Lu et entendu de Michel Schneider

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Le psychanalyste Michel Schneider est connu pour de nombreux essais, Voleur de mots, -(Gallimard, 1985), Maman, (Gallimard, 1999), Morts Imaginaires,( Grasset, 2003), pour ne citer que les plus célèbres ; il a aussi écrit un roman en 2011 Comme une ombre (Grasset).

Lu et entendu rassemble des articles qui ont fait l’objet d’une première publication dans la Nouvelle Revue de psychanalyse et dans la Revue française de psychanalyse. Le propos est dense, j’en ai privilégié deux pôles : l’analyse de la naissance de la pensée, et celle du déni à travers le texte proustien et une nouvelle de Henry James.

Dans le chapitre A quoi penses-tu ? Michel Schneider nous incite à retourner au temps archaïque de l’émergence de la pensée. Le Freud de Totem et tabou nous a habitués à situer l’acte de penser sous le signe du père. Lacan a conditionné l’accès au symbolique à l’inscription de la métaphore paternelle chez la mère. Michel Schneider reconnaît bien la nécessité de ce passage métaphorique mais il s’intéresse à la séparation de notre premier appareil à penser de celui de la mère, avec lequel le notre commence par se confondre. Dette reconnue à l’endroit de Winnicott et aussi d’Anzieu, l’édification de pensées autonomes suppose celle d’un corps individualisé. Notre pensée s’origine de celle de l’autre avec le risque d’une dérive possible vers une machine à influencer schizophrénique ou paranoïaque ; pourtant l’étayage sur de l’externe, de l’étranger, est incontournable. A qui appartiennent les pensées ? La question demeure présente dans toute psychanalyse. Est-ce l’analyste qui pense ou l’analysant ? Il y a une part d’indémêlable entre soi et l’autre, entre les associations libres d’un patient et les interprétations, les constructions, les élaborations conceptuelles des analystes qui ne peuvent éviter de se confronter à cette difficulté. La peur du plagiat , au-delà de la simple malhonnêteté de s’approprier le propos d’un autre sans le nommer, désigne un vol des pensées plus radical. Un propos de Freud en atteste.1 Lou Andréas- Salomé nous confie que lors d’une conférence de Tausk, Freud lui aurait fait passer une note : « Sait--il déjà tout ? » 2 Freud a peur que Tausk lui vole ses pensées, celles qui sont présentes, plus encore celles à venir. Terreur que l’autre détruise sa créativité, son aptitude à penser. On sait que Tausk y a laissé sa peau, faute d’avoir eu une peau pour ses pensées.

Michel Schneider lecteur de Proust suit l’écriture quand elle se fait déni,-verleugnung- quand la pensée désavoue ce qu’elle sait. L’article Contre Sainte-Beuve met en scène le « petit Marcel » et « Maman », l’un souhaitant parler à l’autre d’un article en cours sur la méthode de Sainte-Beuve et l’interrogeant : sait-elle en quoi consiste cette méthode ? Il s’entend répondre « Fais comme si je ne le savais pas ». La réplique donne le titre du chapitre consacré à Proust, elle est la formule parfaite du déni maternel qui porte sur la différence des sexes : fais comme si je ne savais pas que tu sais que je suis castrée. Pacte pervers où la mère « ferme les yeux sur les yeux fermés de son fils à l’égard de sa castration ».3 L’homosexualité perverse aurait là son origine. Le déni du fils est entériné par celui de la mère. L’écriture de Proust ne se réduit pas à une clinique de la perversion, elle la traverse dans le temps et l’espace de la création. Dans A la Recherche du temps perdu le narrateur ne se confond pas avec l’auteur, l’écriture s’adresse à ses lecteurs anonymes et non plus à Maman, la mort de la mère demeure suspendue le temps du livre en cours mais ne fait plus l’objet d’un désaveu.

Michel Schneider nous fait le cadeau de la traduction d’une nouvelle inédite de Henry James L'image dans le passé. Un peintre, Hugh Merrow, reçoit la visite d’un couple qui formule une étrange demande : qu’il fasse le portrait de leur enfant, non pas de l’enfant qu’ils auraient perdu comme le croit d’abord Merrow, mais d’un enfant qui n’est jamais né. La femme précise : « Nous n’aimons pas les enfants. Ceux des autres. »4 Ils exècrent les enfants vivants, issus d’une impensable relation sexuelle. L’enfant dont ils souhaitent l’image demeure d’un genre indéterminé ; là où elle dit vouloir « une enfant », il souhaite lui «  un enfant ». Méconnaissance sur un mode homosexuel pervers de la différence des sexes au cœur d’une demande à l’arrière fond psychotique. L’image du passé,- mots sur lesquels Freud achève L'interprétation des rêves-, est l’image idéale de lui-même que poursuit le couple, l’image intacte de ceux qui auraient échappé à la malédiction d’une incarnation sexuée.

Le peintre ne bascule ni dans la folie, ni dans la perversion, comme Henry James il sublime son désir dans son art. 

La littérature, de Thomas Mann, où dans Mort à Venise la révélation de l’homosexualité est aussi celle de la mort, à des auteurs plus proches de nous comme Hervé Guibert dont un des romans répond au titre parlant de La Mort propagande, confirme souvent le propos de Michel Schneider : il fait du signifiant de la mort ce qui vient à la place de l’altérité du sexe, ce qui tente d’en tenir lieu. Le dernier film de Guirauderie L'inconnu du lac nous montre toujours dans ce même registre un homme éprouver un intense plaisir avec son amant qu’il sait être meurtrier, non pas en dépit du risque qu’il prend d’y passer, mais parce que l’issue du meurtre le fait jouir. On regrette pourtant qu’à aucun moment l’auteur n’envisage la possibilité d’homosexualités qui ne relèveraient pas de structures perverses, l’hypothèse qu’il y ait des homosexualités.

Un beau chapitre est aussi consacré à Pessoa, un autre à des romans de Nabokov où la soumission au totalitarisme est abordée de façon originale, comme l’expression de notre désir de ne pas penser, de n’être rien.

Il faut donc lire et relire Michel Schneider, on aime cette écriture pour sa rigueur, sa vivacité.

Fabienne Biégelmann

  • 1.

    Voir Michel Schneider Voleur de mots, Paris, Gallimard, 1985

  • 2.

    Michel Schneider, Lu et entendu, p.45

  • 3.

    Michel Schneider, texte cité, p.232

  • 4.

    Michel Schneider, texte cité, p.80