Georges Didi-Huberman

Georges Didi-Huberman est philosophe et historien de l'art. Son premier livre daté de 1982 Invention de l'hystérie est consacré au travail de Charcot à travers l'analyse de l'iconographie photographique de la Salpêtrière. G. Didi-Huberman nous a donné à voir le hors-champ de ces photos, la violence physique à laquelle ces femmes ont été soumises pour être photographiées. Une histoire du pouvoir des images, de l'exploitation des unes et de la violence des autres.

Plusieurs ouvrages suivirent, et en 2016 il publie Peuples en larmes, peuples en armes, le sixième tome de son cycle L’œil de l'histoire, études de regards de photographes et de cinéastes, pris dans les cyclones de l'histoire. Cette fois il s'intéresse au film de S.M. Eisenstein Le Cuirassé Potemkine et s'attache à réhabiliter les larmes, à nous rendre sensibles à leur polarité : signes de nos émotions impuissantes, elles sont l'expression du pathos, ce qui nous fait souffrir, ce que l'on subit.Mais les pleurs peuvent aussi se transformer en colère, donner naissance à des luttes. Le film de S.M. Eisenstein nous montre comment un peuple en larmes est devenu un peuple en armes.

 

Eisenstein est un cinéaste qui fut souvent attaqué. En 1962 dans un passage d'Une journée d'Ivan Denissovitch Soljenitsyne en fait un valet accommodant ses œuvres au goût des tyrans.

Mais c'est à R.Barthes que G.Didi-Huberman consacre un long chapitre critique. En 1970 R.Barthes publie un article Le troisième sens dans Les Cahiers du Cinéma. C'est à travers les catégories de l'obvie et de l'obtus qu'il s'est intéressé au Potemkine ou plutôt à quelques-unes de ses images car son propos s'inscrit dans le choix de photogrammes, à l'encontre du matériau filmique dont le continuum temporel le gêne. Rappelons le passage du film où ces photogrammes ont été choisis : Vakoulintchouk, le jeune matelot insurgé, meurt assassiné par un officier. Une foule se rassemble face à son cadavre et le pleure avant de se révolter. C'est à travers deux photogrammes de cette séquence que R.Barthes fait un sort à la scène. Une des images montre en gros plan le poing serré de l'un des protagonistes et tombe sous le coup de la critique, elle relève selon lui du stéréotype, du sens obvie, ce sens qui « vient tout naturellement à l'esprit » : ce poing serré symbolise la classe ouvrière, « il est immédiatement un poing de prolétaire », qui assène le sens et foudroie l’ambiguïté.[1] R.Barthes en vient aux pleureuses d'Odessa, deux femmes qui sont des femmes du peuple et des mères. Ici encore c'est le sens obvie qui triomphe et nous assomme d'un seul sens possible, la souffrance, à travers des têtes penchées, une main sur la bouche contenant le sanglot. C'est vers l' autre visage d'une pleureuse que Barthes doit se tourner pour échapper au poids de l'évidence et trouver l’ambiguïté du sens obtus qu'il chérit : dans la région du front il repère une coiffe anormalement tirée jusqu'aux sourcils « comme dans ces déguisements où l'on veut se donner un air loustic »[2] . Cet « air loustic » surprend, déjoue le message révolutionnaire trop clair.

Libre à R.Barthes de préférer la photographie au cinéma mais on ne peut que suivre G.Didi-Huberman dans sa critique car en dépit de la modestie du titre de l'article « Note de recherche sur quelques photogrammes de S.M.Eisenstein »[3] c'est à quelques images fixes qu'il réduit le film et le stigmatise comme un pur et simple exercice de propagande.

 

G.Didi-Huberman nous rappelle combien les relations d'Eisenstein au pouvoir soviétique furent compliquées. Certes Le Cuirassé Potemkine a bien été un film de commande. En 1925 « le Comité d'État pour la célébration de l'an 1905 » lui demande un film. À cette période, nous dit G.Didi-Huberman, les débats entre les dits « avant-gardistes » et les dits « prolétariens » existaient déjà mais la position doctrinale demeurait encore ouverte. Très vite les choses se durcissent , en 1935  Eisenstein fait l'objet de vives critiques pour son formalisme, deux de ses films seront censurés : Que viva Mexico et en 1937 Le pré Béjine. En 1940 deux de ses proches amis, l'écrivain Isaac Babel et le dramaturge Vsevolod Meyerhold, sont exécutés.

En 1925 le pouvoir souhaite que Le Potemkine érige une mutinerie spontanée en annonce du triomphe à venir de la révolution d'Octobre. Le film d'Eisenstein est plus complexe, il montre comment l'impuissance du peuple se métamorphose en révolte puis connaît une fin tragique et s'achève par un massacre sur les escaliers d'Odessa.

 

G.Didi-Huberman nous fait voir comment le film se construit à travers le montage des images, c’est-à-dire la mise en correspondance d’éléments explosifs. Il distingue différents registres :  Obraz-glaz : l'image-obraz- est affaire d’œil, de regard -glaz-. Les images sont présentes dans leur dimension sensorielle, leur rapport avec le corps . On aperçoit une mère tzigane qui voit son enfant mourir, sa bouche est grande ouverte, ses yeux exorbités. Obraz-glaz : images par les yeux, les poings, les bouches ouvertes.

Obraz-obrez:les images se font signifiantes à travers la coupe-obrez- et les gros plans. Eisenstein écrit « à l'aide du gros plan(détail grossi), le spectateur pénètre au tréfonds de ce qui se passe à l'écran : des cils qui battent, une main qui frémit ».[4] Obraz-sreda,image-milieu. Le peuple en pleurs passe d'abord par des images isolées, on voit une femme essuyer d'une main les larmes sur son visage, la douleur est intime, plusieurs femmes sont montrées dans la tristesse de leur recueillement. Mais à la lamentation détaillée de chacune fait suite « le lamento des brumes », à l'occasion d'un matin de brouillard Eisenstein filma la mer dans la brume, : « Les larmes des pleureuses sont devenues, allégoriquement, la mer elle-même ».[5]

 

 

 

 

 

Enfin, les Obraz-Otkaz:les images montrent des corps qui savent dire non. Le terme Oktaz renvoie à Meyerhold, dramaturge qui fut un maître pour Eisenstein. Au théâtre tout geste doit savoir dire non, y compris à son propre mouvement, par exemple celui qui frappe doit marquer une rétraction avant de porter son coup. Dans le Potemkine les femmes qui pleurent disent non, elles se métamorphosent en femmes en colère. G.Didi-Huberman nous montre plusieurs photogrammes, sur l'un une femme lève le poing, sur un autre elle arrache son voile traditionnel en signe de révolte. Les gestes de lamentation deviennent des gestes de révolte.

 

Au-delà du film d'Eisenstein G.Didi-Huberman pose la question : « Qu'est ce donc qui est en « puissance » dans le sujet de l'émotion et du « pâtir », dans le sujet « en souffrance » ?[6]

 

La tradition philosophique a longtemps marqué le sentiment du sceau du discrédit, opposé suivant Aristote et Platon, l'impuissance du pathos aux vertus du logos, à l'origine des actions. Après Spinoza et après Nietzsche, la phénoménologie s'est ouverte au versant créatif des émotions. Mais c'est surtout avec la psychanalyse que l'auteur trouve des éléments de réponse à sa question. À l’origine de la psychanalyse il y a avec Les Etudes sur l'hystérie, et les travaux de Freud et de Breuer, la découverte d'une dissociation entres les affects et les représentations . Les affects sont dissociés des représentations dont ils s'originent.Cette dissociation ne prend son sens que par l'hypothèse de désirs interdits qui ont voué les représentations au refoulement. Le procédé thérapeutique, à l'origine de la psychanalyse, passe par la parole qui retrouve ces liens,en un premier temps grâce à l' hypnose, puis à travers l'association libre. Au-delà des travaux sur l'hystérie la psychanalyse met au travail une dialectique du désir. À l’origine de chaque cure psychanalytique il y a la tentative pour sortir de l'impuissance des symptômes, ce pathos douloureux que l'on subit et dont le sens nous échappe ; la levée des refoulements, via la parole et l'expérience du transfert, ouvre la possibilité d'une remise en jeu du désir dans le remaniement de l'économie libidinale du sujet .

 

Le livre de G.Didi-Huberman est passionnant à plus d'un titre : réflexion sur le pouvoir des images, il nous offre une analyse des soulèvements dont sont capables les humains, des passages possibles de l'accablement à la révolte, du repli sur soi à l'action commune, au-delà du « je ».

La psychanalyse est née de ruptures. À la clinique de Charcot qui était une pratique du voir, Freud a opposé une clinique du dire. Dans l'analyse il s'agit d'entendre. L'analyse des rêves passe par la mise en mots des images. Pourtant le livre de G.Didi-Huberman ouvre aussi une question aux psychanalystes : que faisons-nous des images ? Celles des analysants, celles qui traversent les psychanalystes ? Peut-on en renouveler l'approche ?

 

Fabienne Biegelmann

 

 

 

 

 

 

 

[1]   R.Barthes  Le troisième sens Notes de recherche sur quelques photogrammes de M.S. Eisenstein Les Cahiers du Cinéma N=° 222 1970  Repris dans L'obvie et l'obtus Essais critiques Seuil 1982

[2]   Texte cité

[3]   Texte cité

[4]   S.M. Eisenstein « En gros plan » 1945, trad. L. et J.Schnitzer, Oeuvres, I Au-delà des étoiles, p.263-264 et 269

[5]   G.Didi-Huberman, Peuples en larmes, peuples en armes, texte cité, p. 267

[6]   G.Didi-Huberman, texte cité, p. 38