La piscine en été

 

Matinée un peu nuageuse, pas trop de monde à la piscine. 

Cinq « lignes d’eau » selon le jargon local : une zone assez large pour les « jeux », puis, dans l’ordre : « moyens », « rapides, palmes et plaquettes », « clubs » et « lents ». 

Je rejoins, comme d’habitude, en pensant être juste, le couloir des « moyens ». Mais suis-je réellement moyenne ? Ne serais-je pas plutôt plus lente ou plutôt plus rapide que les moyens ? C’est la pire zone, doublement inconfortable : quand on me double, j’imagine que je ferais mieux d’aller chez les « lents », quand je dépasse, par le milieu, un nageur de brasse, je suppose qu’il se dit que je devrais aller chez les rapides. Je ne suis sûrement pas à ma place. Ce matin, je suis en forme et je double beaucoup de monde. Mais en dos, c’est le contraire, je gêne visiblement ceux qui viennent derrière moi. Avec la planche, en battements de jambes, je suis très lente, avec le pull-buoy je vais plus vite. 

Qu’est-ce qu’être moyen ? Il y a toujours dans ce couloir des moyens plus rapides et des moyens plutôt lents. Rien que la ligne « moyens » demanderait trois options, moyen plus, moyen et moyen moins. Mais qui en jugerait et ne serait-on pas encore, à l’infini, plus ou moins moyen, plus ou moins moyen plus et plus ou moins moyen moins ? Il faudrait donc neuf couloirs rien que pour les moyens. 

Les autres couloirs sont plus simples à vivre : les rapides n’ont personne au-dessus, et les lents personne au-dessous. Ce sont des catégories nettes et ultimes. Ces nageurs-là ont une légitimité simple et pure. Seuls ceux qui sont au-dessous pour les rapides, au-dessus pour les lents, sont illégitimes et faciles à désigner comme fautifs. Je me sens prise, quant à moi, dans la catégorie la plus trouble, la plus propre à engendrer un malaise : coincée entre lents et rapides, prise dans une zone indéfinissable, je ne suis jamais sûre d’être à ma place. 

À y repenser pourtant, je me dis que les rapides peuvent pester contre ceux qui ne le sont pas assez, certes, et qu’ils ne manqueront pas d’expédier chez les moyens, mais aussi contre les trop rapides : pourquoi ne rejoignent-ils pas un « club », s’ils sont si bons ? Les lents ne s’en prennent pas seulement aux moins lents qui devraient bien aller chez les moyens, et à qui ils font les gros yeux derrière leurs lunettes de piscine, mais également aux très très lents : s’ils ne savent pas nager, qu’ils aillent donc dans l’espace de jeux !

Car dans les « jeux », tout le monde ne joue pas. Est-ce qu’il y a des gens qui ne jouent pas assez ? Certains font des longueurs, avec palme ou sans, lentement ou vite. Que ne vont-ils nager chez les lents, les moyens voire les rapides ! On ne manque pas d’imposteurs ! Et que faire de ceux qui ne jouent ni ne nagent, mais stationnent en bavardant et feraient mieux d’aller s’asseoir sur le bord?

Combien de catégories intermédiaires manquent ! Faudrait-il chronométrer chacun pour le ranger dans le bon couloir, observer les comportements pour reclasser les nageurs, non nageurs, joueurs, baigneurs, trempetteurs, bavardeurs? 

Un jour, le maître-nageur de la piscine universitaire, farceur, avait substitué aux bandeaux habituels des panneaux « dauphins », « cachalots », « marsouins », « requins », et chacun de s’interroger, perplexe, pour trouver sa catégorie !

Mais le plus souvent, les maîtres-nageurs, de tout cela selavent les mains ! Ils posent les bandeaux et distribuent les catégories, et après, débrouillez-vous ! Il faut tout subir, le trop rapide et le trop lent dans les « moyens », le contrevenant qui nage obstinément avec palmes en-dehors de sa ligne : c’est la jungle. 

J’en suis là de mes pensées quand je sens une poussée contre mes pieds. Un nageur émerge et s’excuse : « je vous demande pardon, je ne vous avais pas vue ! »

Tout de même, il y a de la courtoisie dans ces cinquante mètres d’eau chlorée. 

 

Alors, c’est quoi le problème du symbolique ?

Est-ce le manque de catégories pour désigner les lignes d’eau (repenser le langage) ? Le non respect de ces catégories (faire respecter la loi)? L’impossibilité pour chacun d’être pleinement l’une de ces catégories toutes relatives (fragilité du symbole)? L’absence d’autorité des maîtres-nageurs (un monde sans père)? Les conflits qui, parfois, en résultent entre baigneurs (violence d’un monde sans repères)? Le manque de piscines qui suscite affluence et tensions dans les lignes d’eau (refaire le monde)? 

Qui a un problème avec le symbolique ? Est-ce moi seulement qui rumine ces questions de cinquante en cinquante mètres, trois fois par semaine sur mille mètres, sans trouver de solution ?

 

Ce matin, les nuages nous protègent des ruées d’enfants, de vacanciers et de nageurs du dimanche. 

Je sens une détente dans le couloir. Le club est parti, libérant une ligne. Mais j’ai fini mon mille mètres. Je traverse les lignes en apnée, sous l’eau, et je faisun peu la planche dans le couloir des « jeux ».

Belle matinée d’été à la piscine !

21 août 2016

 Dominique Chancé