproquement en rangeant le féminin du côté de la mère et en sacrifiant le féminin de la femme. « Ce que la société chinoise demande à la femme est de devenir une mère forte, ce que beaucoup de femmes intériorisent. »[2]. Les femmes chinoises deviennent des femmes puissantes mais elles risquent de perdre leur féminin, celui du vécu amoureux, de la rencontre profonde avec un homme qui donne du sens au vécu de la vie. Elle a semé depuis des années, des graines prêtes à germer de transmission de vie, de respect de la vie psychique et de désir d’œuvrer pour la communauté, ce que montrent ces jeunes psychanalystes formés à Chengdu et prêts à s’engager avec enthousiasme dans l’ouverture de centres de formation et de structures de prise en charge de la souffrance psychique. La véritable transmission se situe là dit-elle : « De même que le coureur de relais tend le bâton à l’autre qui s’en saisit, cette manière de prendre en main la formation est un passage de relais réussi. Quelque chose s’est mis au travail pour elle. C’est cela, la transmission »[3]. Le cas très émouvant de Wang Li, qui décide d’ouvrir le centre psychanalytique pour enfants et adolescents Etoiles, est un bel exemple de cette chaine de transmission et de don qui peut aller jusqu’à aider un petit garçon gelé psychiquement dès sa naissance. Wang Li avait fait un très beau rêve de transfert, dans lequel Pascale Hassoun jouait de magnifiques notes de musique à partir d’une petite pierre trouée qu’elle tenait dans les mains et qui enchantait tous les enfants présents. Wang Li a représenté Pascale avec un symbole majeur de sa culture, la pierre, le minéral avec ses lignes de force et de fracture, métaphore des pierres intérieures, celles que l’on ne peut ni saisir ni briser ; seule la musique, la peinture, l’art des jardins permet de les approcher. L’ouvrage de Nicolas Idier, La musique des pierres[4], m’est spontanément venu à l’esprit en lisant ces lignes.

Que l’inconscient soit structuré comme un caractère chinois est l’hypothèse intéressante avancée par Huo Datong[5]. La structure de l’écriture chinoise offre d’après lui une clé ou un point de vue pour comprendre la structure de l’inconscient, son clivage et ses opérations. Son hypothèse de l’étude des rapports filiaux en l’absence de complexe d’Œdipe fait suite à ses travaux sur les mythes de la naissance du Fils du Ciel. Elle entre à mon avis dans une lecture confucéenne du conflit, déplaçant le conflit premier entre les pulsions et le moi vers le conflit existant entre les enfants et les parents, à l’origine pour lui des maladies psychiques. En Chine, construire un homme en passe par construire un homme responsable de lui-même et de ses parents, rappelle Pascale Hassoun. Le concept confucéen de piété filiale, xiào, 孝, imprime toutes les relations parents-enfants et s’inscrit dans les générations. La règle confucéenne est de répondre au désir des parents, laissant l’enfant en position de phallus imaginaire dont le chemin d’affranchissement est plus compliqué. La psychanalyse permet au sujet de faire face à ce conflit en « brisant le désir par le dire »[6], et permet ainsi la reconstruction d’un nouveau rapport entre le sujet et ses parents. Huo Datong propose d’élargir à sa manière le champ du courant freudien.

Le livre de Pascale Hassoun questionne aussi le domaine de la traduction et des complexités du passage d’une langue à l’autre, ouvrant, du fait de la particularité de l’écriture chinoise, à une polyphonie de sens, une « multiplicité inouïe des sens possibles et de leur signification implicite »[7]. Les difficultés sont inhérentes à la question du sens qui peut être très grandement modifié par la traduction différente d’un seul mot, ce « nœud de significations » comme disait Freud. Un mot qui peut alors « scintiller » de mille éclats, dit François Cheng[8], selon qu’il est envisagé dans le vers ou hors le vers, dans le poème ou hors du poème, dans la tradition poétique à laquelle appartient le poème, dans le système linguistique auquel appartient la tradition, dans le pourquoi même de l’homme signifiant. Dans le domaine particulier de la psychanalyse, ce que l’on peut perdre dans la traduction peut se situer au niveau du sens, de la justesse d’une pensée, ce qui peut être particulièrement délicat dès que cela touche au sujet. Il est important de souligner dans ce domaine, à quel point une traduction engage une conception du sujet qui peut être nouvelle et engager une pratique analytique différente. La part du traducteur est donc importante, elle fait totalement partie du dispositif. Le travail remarquable de la chinoise Luo Guilian et de Violaine Liebhart, une française bilingue qui vit à Pékin a été précieux pour elle.

Transmettre la psychanalyse en Chine, c’est être un passeur. Un passeur de cette ouverture à l’Autre dont Freud a été un précurseur et un fervent défenseur. S’ouvrir et s’offrir à cette altérité radicale entre dans une dimension éthique de la psychanalyse. Chaque analyste qui s’engage dans cette voie se fait le garant de la transmission de l’héritage freudien.

 

                                                                                                Monique Lauret.

 

[1] La première importation de la psychanalyse vers la Chine a été effectuée par Zhang Dongsun, un intellectuel étonnant né en 1886, passionné par le bouddhisme, qui étudie la philosophie occidentale au Japon, y abandonne sa foi et rentre au pays au moment de la naissance de la nouvelle République en 1911. Il va publier pour le public chinois quatre ouvrages d’initiation à la pensée occidentale sous forme d’ « ABC », une initiation nécessaire pour ce penseur afin d’offrir au peuple chinois ces enjeux déterminants que sont « l’éducation, l’écriture et la traduction ». L’ « ABC de la psychanalyse » sera publié en mai 1929. L’autobiographie de Freud Selbstdarstellung, est traduite en 1929 Par Hsia Fu-Hsin, montrant pour la première fois en Chine le développement d’une méthode occidentale au récit d’une vie. La même année paraît à Shanghai la traduction de Psychologie des foules et analyse du moi.

[2] Pascale Hassoun, Un dragon sur le divan, Chronique d’une psychanalyste en Chine, Eres, 2017, p. 273.

[3] Pascale Hassoun, Un dragon sur le divan, Chronique d’une psychanalyste en Chine, op. cit., p.261.

[4] Nicolas Idier, La musique des pierres, Gallimard, 2014.

[5] Huo Datong, L’inconscient est structuré comme l’écriture chinoise, http://lacanchine.com.

[6] Pascale Hassoun, Un dragon sur le divan – Chronique d’une psychanalyste en Chine, Eres, 2017, p. 64.

[7] Pascale Hassoun, Un dragon sur le divan – Chronique d’une psychanalyste en Chine, op. cit., p. 78.

[8] Témoignage de François Cheng dans l’Âne, n° 4, février-mars 1982.

 

 

 

 

 

Dans ce livre, Pascale Hassoun produit un précieux témoignage de sa rencontre avec « La Chine » et des traversées auxquelles elle se trouve convoquée. Une psychanalyste se rend dans cette civilisation, au plus loin de ses repères, pour dit-elle, y transmettre la psychanalyse.

Mais voilà qu’elle découvre que ce projet comporte une forme de folie : des mondes se soulèvent et d’innombrables questions se posent. Elle écrit « Mes bibles freudienne et lacanienne à la main, je suis partie en 2003 évangéliser la Chine avec un enthousiasme certain » (P1). L’objet psychanalyse comporte des ramifications multiples qui ressurgissent avec force, lorsque cet enseignement et cette pratique se déroulent au plus loin du bain « occidental » de la psychanalyse, telle qu’elle est née. Autrement dit, ce qui habituellement succombe à l’oubli d’un côté en Occident, ré-émerge de l’autre côté, en Orient, avec force et puissance.

La psyché -telle que la psychanalyse l’envisage- est une construction qui se supporte de plusieurs registres : linguistique, civilisationnel, historique…Etc. Autre chose serait la vie psychique, vie de l’âme, qui, elle, échappe aux frontières et aux assignations. Mais alors comment faire entrer cette vie de l’âme -et ses soubassements de croyances et d’éléments régis par le Politique- dans Psyché, mythe grecque ? Comment forcer des rencontres et des résonnances avec ce qui apparait comme radicalement étranger ? Et si Psyché était à elle seule, une langue particulière, qui tantôt permet de rencontrer la langue singulière de la vie psychique et tantôt l’en écarte, au plus loin ?

L’écriture de Pascale Hassoun permet aux lecteurs de saisir et d’éprouver, pas à pas, une expérience de l’étrangement à l’œuvre, au-delà des discours exotiques et romanesques sur la belle rencontre avec l’étranger.

Ici, c’est d’abord une confrontation à bras le corps avec le soi, de ses repères et de ses évidences, qui se dévoile. Tiraillements, déchirures, ambivalences, conflictualités maximales sont du voyage.

L’auteure accepte de transformer cette déperdition de l’intime en boussole pour très simplement entrer en lien avec l’autre, son discours, son système de croyance et ses repères.

Pour cela, Pascale Hassoun accepte d’être bousculée et de se défaire de ses outils, de sa logique et de ses évidences. Ce qui l’amène à découvrir la part de croyance qui était là enkystée dans sa conception de la psychanalyse, et qui est très souvent frappée de tabou chez les analystes. Elle se laisse entamer par le dérangement éprouvé avant de le produire pour celles et ceux qui viennent lui demander conseil pour les analyses en cours. De cette expérience, nait une fêlure, une faille, qui fera office d’espace de passage et de circulation pour des rencontres possibles.

Autrement dit, il s’opère un déplacement inédit dans la mesure où l’objet psyché advient là, dans sa nouveauté et son étrangeté première. La rencontre avec « l’Inconnue » de la Chine est d’emblée par ces opérations internes, une rencontre avec Psyché, cette véritable inconnue. L’analytique est à l’œuvre dans ses déplacements et ses remaniements incessants, sauf que cette expérience permet de le situer, comme expérience de corps. Forcer un chemin à cet inconscient dans un système ancestral qui repose sur une codification maitrisée de la vie psychique, dans ses rapports à la filiation, aux ancêtres, au visible et à l’invisible, se révèle être une opération de soustraction et de perte, et non une offre de « supplément d’âme ».

Dans ce livre, l’étrangement apparait comme ce qui tenait aussi bien au corps l’analyste dans sa rencontre avec les participants, que ces derniers avec le discours sur l’objet psyché. La faille interne qui émerge chez l’analyste accueillant les discours des jeunes analystes chinois sur leur pratique, va induire un bouleversement majeur : ils y rencontrent l’envers du supplément attendu. Le transfert analytique sur la figure de l’analyste en place de Un, dans lequel se déploie leur analyse, se fragmente, au profit d’un transfert autre, qui porte la fissure, comme chance d’advenir.

On dit rarement jusqu’à quel point les transferts dits analytiques sont, dans des pays émergeant à la psychanalyse, source de graves difficultés, puisqu’ils reprennent les ordonnancements politiques totalitaires, en usage dans les socius. Les analystes dans ces contrées sont plus souvent préoccupés par le fait d’obéir aux modèles de leurs maitres analystes, occidentaux, que de laisser se fabriquer des traces du dedans. Ce qui les conduit à évacuer tout élément d’écart et d’étrangement interne, source d’une conflictualité, indésirable pour l’idéal. Que devient donc la psychanalyse en ces lieux du monde ? Et à quoi contribuent les analystes dans cette transmission hypnotique de l’inconscient, à l’envers de la psychanalyse ?

Pascale Hassoun va traiter chacune de ces questions avec délicatesse et justesse, tout en mesurant les risques et les incidences à long terme. Elle écrit : « Pour les étudiants chinois, une double découverte : celle de l’Occident et celle de cette science du langage et du transfert qui porte en elle l’accès à l’inconscient. Cependant, le transfert de cette science née en Occident ne porte-t-il pas en germe le risque de l’imposition d’un mode de pensée ? » (p52).

L’auteure nous fait part du constat que la notion si répandue d’« universel » est insuffisante, voire parfois bien obstruante, pour creuser de l’intérieur les sillons de cet Inconnu qu’est l’inconscient. Les questions qu’elle soulève nous reviennent comme une interrogation vive et lancinante sur ce que la psychanalyse, comme théorie et pratique, transporte à son insu de modèles, qui finissent par fabriquer un refus de l’inconscient, dans son altérité fondamentale. Comment au nom de la psychanalyse, celle-ci peut-elle dans certaines conditions se renverser en suggestion hypnotique ? Et ce d’autant qu’ici et là, il ne manque pas de voix de maîtres pour veiller sur cet endormissement.

En Chine, la hiérarchisation des places, des fonctions et une longue éducation forgée sur l’obéissance, semblent laisser peu de place aux révolutions intérieures et aux transgressions des injonctions surmoïques. Au contraire, puisque les analyses des analystes en formation paraissent, elles aussi, patinées par des injonctions qui interdisent toute possibilité de subversion.

Le jeune analyste se doit de renforcer sa soumission à une conception du cadre. Celui-ci est institué en place de modèle évidé de ses l’un de ses fondements : la dissymétrie, qui permet que se dévoile une différence interne chez le parlant. Pascale Hassoun permet de penser la distinction fondamentale entre hiérarchie et dissymétrie et leurs oppositions. La première rend impossible la seconde. Cela empêche de fait un transfert analytique.

Le doute, l’ambivalence et la conflictualité rencontrés par le sujet Pascale Hassoun vont probablement, à son insu, permettre la mise en place de montages subversifs. En fait, elle part de cette double effraction, d’une part la sienne au regard de ses repères, et d’autre part, celle des participants, délicatement invités à déconstruire leurs systèmes totalisants, pour faire bouger les lignes des croyances (dont l’inconscient) et celles des évidences. L’inconscient devient un éprouvé d’étrangeté, mis en acte.

 

Pour cela, l’analyste Pascale Hassoun va prêter aux participants sa subjectivité, en tant que fissurée. Elle dit procéder comme une conteuse : « J’ouvre le récit de la cure comme on ouvre un livre d’images. Je regarde les images, ce qu’elles en disent, et je les fais parler. Je suis une conteuse qui parle aux enfants, et leur raconte l’histoire des images et pensées produites en moi par ce que je viens d’entendre. Plusieurs fois, les participants réclament que je sois le professeur, que je dise « il faut faire ainsi » ; non, je suis la conteuse qui se laisse aller à trouver les mots pour expliquer, faire résonner, dire avec les mots de la nouvelle langue, la langue de la psychanalyse, celle du désir, des projections, des fantasmes, des conflits, des défenses psychiques. Je formule comment moi j’entends les choses et pourquoi je peux les entendre ainsi. Au fur et à mesure, les éléments du récit entrent en relation et donnent naissance à une nouvelle compréhension de la personne » (P 228).

Ainsi, il s’opère une série de déplacements : L’analyste en fonction se fait sujet de la parole pour faire éprouver ce qui se transporte d’éléments de l’inconscient et d’étrangeté dans la parole. Le transfert se modifie et passe d’un transfert totalisant à la figure de l’analyste à un transfert qui est matière et tissage issus d’une multiplicité de désirs, de scènes et de rêves. Pascale Hassoun tente de trouver une parole qui porte l’Autre comme arrière-pays. Cette construction va venir en place de dispositif analytique, et ce, de manière insoupçonnée par les protagonistes (Pascale Hassoun et les jeunes analystes en formation). Le corps et la parole de l’analyste se prêtent à renouer avec une position analysante, pour entrainer une désincarnation de l’Autre en Un, et lui laisser l’horizon dégagé, pour des ballades possibles.

L’analytique devient un processus de désincarnation pour des pensées, des évidences et des systèmes englués dans de l’Un, dépourvu de jeu dynamique avec l’Autre. Pascale Hassoun met en marche les différentes strates du psychisme « des cas » relatés en supervision.

Il y a du jeu et de l’espacement qui jaillissent à partir du fait que cet analyste accepte d’activer sa part analysante à l’œuvre. Les couleurs de l’Autre naissent de cette fragmentation en acte de l’Un.

Il semblerait que ce dispositif ait été inventé de manière insu et de manière tout à fait incalculable. Fruit de cet éprouvé de l’étrangement dans la position de Pascale Hassoun, qui arrive à le faire vivre, comme une orientation essentielle au travail analytique. Cet ouvrage est aussi une précieuse contribution à la pratique de la psychanalyse, où qu’elle se déroule.

Se laisser dessaisir pour que Psyché et vie psychique (vie de l’âme) puissent se croiser et parfois se rencontrer au sens plein, par inadvertance, au risque de quelques heurts et autres désagréments. Dessiner un trajet et le rendre praticable pour celles et ceux qui se risquent à emprunter ces chemins sinueux. Pascale Hassoun écrit « On pourrait comparer le processus psychanalytique au geste du calligraphe : il prend la plume, se concentre. D’un geste simple et ferme, il parcourt la page, dessine courbes, pleins et déliés, montages, vallées et rivages, et lorsque son geste s’achève, la lettre apparait. Le processus psychanalytique est le parcours qui s’achève par la lettre » (P145).

 

 

Pascale Hassoun relate avec délicatesse les obstacles, les embûches et les trouvailles qui ont émaillé ce trajet, elle en fait don aux lecteurs et aux analystes. Elle invite les psychanalystes à maintenir une tension dynamisante entre Psyché et vie psychique et éviter de céder trop vite à la tentation de rabattre l’une sur l’Autre et re-fabriquer de l’Un. Le risque serait de faire pleinement fondre la vie psychique dans des éléments d’un autre registre, et ainsi, en faire une croyance supplémentaire. Dans d’autres contextes linguistiques et culturels, nous trouvons l’exact inverse, délier le psychisme des éléments qui le constituent, en l’occi (oxy) dent (dant).

Au-delà de ce voyage de la psychanalyse en Chine, Pascale Hassoun propose une belle réflexion sur la transmission de la psychanalyse, ses conditions et ses difficultés. La mise en tension et en perspective des espaces, des pensées et des langues, ouvre vers d’improbables rencontres.

Ce qui est à venir, reste à savoir….

 

 

Et l’auteure de conclure :

 

 

 

 

« La question de fond restant celle de savoir si ce qui sera transmis sera une technique ou une nouvelle manière de regarder… Quelles possibilités, donc, pour la psychanalyse en Chine ? Il est sûrement trop tôt pour savoir si, au-delà d’une certaine présence de la psychanalyse en Chine, celle-ci peut faire entame » (P 275).

 

 

 

 

Karima Lazali

Psychanalyste Alger/Paris.